Elias Pereira de Barros-Fonseca18 ans│Dhampir-sorcier│Noblesse brésilienne déchue│Etoile éclipsée et meurtrie
Blessings
Il y a beaucoup de choses brisées dans ce monde, trop, tant, qu’on ne peut les compter où ça durerait éternellement, dont Jardel, Rose et moi. Nous le sommes toujours, depuis plusieurs mois maintenant, en témoignent mes nuits agitées à Ravenswood, et ce dès le premier soir passé ici, et toutes les précédentes en Angleterre, durant lesquelles nous ne faisions que nous étreindre fortement, nos jointures en blanchissant, pleurer toutes les larmes de nos corps et sursauter voire bondir au plafond au moindre son perçu et au plus petit changement dans l’air, à l’intérieur de notre appartement verrouillé, car nous ne nous sommes pas contentés d’un système commun, banal et général de fermeture et d’alarme : en effet, à peine la porte de l’appartement ouverte pour la première fois, notre réflexe a été de nous précipiter de la franchir et d’apposer les plus puissants sceaux de protection, que nous connaissons et sommes à même d’appliquer sans difficulté, sur chacun des murs, l’horrible souvenir de l’effraction commise par le PCC dans notre maison à Sao Paulo étant encore terriblement vivace et nous hantant, gravé au fer rouge dans nos mémoires. C’est pourquoi nous avons pris autant de précautions, irrationnellement nécessaires, et que nous y tenons : il en va de la sécurité de nos vies, qui ont déjà été assez menacées, parce qu’il n’est pas question que ça persiste ainsi.
Et chaque nuit, je fais le même cauchemar, invariablement le même, dans lequel je revois notre mère périr sous les coups incessants de notre géniteur pleuvant sur elle, encore et encore. Je me réveille brusquement, en sueur, les draps humides et défaits, et retiens alors mon souffle, en apnée, les yeux grand ouverts, le corps frémissant, les sens affolés et l’esprit épouvanté. Il me faut un temps avant que je ne comprenne définitivement qu’il ne s’agit que d’un mauvais rêve… Un mauvais rêve, qui s’est pourtant tenu dans la réalité il y a presque six mois. Il y a eu lieu, ce rêve, il s’y est déroulé et j’en frissonne immanquablement. Mais, ça n’a jamais réveillé mon colocataire et n’a pas eu l’air d’attirer quelque peu son attention, à moins que je ne l’aie pas remarqué, ce qui me surprendrait franchement, mais me soulage également : je ne veux pas l’alerter au sujet de quoique ce soit.
Cependant, d’après ma triste expérience, les choses brisées peuvent être réparées, tant qu’il y a de la vie, de l’espoir et de la volonté, la preuve en étant que Jardel s’est mis à travailler, que Rose a repris la danse et que je suis retourné à l’école, la réintégrant sans encombre et poursuivant un cursus scolaire classique, tandis que Rose accumule une année de retard, ce qui n’est pratiquement rien et ne la pénalisera pas concernant ses études supérieures, si elle décide de s’orienter jusqu’au plus haut niveau, ce qui ne lui posera aucun problème : elle en a la capacité, elle a des facilités, comme Jardel et moi, même si Jardel a été obligé d’arrêter ses propres études par la force des choses et à cause de nous. Très souvent, je m’en veux lorsque j’y songe, car la brillante carrière qui attendait mon grand frère ne pourra être réalisée, puisque Jardel a fait le choix de la sacrifier pour Rose et moi : il y a renoncé en nous prenant sous son aile, en nous hébergeant et s’occupant de nous. D’aussi loin que je me remémore la chose, Jardel a toujours été le pilier de notre famille, notre pilier, et notre mère s’appuyait et se reposait sur lui, comme Rose et moi le faisons discrètement aujourd’hui, afin de ne pas peser excessivement sur les épaules de notre frère : nous refusons d’être des fardeaux pour lui.
Ca montre qu’il m’est impossible de vivre sans ma fratrie, ça m’est strictement impossible, mais c’est ce que je fais à Ravenswood, en quelque sorte, même si j’appelle Jardel et Rose tous les jours et que, quand je suis seul dans ma chambre, j’en profite afin de m’adonner à la projection astrale, ce que notre mère nous a enseigné petit et dont j’use fréquemment à l’heure actuelle. Lorsqu’il n’y a personne, je m’allonge sur le lit, sous la couette, et feins de dormir, fermant les yeux, avant de me concentrer, de faire le vide dans ma tête, l’esprit blanc, et de littéralement le projeter ailleurs, notamment dans notre appartement, là où Jardel et Rose m’attendent aux alentours de dix-huit heures, ce qui a des allures de sieste qui s’étire aux yeux de mon colocataire. Notre mère était capable de bien davantage, elle qui effectuait des projections astrales alors que son corps se mouvait selon son bon vouloir, parce qu’elle était consciente : c’était comme si elle parvenait à se dédoubler. Sauf que ce n’est absolument pas mon cas : mon corps est forcé d’être à l’arrêt et « endormi » pour que je réussisse à projeter mon esprit et, une fois ça de fait, j’apparais dans l’appartement sous forme d’image, sans consistance, et m’y déplace à ma guise, voire emploie ma magie si besoin. Et si je ne peux pas toucher Jardel et Rose en raison de ce manque de matière, je peux au moins discuter avec eux, ce que nous avons fait le lendemain de la rentrée, afin que je leur rapporte mon installation cette fois à Ravenswood et mes premières impressions de l’établissement, de l’endroit et des gens.
Je leur ai avoué que je ne me suis pas rendu au bal, ce qui n’a fait sourciller personne, étant donné que personne n’en fut surpris, choqué ou déçu, Jardel et Rose m’ayant sérieusement observé les bras croisés sur leurs poitrines, soucieux de mon bien-être. Jardel m’a donc conseillé de prendre mon temps, d’y aller à mon rythme et de ne pas me tourmenter, et Rose m’a prié de ne pas retomber dans mes travers, qui furent malheureusement les nôtres à tous les trois il fut une période dépravée. L’inconvénient majeur de ces projections astrales est que ça ne peut s’étendre au-delà d’une dizaine de minutes, car ça demande une concentration physique, magique et mentale maximale, optimisée, qui m’épuise rapidement. Alors, nous nous rabattons ensuite sur le téléphone portable pour continuer la conversation, ce qui n’est pas plus mal. Rose a ajouté qu’elle pense comme Jardel et m’a assuré que je n’avais de compte à rendre à personne et que je devais m’adapter à mon nouvel environnement en fonction de mes envies, ce à quoi je m’attelle doucement, progressivement. Notre géniteur nous a brisés, certes, mais en étant tous les trois, nous nous réparons lentement, mais sûrement, et sommes indestructibles. Nous n’avons besoin de personne : nous sommes unis contre vents et marées, une entité indivisible à trois faces, qui n’existe pas sans l’un de nous, et si j’appréhende l’avenir, notre avenir, je ne m’en fais pas, parce que je sais que Jardel et Rose seront là, avec moi.
C’est pourquoi la jeune fille à laquelle je superpose Rose a été fracassée par Caym, mais ne le demeurera pas. Par ailleurs, Caym… Caym n’est pas brisé, du moins, je ne décèle pas de fracture ni de fêlure chez lui, en revanche, il est déchiré, son âme étant un voile noir et troué, déchiré sur toute sa longueur et qui s’effile. S’il avait été Satan, ses ailes, qui étaient les plus belles de la Création quand il s’agissait de Lucifer, auraient été multiformes : des ailes d’ange, aux immenses plumes blanches et soyeuses, puis noirâtres, qui disparaîtraient, tomberaient en poussière, se désagrègeraient ; il n’en resterait plus que les moignons roses, ou un squelette osseux, et l’ensemble se serait liquéfié en sang, ce dernier pareil à de l’acide, corrosif, qui ferait fondre sa peau lorsqu’il entrerait en contact avec sa chair nue… Constamment changeantes, elles auraient été effrayantes, et s’il en a, elles sont sombres, rugueuses et coupantes, faites d’écailles. Non, Caym n’est pas brisé, pas encore, mais ce n’est qu’une question de temps et rien ne me dit qu’il n’a pas déjà été brisé avant. En tout cas, il n’a pas hésité à briser cet elfe, la différence étant que si ç’avait été Rose, elle ne l’aurait pas été : Rose est forte, sans doute trop, et sa force n’a d’égale que sa confiance en elle. La jeune fille est forte aussi, elle ne craque pas devant son vis-à-vis. Craquera-t-elle plus tard ? C’est tout le mal que je lui souhaite.
Après avoir regardé Caym, je la regarde et bouge de manière à ce qu’elle demeure dans mon champ de vision, rejoignant le rectangle réservé à la gymnastique dans le gymnase. Une seconde fois posté contre un mur, je la regarde donc qui s’échauffe et, au fur et à mesure, ses morceaux éparpillés se regroupent, se rassemblent et se reforment, ses éclats fragmentés se ressoudant et constituant de nouveau un tout, fragile, mais un tout quand même, grâce à la gymnastique, et ça se vérifie quand sa musique se fait entendre, son programme s’ouvrant sur du Tina Turner et l’elfe s’y jetant corps et âme, ces deux parties de son être en symbiose. Michael Jackson et quelques-unes de ses plus grandes chansons rythment la suite de son programme ; il est notre chanteur préféré à Jardel, Rose et moi, incarnant une facette populaire de ce que la musique a pu produire de mieux de tout temps, et avoir construit un programme sur du MJ est culotté, mais audacieux et payant : pari gagné haut la main. Néanmoins, la gymnastique reste une discipline académique et c’est pour ça que le travail des gymnastes olympiques est extrêmement difficile, le plus ardu, car il convient de se conformer au carcan imposé par la Fédération Internationale de gymnastique et aux règles qu’elle édicte, afin de remporter la médaille d’or, ce qui, à mon humble avis, est à saluer, parce que le travail de ces gymnastes est exceptionnel. Je pense qu’à son niveau, c’est-à-dire scolaire pour le moment, la jeune fille est, je me répète, extraordinaire, mais elle a encore du travail, beaucoup de travail, avant d’avoir la prétention de se hisser à ce niveau olympique, dont les exigences sont folles. Le plus important est qu’elle paraît dans son élément et je crois qu’elle ira très loin, mais qu’il faut encore s’exercer.
Son programme terminé, elle est contente d’elle et ça se lit aisément sur son visage souriant, tandis que le mien n’affiche rien et que je hoche brièvement la tête. Rose se serait également amusée en gymnastique, même si elle préfère la danse, particulièrement la samba. Finalement, le corps en ébullition, elle s’en va afin de couper la musique, qui repart, et, à cet instant, ses yeux, noisettes chaudes et pétillantes, mordorées, qui s’entrechoquent avec des marrons, croisent les miens. Je les soutiens sans hostilité, mais me contracte, et elle me sourit et se présente, débutant un dialogue que je ne suis pas sûr d’accepter de prolonger, néanmoins, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. Elle sourit davantage et je songe qu’elle a un joli sourire, l’adjectif qui revient étant qu’elle est jolie. Sa personne est jolie, mais je ne m’en laisse pas émouvoir, ne baissant pas ma garde, lorsque je note que son sourire retombe légèrement et qu’elle me détaille du regard, l’air de douter : elle m’interroge silencieusement, ça se voit. Je m’en veux et n’ai pas le cœur à l’esquiver, ce qui me pousse à lui répliquer sans la quitter des yeux, neutre. Elle est soudainement captivée par ce que j’énonce, même si je ne m’épanche pas, et semble étonnée quand je mentionne les arts martiaux, quoique je ne sois fermé à rien. Je ne le comprends pas, dans le sens où il y a énormément de gens qui pratiquent un art martial quel qu’il soit : ça n’a rien d’incroyable, mais ça l’intrigue. Jardel et Rose ont aussi fait de la capoeira, Rose ayant arrêté pour se tourner vers la boxe.
J’imite la dénommée Siofra et lui donne mon prénom, avant de la complimenter dans l’optique de me faire pardonner, ce qui la fait s’illuminer et rayonner, solaire. Puisqu’on aime tous les deux Michael Jackson, l’ombre d’un sourire naît sur mes lèvres et aussitôt, elle m’interroge derechef, me demandant ce que je pratique comme discipline. Elle me rappelle que l’activité qui se rapproche le plus d’un art martial ici serait la self-défense, ce que j’avais vu quelque part en tant que cours obligatoire pour les loup-garous, mais pas pour les autres élèves. Elle est enchantée de faire ma connaissance, aborde la préparation de son programme, sourit encore et me remercie pour la deuxième fois. Elle a raison, c’est attrayant, et elle me questionne sur mon amour pour Michael. Ca fait décidément un certain nombre de questions, et je ne sais si j’y réponds franchement ou non, parce que je n’ai pas spécialement envie qu’elle en pose d’autres. En fin de compte, je l’approuve et demeure évasif.
-De la capoeira. C’est à retenir. Siofra, je lui renvoie poliment.
Beau travail. C’est sympa et on peut dire ça.
En réalité, ce n’est pas que je l’aime, je l’adore, mais, sur la retenue, je ne le lui confesse pas. Monsieur Dal’Varek est enfin présent et nous ordonne de nous échauffer, avant de nous indiquer ce qu’il attend de la séance d’aujourd’hui dans les quatre sports, en s’attardant sur la gymnastique et l’appui tendu renversé, autrement dit le poirier, ce que tous les gymnastes savent faire ici, j’imagine, car il s’agit d’un exercice basique parmi d’autres. Devinant que ma casquette ne restera pas vissée sur ma tête pendant le cours entier, je l’abandonne au pied du mur, sans me délester de mon haut, ce qui n’est pas grand-chose. J’aurai chaud, mais au Brésil, la chaleur est omniprésente à toute période de l’année, et on apprend à la supporter dès le plus jeune âge, qu’on soit couvert ou non. Les températures oscillent entre dix et vingt-cinq degrés, donc je ne suis pas gêné dans le gymnase en portant mon survêtement, au contraire, et je préfère ça que de devoir endurer les regards curieux sur mes tatouages, ceux ornant mes mains étant visibles. Si je m’exhibais au collège, ce n’est plus une vérité maintenant. Calmement, j’avance sur le sol et m’échauffe, sans me lancer dans des choses compliquées. Je ne suis pas là pour faire étalage de ce que je sais faire, comme je ne révélerai à personne que je suis un dhampir-sorcier : lorsque Jardel a fait mon inscription à Ravenswood, il a seulement écrit que je suis un dhampir et non un dhampir-sorcier, juste au cas où. Non pas que je ferai croire que je suis mauvais, mais je ne tenterai rien d’extravagant et me limite à ces fameux exercices basiques, Siofra demeurant à mes côtés et s’échauffant derechef, même si ce n’est plus la peine pour elle, avant de s’essayer au grand écart. Je détourne le regard, ailleurs un court instant, pensant à Rose, quand Siofra manque de me faire sursauter en reprenant la parole, ce qui a pour effet de me faire brusquement tourner la tête vers elle et de la fixer avec intensité afin de masquer le trouble qu’elle m’inspire. Si j’ai besoin d’aide pour les exercices ou des questions, je n’ai qu’à la solliciter et ça me pique, me braquant tandis que ma fierté se hérisse, mais rien ne transparaît et j’adoucis ce que je ressens. Elle conclut sur le fait qu’elle soit contente que j’essaie ce cours-ci, et je lui réplique sur le même ton, égal et posé, ajustant celui avec lequel j’étais prêt à lui rétorquer :
-Merci, mais je n’ai pas besoin d’aide pour le moment, sinon, je te ferais signe. Ca fait un nouveau de plus. Il faut bien commencer quelque part.
Siofra s’exprime. Je m’exprimais, nous nous exprimions tous, mais depuis, je suis habitué au silence, Jardel, Rose et moi ayant l’habitude de communiquer par le regard, et c’est étrange que d’être confronté à la voix d’autrui suite à des mois aphones. Cette voix n’est pas désagréable, à l’inverse, elle est gaie et enjouée, mais inconsciemment envahissante.