Kholer
J’ai comme des yeux partout, et ne manque pas l’expression faciale qu’arbore Melyna suite à ma remarque au sujet de Baudelaire, le seul et l’unique. Elle est si prévisible : il suffit de la titiller sur un point bien placé, bien senti, pour qu’elle finisse par exhiber ses piques et se hérisser tout d’un coup. Un véritable hérisson, ça m’attendrirait presque… Je me doutais intimement qu’elle réagirait de la sorte, c’est pourquoi je n’ai fait qu’enfoncer le clou afin de la taquiner, et elle n’hésite pas, jamais, à renchérir mes paroles. Melyna est loin d’être stupide, bien au contraire, il y a tout un monde entre elle et ce terme, mais elle est trop susceptible. Parfois, j’ai l’impression que mes réflexions la touchent davantage qu’elles ne le devraient, pas forcément concernant cette fois, mais il y en a déjà eu d’autres où j’avais le sentiment d’avoir été écouté à outrance, et de l’avoir atteinte. En tout cas, il faut savoir que c’est donnant-donnant et réciproque, et je hausse nonchalamment des épaules, fataliste.
-Soit, ma chère.
La politique… Inintéressante au possible, et je mettrais volontiers ma main à couper que Melyna et moi en pensons la même chose. Ayant des tendances anarchistes, si je devais me qualifier par un mot de ce jargon, ou à la rigueur me positionner quelque part, on peut donc affirmer que la politique et moi, ça fait deux, puisqu’elle suppose une forme de pouvoir. En même temps, ce n’est pas de ma faute si toutes les personnes se trouvant au pouvoir sont incompétentes ou largement corrompues, gangrénées jusqu’à la moelle, ce qui est valable sur l’intégralité de la surface du globe, là où le pouvoir s’exerce, et c’est la raison pour laquelle je prône plutôt un monde sans hiérarchie. Triste utopie défaillante qui ne se réalisera jamais, même dans mes rêves les plus fous…
Finalement, je m’en soustrais, n’ayant pas spécialement envie de me polluer l’esprit avec ça hormis lorsqu’il s’agit de poésie politique, et de nouveau, Melyna me rétorque, désirant avoir le dernier mot. Il est décidemment beaucoup trop facile de m’amuser avec elle, et je me rétracte, la laissant grande gagnante de cette manche tout en me délectant de sa répartie. Pour une fois que la voix de quelqu’un ne me casse par les oreilles, ce qui est extrêmement rare, autant que j’en profite, même si ce sera toujours avec retenue et parcimonie.
Une fois dans le hall et posé dans un coin en compagnie de Melyna, je finis par verrouiller mon esprit au prix d’un effort qui m’oblige à me maintenir contre le mur pour ne pas glisser au sol, tant il y a du monde qui fourmille autour des tableaux affichant les colocations, quand Melyna, qui m’a entendu, ne rit pas et me réitère son éternelle litanie au sujet des loup-garous. Elle a tort, car si des loup-garous viennent dans cette école, c’est notamment pour apprendre à se contrôler et maîtriser leur loup, et qu’en grandissant, ils réussissent à se dominer tout le temps qu’ils sont transformés, ce qui s’acquiert avec l’âge, et l’aide des autres. La plus grande hantise de Melyna réside dans les loups, et je dois avouer que je suis curieux de savoir pourquoi elle se méfie d’eux, mais elle m’en parlera lorsqu’elle en ressentira l’envie, ou qu’elle l’estimera ou le jugera nécessaire. Néanmoins, je ne partage pas son point de vue, et le lui fais savoir pour la énième fois :
-Les sorciers ont ce complexe, et certains vampires également, voire des dhampirs. Et si ce jour arrive, alors on se défendra.
Mes origines familiales font que mes pouvoirs sont très puissants, et Melyna est un dhampir, autrement dit un vampire délesté des faiblesses de ses congénères : on pourra tout à fait se protéger et neutraliser le loup-garou déchaîné au cas où, sans le tuer. Il existe toujours des alternatives si on les fait exister. Melyna se poste à côté de moi et son ultime réplique me fait lever les yeux au plafond, légèrement agacé. Un mélange entre l’agacement et l’indifférence me traverse tout entier, et elle a visé juste exprès, dans l’espoir de me soutirer pareille réaction.
-… Elle est exaspérante, comme toi. Et je maintiens qu’il n’y a aucune différence.
Strictement aucune. L’humanité a beau… M’indifférer, oui, je mets au même niveau tout le monde, car il n’y a pas de différence qui soit. Pas parce que le principe d’égalité me tient à cœur, mais parce qu’il n’y a pas de raison à séparer les races. Ravenswood School est la preuve qu’elles peuvent coexister, et la notion de race n’a pas lieu d’être. On a nommé, ordonné et classifié les choses, mais si on s’en était passé, ça n’aurait rien changé au fait qu’on est des créatures pensantes et raisonnées, et qui déterminent leurs propres choix, enfin, si on croit au libre-arbitre.