Lior
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On est le mardi 8 décembre 2015 et aujourd’hui, c’est l’enterrement de Tyler.
Je pourrais m’arrêter sur la date, il y a un tas de raisons qui ferait que je le pourrais, parce qu’on est en décembre, que Noël approche à grands pas ainsi que les cadeaux à moins de cinq dollars, et que mon père, étant donné qu’on n’a pas les moyens de s’acheter un vrai sapin tout droit sorti d’une forêt, avec des épines, et qui sent bon le bois et la résine, nous ramènera un petit sapin en plastique de m*rde abîmé de partout, qui ne tiendra que difficilement debout, et que ma mère décorera de vielles boules et guirlandes qu’elle tient de ses parents, mais je ne m’arrêterai pas là, non. Aujourd’hui, c’est l’enterrement de Tyler. L’enterrement de Tyler, les gars.
D’habitude, les enterrements, ça ne me botte pas plus que ça. Enfin, dans le sens où c’est morne, ennuyeux, on y fait la sieste et puis on se casse comme si de rien n’était, à moins qu’on ne visite régulièrement la tombe du mort, mais franchement, ça sert à quoi, sérieux ? La personne est morte, elle ne va pas revenir, on n’est pas dans
Thriller : elle ne va pas se « zombifier » et ressurgir de la terre, bien sûr que non, alors ça sert à quoi que de perdre son temps à se rendre au cimetière et déposer de fausses fleurs et plein d’objets inutiles sur une espèce de dalle grise ou blanche ou noire, surtout dans ces teintes, parfois en toc, histoire de faire bien, même si on n’a clairement pas assez de thune pour en acheter une de qualité ? Mais plus important, plus essentiel encore, plus
fondamental, ça sert à quoi de dépenser son argent là-dedans, même ? Pourquoi dépenser son argent pour les morts, alors qu’ils sont, par définition, morts ? Ca me dépasse. En attendant, il y a des vivants qui crèvent sans argent, mais non, il faut quand même qu’on le jette par les fenêtres en achetant de quoi organiser un enterrement digne de ce nom. C’est chiant comme la mort, tu m’étonnes, dans ce cas. De toute façon, les enterrements, c’est complètement c*n comme concept, en plus, ça prend de la place. Moi, une fois mort, on n’aura qu’à m’incinérer et comme ça, il n’y aura pas de problème. Personnellement, je trouve ça aberrant, mais tout le monde considère ça comme « normal », en raison de notre culture ou je ne sais quelle autre con*erie… Bref, ça ne me regarde pas, je ne me reconnais pas là-dedans et ne vais pas chercher plus loin, marre que d’essayer de réfléchir à ces questions soi-disant existentielles, qui n’ont jamais été concrètement pratiques pour dans la vie de tous les jours. La vie, pas une abstraction ou je ne sais quoi, mais la vie en elle-même. M*rde à la fin.
Tout ce que je sais, c’est que je m’en fous, mais alors m’en contrefous de quand il y a un enterrement dans cette ville pourrie jusqu’à l’os, sa moelle étant gangrénée, parce qu’il y a des enterrements souvent et que je ne connais pas les défunts pour diverses raisons, qui ne m’intéressent pas. Si on sait qui est qui à Lakewood, il n’en reste pas moins qu’il y a peu de liens authentiques, du genre intimes, que ce soit d’amitié ou d’amour, qui relient les habitants entre eux, et c’est pourquoi les enterrements, je n’en ai rien à carrer, en revanche, celui de Tyler m’a réveillé.
Depuis quelques jours, je suis en décalage, dans ma bulle, léthargique, et dors assez mal à cause de ce qui est arrivé dans le Palais des Glaces. Ouais, j’en cauchemarde encore la nuit, mais ça va, ce n’est pas l’horreur non plus. Un peu, sauf que ça se gère, et je me débrouille en avalant des somnifères pour être sûr de pouvoir piquer un somme tranquille, sans rêve et sans risque d’être de nouveau effrayé par cette satanée Maison Hantée dans laquelle on a poursuivi le tueur avec Eva, Jared étant loin devant nous. Déphasé, cet état de latence m’a assommé, mais l’enterrement de Tyler me rebooste et me met d’excellente humeur, et je suis au taquet pour faire un tour au cimetière, car je ne compte certainement pas prendre part à l’évènement, simplement m’y incruster vers la fin et observer les réactions des gens présents. Je suis curieux de savoir qui aura assisté à l’enterrement, certainement tous des hypocrites, mais je veux le voir pour le croire. C’est sans doute la première fois qu’un enterrement me donne autant de satisfaction, parce que si les autres me blasent, celui de Tyler a attiré mon attention et éveillé ma curiosité, et c’est convaincu que je décide d’y faire un tour. N’empêche, pas question que j’assiste à tout leur bordel, là : Tyler, ce n’était pas mon pote et je suis bien content qu’il soit mort, parce que même si je n’y crois absolument pas, j’espère que là où il est, il « vit » un enfer, ce qui est paradoxal, mais il ne mérite que ça, cet enf*iré de mes deux.
Tyler… Ce gros fils de p*te, qui, je le pense toujours, n’est pas si facilement le « tueur de Lakewood » comme on l’a désigné dans la presse, non, ça, je n’y crois pas. Il n’en reste pas moins que Tyler était un parfait con*ard, imbattable dans ce domaine, et qui est enfin certifié mort. Littéralement mort et enterré, mais pas avec la traînée de cadavres qu’on se paye à Lakewood. Eux, ils ont encore des choses à nous dire, à nous révéler ; Tyler, il est terminé. Ca me fait un bien fou de penser ça, que de m’imaginer Tyler enterré six pieds sous terre une bonne fois pour toute et qu’il ne risque pas de sonner la cloche, une légende urbaine. Tyler est bel et bien mort, et je n’en suis pas triste, loin de là : je suis franc, en toute circonstance, et ne vais certainement pas aller pleurer sa mort. Si je me rends au cimetière, ce sera pour insolemment sourire au visage de ses proches, si tant est qu’il en avait. J’aurais kiffé mettre un peu d’ambiance lors de l’enterrement et tout, mais c’est une cérémonie évidemment officielle, il y aura toute la ville ou presque et d’abord la famille de Tyler, qui l’a fondée et est la plus concernée, sans blague. Je n’ai pas spécialement envie d’afficher mon mauvais côté devant eux, sachant que je suis déjà assez haï comme ça et considéré comme un rebu, un déchet, qui passe sa vie dehors, à traîner. Une racaille, un fou, un psychopathe, un malade mental ; c’est comme ça qu’on m’appelle. Pourtant, je ne suis pas un psychopathe. Du moins, je ne le suis pas selon la définition stricte du terme. Je suis plutôt un mec qui a des tendances sadiques, mais au-delà de ça, être considéré comme un pestiféré ne m’a jamais gêné ou dérangé, au contraire. C’est carrément drôle, et le plus drôle, c’est de lire dans leurs yeux les expressions dégoûtées des gens quand je passe près d’eux, leur colère… Ils s’indignent, outrés,
bafoués, et c’est hilarant. Je m’en amuse comme un petit fou et ça me fait tripper, comme lorsque je torture ma famille.
Bon après, l’enterrement, j’ai appris qu’il aurait lieu aujourd’hui par le bouche à oreille et non par mes parents, qui sont c*ns comme des manches à balai et ne doivent pas même se douter qu’il y a l’enterrement de Tyler, voire un enterrement tout court. Alors, loin de me rendre au lycée, et même s’il a neigé, j’ai vite enfilé un pull et un manteau ce matin, portant un jogging en bas, et enfilé mes baskets, avant de partir de la « maison » et déambuler comme à mon habitude dans la rue. Une fois quinze heures sonnées, je me dirige d’un bon pas vers le cimetière de la ville sans hésiter, en arborant un immense sourire qui me fait trois fois le tour de la figure. Sur place, je parviens à mettre des noms sur des têtes, comme celui de Lana, Diana, et quelle n’est pas ma surprise d’y retrouver Campbell. Ca m’étonne et ne m’étonne pas du tout à la fois, parce que Campbell fait partie d’une bonne famille avec sa jumelle, je ne sais plus comment elle s’appelle, d’ailleurs, mais Campbell est ici présent, et, mon large sourire toujours plus beau, toujours plus grand, je m’avance dans sa direction une fois qu’il est seul et lui administre amicalement une tape dans le dos :
-Heeey, Campbell ! C’est marrant de te croiser là ! Comment va ? On n’avait pas fini de parler la dernière fois, hein ? Alors, quoi de neuf, depuis ?
Je hausse exagérément des sourcils, extrêmement amusé, et inspire fort et expire. Je suis refait : aujourd’hui est décidemment une belle journée.