jukebox_fr a écrit :Si personne ne s'est placé en cours de route sur la consigne 119 - Lire 3 BDs, je prends la dernière place avec Ces jours qui disparaissent de Le Boucher, Les Indes fourbes de Ayroles et Guarnido et Collaboration horizontale de Navie et Maurel.
Je viens valider la consigne:
Les Indes fourbes:
Il y a des noms qui vendent du rêve rien que de les voir figurer sur la couverture d'une BD et, quand en plus ils sont associés sur un même projet, ils font de cette BD un livre qui démange le porte-feuille dès sa sortie et brûle les doigts et les yeux tant qu'il n'est pas lu. Les Indes fourbes par Ayrolles et Guarnido est sans aucun doute de ceux-là. Tout auréolé de la "gloire" de ses auteurs, a-t-il pour autant réussi à tenir son rang ?
Parfaitement. Et même plus encore !
Ce n'était pas évident, tant les attentes étaient hyper élevées, mais avec les prouesses scénaristiques et graphiques de narration qui sont étalées tout au long des 145 pages des Indes fourbes, ce fut accompli avec une facilité déconcertante. En vrai on sait qu'il y a le travail assidu et réfléchi de deux maîtres dans leurs domaines, qui ont su assembler leurs forces pour nous livrer le meilleur d'eux-mêmes en une magnifique BD qui pourrait servir tout entière d'exercice d'analyse à tout amateur/débutant qui voudrait en prendre de la graîne.
Il en ressort une aventure rythmée pleine d'un humour mordant aux relents satiriques et de rebondissements pour son héros, qui promène littéralement son monde et... son lecteur ! Ni totalement aimable, ni entièrement détestable, il est d'une trempe rare d'anti-héros qui malgré tout parviennent à s'attacher le lecteur, tel un garnement dont on s'attendrirait devant les bêtises tellement elles font montre d'une belle intelligence, même si mal orientée. C'est sans conteste la très bonne surprise de cette BD et la cerise sur son gâteau déjà bien généreux et goûtu.
Bref, je ressors de cette BD avec un grand sourire aux lèvres encore toute admirative du culot et de la malice de son héros (et de ses auteurs aussi) et les yeux ravis par les magnifiques planches qui supportent admirablement bien le très grand format de l'album. J'ai aussi très envie de retrouver ce filou de Pablos et pense donc me tourner vers El Buscón (La vie de l’aventurier Don Pablos de Ségovie) de Francisco de Quevedo dont les Indes fourbes est la suite qu'il n'a jamais connue au 17ème siècle. Un retour dans le temps que j'espère aussi savoureux que son aventure graphique contemporaine.
Ces jours qui disparaissent:
Quel profond sentiment de malaise au sortir de cette BD ! Preuve que l'empathie marche à fond tout du long et que les thèmes abordés ont su me toucher, je suis encore en train de ruminer tout ça.
Peu importe le sens dans lequel je le tourne, Ces jours qui disparaissent me donne à réfléchir sur divers sujets, multipliant les interprétations, comme autant de signes de sa grande richesse et de sa pertinence. Mais ce que je trouve le plus réussi, et c'est ce qui domine dans mon ressenti à la fin de cette lecture, c'est la façon dont il fait facilement voler en éclat tous ces acquis inés propres à tout individu, aux fondamentaux de sa construction. Brrrrrr... peturbant !
Pour une initiation à l'auteur, on ne pouvait pas faire meilleur début. D'autant plus que l'aspect graphique n'a pas à rougir devant la richesse du fond. La ligne est pure, claire, fine, sans fioritures. Les couleurs sont sobres, travaillées en harmonies mais dénuées d'effets particuliers. On obtient un rendu presque clinique, d'une précision chirurgicale, qui va droit au but, qui frappe à l'essentiel, comme son sujet.
Le tout est très bavard, mais pas soûlant. Il faut bien ça pour couvrir pleinement cette histoire et ses ramifications.
Bref, une expérience perturbante, mais une très bonne expérience, qui donne envie d'explorer un peu plus le travail de Timothé Le Boucher.
Collaboration horizontale:
Les années d'occupation allemande en France sont parmi les plus sombres du pays : la population y ayant montré ce qu'elle avait de pire et si peu de son meilleur. Au sortir de cette période, nombreux furent les gens, hommes et femmes, qui n'avaient ni les mains propres, ni la conscience tranquille. Pourtant, dès la libération ce sont les femmes uniquement qui furent l'objet de procès populaires improvisés. Leur crime ? Avoir aidé l'occupant et, pire encore, lui avoir vendu ses charmes. Leur peine ? La tonte et l'humiliation publique.
Dans le tumulte et l'embrasement de la libération, elles furent trop nombreuses à subir injustement cet abject traitement dont le but premier n'était certainement pas la justice équitable, mais bien de servir de sordide exutoire à la frustration de plus de quatre années d'occupation.
Collaboration horizontale de Navie et Carole Maurel s'attache à apporter de la nuance à ces verdicts sans appel, montrant, à travers les portraits malheureux de plusieurs femmes, les peines qu'elles purgent déjà au quotidien : femmes isolées et vulnérables, femmes enfermées dans un carcan insupportable, femmes-objets abusées, à la merci des hommes, femmes obligées à un mariage sans amour, rabaissées, cantonnées à l'ignorance... Autant de raisons pour les femmes de vouloir sortir des sentiers tracés pour elles et tout autant pour les hommes de vouloir les y maintenir.
Alors, méritaient-elle un tel traitement ? Est-ce un crime de vouloir s'en sortir ? De vouloir se sentir épanouie ? D'aimer sincèrement la mauvaise personne ? Le soldat allemand était-il forcément aussi haïssable que son grand patron Hitler ? L'allemand était-il plus détestable que certains « bons » citoyens français ? Autant de questions qui, avec le recul de plusieurs décennies, amènent à des réponses bien différentes de celles de l'époque, révélatrices de l'animosité aveugle qui s'empara de tout un pays et dont les femmes furent, encore une fois, les victimes faciles et tout trouvées.
Navie et Carole Maurel retranscrivent parfaitement les dilemmes et les tourments qui animent les femmes qu'elles mettent en scène. Par d'habiles procédés d’ellipses et de décalages texte/image, elles nous racontent une histoire bien plus longue que ne le permettrait le nombre de pages.
Tout est soigné et pensé. Il y a du boulot dans le travail des cases, aux rendus différents en fonction des temporalités, jusque dans la représentation des personnages. Du dessin, au premier abord simple et brouillon, se dégage beaucoup de sensibilité, de justesse dans les expressions, de dynamisme dans les poses et de fluidité dans les mouvements, rendant le tout très vivant. On se laisse facilement porter et toucher par le drame qui se joue sous nos yeux et dont on connaît l'issue.
Reste qu'en première lecture, certains passages se sont avérés confus et confondants (mais rien qu'une relecture ne puisse dissiper) ce qui m'a empêchée en premier lieu de rester pleinement connectée à ces femmes dévoilées avec pudeur.
Bref, cette BD est une très bonne découverte, aussi bien pour le sujet, l'approche que la qualité de la représentation, qui me donnent envie d'explorer les autres réalisations des autrices, semblant s'être bien trouvées avec cette collaboration horizontale sur le papier presque alchimique.