Bonjour à tous, et désolé pour le petit temps de délais ^^ Cet été, je carbure pour le Temps des Surplombs, on va essayer de finir cette troisième partie en 2018 !!
Un énorme merci à Enora, encore une fois, mais également un énorme merci à Zahhak qui a réalisé les illustrations ! Vous aurez droit à plus de son art bientôt ^^
Mais sans plus attendre... enjoy !
Chapitre 18 : Nora Dihya Alvez (part.2)
— Comment s’appelle ton frère ?
— Khaled Izyyan Alvez, répondit Yulia. Izyyan, son nom de patronage, était le surnom de notre grand-père.
Face à elle, Yssandre n’affecta aucune réaction qui put trahir si elle avait ou non bien répondu. Il préféra enchaîner sur une autre question :
— Qui étaient les deux Capitaines pirates qui ont attaqué ton Surplomb ?
— Ils étaient trois.
La jeune fille savait qu’elle répondait correctement. Les deux premiers jours où Yssandre l’avait interrogée, elle avait perdu tous ses moyens sous la pression car il adoptait un ton péremptoire et s’appliquait à la mettre mal à l’aise. Il jouait si bien le rôle de l’interrogateur impitoyable qu’elle aurait parfois préféré affronter un véritable noble que de croiser son regard. Dans ces conditions-là, autant oublier le par-cœur : apprendre son alibi n’était pas suffisant. Il lui avait donc fallu jouer et rejouer l'histoire dans sa tête jusqu'à être capable de se l'approprier pleinement, dans l’objectif de pouvoir être elle-même convaincue d'avoir vécu toutes ces choses que Taylor avait inventées.
Elle commençait à le toucher du doigt, cet objectif, car quelques-unes de ses réponses lui pinçaient réellement le cœur. Si cela marchait, pourrait-elle se dé-convaincre en quittant la Capitale ? Yssandre disait qu'un comédien gardait toujours une trace intérieure des rôles qu'il avait joués.
— A quoi ressemble ton père ?
— Il est grand et sa peau a la couleur du caramel. Son crâne est chauve et balafré par une chute qu’il a faite étant enfant. Il entretenait une grande barbe noire mais nos médecins l’ont rasée pour soigner sa mâchoire après l’attaque. Une balle lui a traversé la joue, trois autres se sont logées entre ses côtés… Je crains de ne pas le revoir.
Voilà deux jours qu'ils s'enfermaient dans une chambre, toute la journée durant. Angora assistait de temps en temps à leurs séances, de même que Taylor qui intervenait le matin pour apporter des précisions sur les origines de Nora Dyhia Alvez. Puis il partait s'occuper de ses propres affaires, se fiant entièrement à Yssandre qui, dès la première écoute, retenait une histoire jusque dans ses moindres détails. Il reprit même une fois le Capitaine sur une incohérence du récit.
Les membres de l'Eclat qui logeaient au Lynch Bar s'habituaient mal à la présence du jeune garçon. Il ne faisait pas d'effort particulier pour discutailler pendant le repas, ce qui conduisit Leoda à lui trouver un air hautain. Le deuxième jour, il apparut en corset et demanda à Emy s’il pouvait disposer d'une coiffeuse pour se maquiller. Elle avait haussé un sourcil comme s'il avait demandé à prendre un bain en plein Contrebas. Son travestissement ce matin-là avait fort surpris et beaucoup de membres de l’Eclat ne savaient plus sur quel pied danser avec le jeune homme.
Le comédien ne semblait affecter par rien de tout cela. Au quotidien, il se mouvait dans le Lynch Bar comme s'il était chez lui et n'accordait aucune attention à ceux qui lui lançaient de drôles de regards. Lorsque Yulia l'avait interrogé à ce sujet, il avait haussé les épaules, l'air de formuler une évidence :
— Taylor m'a invité à vivre ici quelques temps. Je le prends au mot. Tu voudrais que je modifie mon comportement pour ménager les sensibilités de quelques pirates ? Ils en ont vue d’autres, ils s’habitueront.
Les questions reprirent :
— Comment s'appelait ta nourrice ?
— Assia.
— Quel est ton plat préféré ?
Ce n'était pas une question au programme – Taylor ne l'avait même pas envisagée – mais elle se doutait qu'un piège de ce genre arriverait et ne se laissa pas perturber. Elle inventa :
— Les abricots confits.
Il souleva un sourcil.
— C'est un met bien commun pour une jeune fille de la noblesse.
Elle improvisa afin de donner du corps à son mensonge :
— Je les apprécie car ça me rappelle les sucreries que mon frère m'offrait lorsque j'étais enfant.
— Vous n'avez pourtant pas l'air si vieille que ça ! Quel âge avez-vous exactement ?
— Quinze ans et deux mois...
La conversation continuait ainsi depuis trois jours, pendant trois heures le matin et trois heures le soir. Il essayait de la piéger et, lorsqu'il y parvenait, s'arrêtait pour lui faire la leçon. L'après-midi, il lui apprenait à jouer comme une véritable comédienne : maîtriser sa voix, sa gestuelle et ses regards.
C'était de loin le plus difficile. Apprendre un rôle, c'était au final une affaire purement intellectuelle, guère différente des leçons que Senex lui faisait réciter, avec quelques touches d'improvisations mensongères qui sont autant de coups de bluff dont Dick-Tale lui avait transmis le goût. Mais il y avait un monde entre connaître parfaitement son rôle et le jouer. Comment un être humain pouvait-il arriver à supprimer le moindre de ses tics corporels, de ses regards involontaires ? À maîtriser sa posture jusqu'à ce que chaque mouvement soit choisi et non pas instinctif ? C'était une discipline sans pitié et dans laquelle on ne progressait qu'à pas de fourmis.
Yssandre se montrait cependant rassurant lorsqu'elle se plaignait d'être incompétente :
— Ne t'en fais pas, le rôle te colle si bien que tes maladresses feront également partie du personnage, disait-il.
Elle trouvait tout de même vexant de devoir avouer commettre des "maladresses" et se mettait généralement à rougir de honte lorsqu’elle prenait conscience d’une gaffe.
— C’est parfait ! s’exclamait l’autre. Nora aurait exactement cette réaction gênée !
Croyait-il vraiment qu’elle faisait exprès ou se moquait-il d’elle ? Cela avait, au final, bien peu d’importance car, de séances en séances, elle gagnait en assurance. Son professeur disait qu’elle laissait s’exprimer le côté orgueilleux de son caractère. En restant dans le personnage, elle lui répondait alors qu’il ne s’agissait pas d’orgueil mais du respect qui était dû à sa famille. Si on lui avait demandé, elle n’aurait pu nier qu’en ces moments-là son esprit invoquait l’image de son père et le souvenir, dans son enfance, de la fierté qui l’emplissait en songeant à son nom. Yssandre se raccrochait-il, lui aussi, au sentiment le plus proche qu’il puisse éprouver afin de jouer un personnage ? Ou bien était-il quelque acrobate, dansant sans attache sur un câble tendu entre deux Ballons à Voile ?
La différence majeure qui devait exister entre Nora Dihya Alvez et Yulia Mangora tenait au crédit qu’elles apportaient aux histoires sur la Capitale, au prestige de sa noblesse. La fille de Ford se montrait naturellement irrévérencieuse et avait très vite décrété que tout ce que Marisa, émue aux larmes, lui racontait à propos de la Capitale et de la noblesse devait être largement exagéré. Et c’était bien normal : elle vivait au quotidien avec son père, l’un des 8 Amiraux nommés par l’Empereur, et avait pu constater qu’il était aussi humain que n’importe quelle autre personne. Nora, elle, devait avoir encore la tête pleine de contes de fées, considérer ces gens de haut rangs avec une adoration presque religieuse, et elle devait rêver parfois, lors de moments d’égarement, épouser un prince charmant. Elle allait faire son entrée à la cour avec ces idées-là, et serait écrasée par la crainte de gâcher à jamais l’avenir de sa famille par une maladresse. Yulia comptait alors sur sa propre angoisse d’être démasquée pour l’aider à agir à la façon de Nora.
— Garde toujours un fond de peur, lui conseillait même Yssandre, car elle te fera avancer. Nora se sentira sens doute tel un imposteur, au milieu de tous ces nobles au prestige écrasant. Tu n’as pas à te comporter de façon parfaitement sereine, mais par contre…
Il posa son doigt entre ses deux omoplates et appuya pour qu’elle redresse les épaules.
— … il va vraiment falloir que tu te tiennes droite !
…
Le soir venu, l’élève et son professeur rejoignirent les affamés à la grande table du bar. Yulia s’effondra sur sa chaise, vidée de toute énergie, alors qu’Angora lui posait devant la truffe une pleine pinte d’eau fraiche.
— Alors, comment se passent les répétitions ?
Elle grogna sans grande conviction.
— Elle fait des progrès, commenta simplement Yssandre en tendant le bras pour se saisir de son bol avant d’aller s’asseoir à l’écart du groupe pour manger en paix.
— J’ai l’impression d’avancer à pas de fourmis, grommela pourtant la fille de Ford.
Angora haussa les épaules.
— C’est lui le spécialiste… S’il dit que tu seras prête, alors je le crois.
Assise à côté, Nadejda lui tendit son bol. Il était rempli d’une bouillie d’avoine dans laquelle trempaient de gros morceaux de légumes.
— Allez, n’y pense plus et mange.
Elle renifla le plat et fit la grimace.
— Est-ce que c’est seulement comestible ?
Depuis son bar, Emy éleva le ton :
— Si quelqu’un a un avis sur la bouffe, qu’il se le garde !
En bout de table, Hikari et Irïllan échangeaient à propos d’un nœud que leur avait enseigné un marin de passage –le fils de Corsaire prétendait qu’il pouvait se défaire si on le tirait d’une certaine manière que Yulia ne comprenait pas. Leoda, de l’autre côté, expliquait à Nadejda comment on pouvait obtenir de l’huile à partir de carottes, ce qui ne semblait pas beaucoup l’intéresser. Pour sa part, Ashä s’était assise à côté d’Angora et, pour une fois, se tenait tranquille. Elle échangeait avec sa voisine sur un ton parfois complice, parfois taquin, mais plus apaisé et calme que lorsqu’elles se télescopaient jadis. La sabreuse avait fini la provocation, ou bien était-ce Angora qui s’était habituée au comportement de la jeune femme ? Yulia n’aurait su le dire mais, à en juger par leur attitude des derniers jours, on aurait pu jurer qu’elles étaient devenues amies.
— Où est Taylor ? demanda la jeune fille.
— Il est allé retrouver Hellshima quelque part, lui répondit Ashä.
Elle avait réussi à piquer un pot d’olives au vinaigre et les faisait sauter dans sa bouche. Elle en proposa à Angora, qui refusa poliment.
— De ce que j’en sais, reprit-elle, notre Vigie a pris contact avec la pègre Ātoli. Si Connor a foutu les pieds à la Capitale, ces gars doivent être au courant.
Emy Lynch apporta deux carafes d’eau et se permit d’intervenir :
— Les mafieux d’Āto ne quittent que rarement le quartier des Lanternes, mais la diaspora Ātoli est établie un peu partout, chez les riches comme chez les pauvres… Ils sont beaucoup plus discrets que nos crapules locales.
— Tu es en bon rapport avec eux ? questionna Angora.
— Ils sont pas venus me casser les couilles, donc j’imagine qu’on se tolère.
La Dragon haussa les épaules, l’air de se demander à quel genre de réponse elle avait bien pu s’attendre.
Yulia termina sa bouillie sans grand plaisir. D’un revers de manche, elle s’essuya la bouche et se retourna vers Yssandre qui se levait avec son bol.
— Allez, on reprend ? proposa-t-elle, affectant un entrain qu’elle était loin de réellement posséder.
— Pas tout de suite… Taylor m’a dit de l’attendre pour la leçon de ce soir.
— Pourquoi ?
— Patiente, et tu sauras.
Une réponse typique du comédien. Yulia fit la moue, vexée. Elle appréciait beaucoup Yssandre, mais son flegme l’irritait parfois. Objectivement, Taylor avait la même façon de repousser les explications à plus tard, mais lui au moins y mettait les formes.
Les pirates débarrassèrent la table, ramenèrent leurs bols à Emy et tentèrent de s’éloigner nonchalamment. Elle les rattrapa par la peau du cou et
insista pour que la corvée de vaisselle soit répartie sur la semaine. Irïllan se mit donc à frotter et Yulia attrapa un torchon propre. Angora voulut aider le Voltigeur à récurer la porcelaine, mais la rousse l’arrêta en plein élan :
— Hors de question que ta main en métal vienne rayer mes coupes ! Ouste, laisse ça aux enfants !
Irïllan avait beau avoir dix-sept ans, il ne sembla pas déranger d’être appelé « enfant ». Yulia frotta donc avec lui pendant que la Dragon regagnait les fauteuils où se prélassaient ceux qui échappaient –pour cette fois– à la corvée.
[attachment=0]Taylor le Sans-Nom - petit.png[/attachment]
Taylor fit son entrée peu après. On posa les torchons, les cartes et les bières pour venir l’écouter. Il s’assit en travers d’un banc et soupira.
— C’est officiel : Crok Connor a déserté. Nos indics l’ont identifié dans le quartier des
Hurleuses, en compagnie de deux hommes à l’air louche.
— Des impériaux ? renifla Ashä. Cet enfoiré nous a balancés ?
— Non, s’il l’avait fait l’Eclat aurait déjà été attaqué. Il est plus vraisemblablement allé s’acoquiner avec d’autres réseaux criminels. Peut-être recherche-t-il un nouvel équipage... Mais quoi qu’il en soit…
— On ne peut pas le laisser s’échapper comme ça, le coupa Angora.
— Exactement.
Tous opinèrent du chef. Seule Yulia eut un temps de retard.
— Pourquoi ? demanda-t-elle. Il veut nous nuire ?
— Il pourrait, argumenta Taylor. Connor sait où se trouve l’Eclat et il sait quel est notre objectif. Il ne connaît pas notre plan précis mais il connaît suffisamment l’équipage pour en deviner beaucoup d’éléments. S’il embarque avec d’autres pirates, je suis prêt à parier qu’ils vont nous tendre une embuscade. Et si, pire, il se faisait attraper par les Impériaux, alors je ne donne pas cher de notre peau.
Un lourd silence suivit cette sentence.
— Que va faire Hellshima quand il lui aura mis la main dessus ? demanda Nadejda en fixant Taylor dans les yeux. Il va le tuer ?
Le Capitaine de l’Eclat détourna le regard.
— Je n’ai pas donné de consigne à Kentaro.
…
Yulia joua aux cartes avec Hikari et Nadejda le temps que Taylor se fasse couler un bain. Yssandre avait dit qu’elle devait l’attendre pour la leçon du soir, alors elle s’occupa de manière plaisante.
Quand il ressortit du magasin arrière, rasé de près et propre jusqu’au bout des ongles, le Capitaine de l’
Eclat ne portait qu’un pantalon ficelé à la taille et une serviette de toilette autour du cou. Ses cheveux blonds en bataille goûtaient sur ses épaules.
Il attrapa un pichet d’eau, le vida d’une traite et commença à parler :
— Bon, j’ai rattrapé deux ans de politique en deux jours… On peut au moins remercier nos amis journalistes pour ça : quelques heures ici en apprennent plus que des mois dans les Surplombs.
— Vous ne lisiez pas les journaux sur l’Eclat ? questionna Angora.
— On avait d’autres préoccupations. Je n’ai suivi que de loin les affaires de la Capitale.
— Et donc ?
— Le vieil Eydias Wilhuff Volk est maître de séance au Sénat en ce moment.
— C’est lui qui commandait les opérations à Cathuba, affirma Angora. Je l’ai entendu communiquer avec l’Inquisiteur quand j’infiltrais le Cuirassé.
— Il finance un club dont les membres se font appeler les
tyranniques. C’est leur ligne politique : la tyrannie du Sénat, qui entend écarter l’Empereur des affaires politiques et lui laisser seulement un rôle symbolique. C’est une valeur assez simple que partagent beaucoup de Sénateurs, mais il a surtout été élu car il n’est pas hostile à l’Impératrice sans pour autant défendre ses intérêts.
Il semblait préoccupé.
— Les clubs ont beaucoup changés depuis mon dernier séjour ici, continua-t-il. L’Amiral Renh a quitté sa résidence sur les
Terrasses il y a deux ans à la suite de sa maladie et aucun Amiral n’a encore repris le flambeau. En l’absence de conciliateur, les clubs sont à couteaux tirés et certaines familles ont déjà été contraintes à l’exil. Chacun cherche un protecteur, des Amiraux sont courtisés… et au milieu de tout ça l’Inquisition n’entend pas intervenir pour calmer le jeu.
Yulia n’en comprenait plus un mot. Son oreille saisissait au vol un nom ou deux qui lui disaient vaguement quelque chose, sans qu’elle puisse clairement le resituer. Taylor se tourna néanmoins vers elle :
— Tu dois bien imaginer que la destitution de ton père a changé l’équilibre des forces entre Amiraux. Entre les clubs, c’est pire encore…
Il n’en dit cependant pas plus, n’ayant capté dans son regard aucune étincelle complice. Au fond de ses rétines, on ne pouvait saisir qu’une grande étendue, aride comme le Contrebas, d’incompréhension absolue.
— Tu… ne sais pas de quoi je parle depuis tout à l’heure ?
Elle commença par nier, mais comprit vite que cela ne servait à rien.
— Tu connais au moins les Amiraux ?
— Euh… il y a… William ?
— Wilhelm ?
— Voilà, Wilhelm !
Taylor soupira profondément.
— D’accord, ça va être long…
A partir de cet incident fâcheux, Taylor ajouta un nouveau cours à l’emploi du temps de Yulia qu’il intitula :
politique & personnalités. Il avait tout d’abord questionné Angora : Ford n’avait-il donc rien enseigné à sa fille ?
— Il disait qu’elle était trop jeune pour la politique, avait répondu la Dragon.
Le Capitaine ne s’était pas rangé à cet avis. Comment pouvait-on espérer que Yulia joue le rôle de Nora Dihya Alvez si elle ne connaissait pas même le nom de l’Empereur ?
Ils s’asseyaient donc autour de la table, tous les soirs après le repas, et Taylor essayait tant bien que mal de lui enseigner le fonctionnement de la politique impériale.
Yulia ne s’était jusqu’alors jamais frottée à la politique, et encore moins à l’identité des dirigeants. A Cathuba, elle avait connu Juno et Smath : elle savait leurs titres car les gens s’y référaient souvent dans leurs conversations, mais aurait été bien incapable de clairement définir ce qui les différenciait l’un de l’autre. Smath commandait les Gardes et patrouillait en armure. Juno, elle, avait l’air de s’occuper des marchands car elle inspectait et listait chaque navire qui s’amarrait au Surplomb. Et c’était bien là tout ce qu’elle aurait pu dire, car aucun autre personnage de l’entourage de son père ne se distinguait vraiment. Elle entendait parler d’un délégué plébéien, du maître de la guilde des artisans voilier, des divers Lieutenants de son père au sein de l’Amirauté, et elle surveillait de loin l’ombre menaçante de la grande Prêtresse, mais la fille de Ford ne connaissait ni leurs noms ni les charges précises qu’ils occupaient.
Senex lui avait bien enseigné quelques notions d’Histoire, mais il était toujours resté très vague quand à ce qui concernait les institutions. L’Histoire était parsemée de titres aussi mystérieux et envoûtants qu’
Empereur,
Princesse,
Rani,
Protecteur… Yulia n’avait jamais cherché à en savoir plus. Dans une histoire, un Roi est un Roi, on ne cherche pas à savoir les tâches qu’il confie à ses ministres ou s’il tire ses pouvoirs de la force ou de la loi. Il est Roi.
La petite pensait ainsi que l’Empereur était aussi simplement
Empereur qu’un Roi était
Roi.
Ce fut le premier point que Taylor tint à définir :
— L’Empereur est à la tête de l’État, mais le Sénat est le véritable organe de pouvoir. Ce dernier est composé de vingt-sept Sénateurs qui votent les lois à l’unanimité.
— A l’unanimité ? C’est-à-dire qu’ils doivent tous être d’accord ?
— Officiellement, oui. Les Sénateurs sont tenus à la « neutralité politique », c’est-à-dire qu’ils ne doivent pas afficher leurs positions politiques individuelles. Le Sénat doit afficher un visage d’unité car sa légitimité vient de ces votes à l’unanimité.
— Et qu’est-ce qui se passe s’ils ne sont pas unanimes ?
— Si le vote échoue, la décision revient à l’Empereur, la constitution le dit clairement. Quand l’Empereur Othon forma le premier Sénat, cette clause devait être un moyen de s’assurer que le dernier mot lui revienne toujours. Car qui imaginait vingt-sept chefs de familles ne jamais avoir de désaccord ? C’est pourtant publiquement le cas depuis des centaines d’années, car ils savent bien où se situe leur intérêt.
Il prit trois secondes de réflexion.
— Tu te souviens de ce que j’ai dit tout à l’heure ? La seule ligne que défend le Sénateur Volk est la Tyrannie du Sénat. S’il est maître de séance, c’est qu’elle constitue un consensus chez les Sénateurs : ils préfèrent voter une loi qui ne leur plaît pas plutôt que de laisser le pouvoir à l’Empereur.
— Ça veut dire qu’ils ont tous voté la destitution de mon père ? demanda Yulia, l’air grave.
Taylor soupira.
— Seul l’Empereur a le pouvoir de nommer et démettre des Amiraux… Mais le Sénat vote chacune des décisions Impériales donc, oui, ils l’ont tous votée. Mais ils avaient également voté sa nomination, il y a 15 ans. Pas mal de choses ont dû changer depuis…
— Attends, mon père n’a pas toujours été Amiral ? s’étonna Yulia.
A peine la question avait-elle franchi ses lèvres qu’elle en réalisa la stupidité. Bien entendu que Francis Ford n’était pas né avec un chapeau d’Amiral sur le crâne. Elle tenait même d’Angora que son père était allé à « l’école militaire » et qu’il avait servi dans la « troisième armée »… quoi que cela puisse signifier.
[attachment=1]Francis Ford Mangora - petit.png[/attachment]
— La famille de ton père est originaire du Surplomb de Vihue, une cité plutôt importante, à l’ouest de Cent-Port, répondit Taylor. Les Ford ont fait fortune sous le règne de l’Empereur Roarim Trieh Lagrima en vendant des copies d’engrenages d’Āto. Ta grand-mère, Lamui Ford, était la sœur de Tomas Ford. Lui est devenu noble en épousant une Volland, mais sa sœur n’en a pas profité. Lamui a épousé un Maître Engrenagier des ateliers Ford : Francis fut leur second enfant. Ses frères empruntèrent la voix des ateliers et se mêlèrent au commerce de leur oncle Tomas, mais lui n’était pas fait pour cette vie. On l’envoya à la Capitale quand il eut seize ans, officiellement pour représenter son oncle auprès de la cour Impériale.
Entendre, de la bouche du Capitaine Corsaire, son histoire familiale, avait quelque chose de déroutant. Elle se rappelait un portrait de sa grand-mère, trônant sur un mur de l’appartement à Cathuba : elle avait remarqué les regards que lui jetaient parfois son père, lorsqu’il dînait avec elle, il y a de cela presque deux ans, mais ce n’était qu’à présent qu’elle apprenait son nom. Lamui. Francis Ford ne parlait jamais de sa famille, souhaitait-il que Yulia ne la connaisse pas ?
Taylor, insensible à la nostalgie soudaine de son auditoire, ricana.
— Francis Ford était un bon courtisan. Un peu trop bon, même. Le genre qui finit par dépasser le cadre de la cour pour entrer dans celui de la politique. Je ne t’ai pas encore parlé des clubs ?
— Tu en as parlé, mais je ne vois pas ce que c’est, répondit honnêtement la petite.
— Un club se réunit régulièrement pour discuter des questions politiques. Les membres d’un même club partagent généralement la même doctrine politique, à quelques nuances près. Il y en a des plus radicaux que d’autre, et même quelques idiots qui se proclament apolitiques. Mais les membres d’un club ne sont jamais ceux qui font la politique : les Sénateurs n’y siègent jamais, par exemple.
— C’est parce qu’ils n’ont pas le droit d’exprimer leurs opinions personnelles ?
— Exactement : le statut leur impose la neutralité politique. Les clubs sont animés par des petits nobles, des journalistes, des bourgeois, parfois quelques Gardiennes, mais les Sénateurs y tiennent bien souvent un rôle indirecte. Notre ami le Sénateur Volk, par exemple, accueille le club des
tyranniques dans son hôtel particulier. Alors, certes, il ne va jamais assister personnellement aux réunions du club, mais ce sont ses majordomes qui servent les convives, et sa fille Maïa y prend régulièrement la parole.
— Mais je pensais qu’ils devaient rester neutres ?
— Uniquement quant à leur parole personnelle. Dans la pratique, pour connaitre les opinions d’un Sénateur, il faut suivre la vie politique des clubs et identifier ceux qui les fréquentent. La fille, le frère, l’homme de main, l’ami… tous finissent par conduire à un Sénateur. Les débats d’idées n’ont pas lieu au Sénat, mais dans les salons et dans les rues. On a vu des clubs se livrer des guerres sans fin à travers la presse pour des différents politiques. On a vu des discours enflammés lancer des rebellions. On a vu des milices s’affronter sur le pavé. On a vu les membres d’un club être passés au fil de l’épée, les uns après les autres. Jamais le nom d’un Sénateur n’a été mouillé. Mais toujours leurs doigts tiraient les ficelles.
Yulia dégluti, saisie par le jeu de dupe dans lequel elle mettait les pieds.
— Et mon père dans tout ça ? demanda-t-elle du bout des lèvres.
— Francis Ford, avant d’être nommé Amiral, a fréquenté un club. Celui-ci tirait son nom de l’hôtel où ses membres se réunissaient : on l’appelait le Club des
Triarches. Ses origines précises ne sont pas connues, mais il s’est affirmé politiquement autour de la question des guerres coloniales en Thäma.
Ashä, qui écoutait jusqu’alors distraitement en sirotant sa pinte, dressa soudain l’oreille. Yulia l’aperçut, mais elle n’avait aucune idée de ce que pouvait être une guerre coloniale. Cela concernait-il la sabreuse ? Quoi qu’il en soit, Taylor était trop pris dans son récit pour remarquer la préoccupation de sa sabreuse ou l’ignorance de sa pupille.
— Le Sénat y était très favorable, mais ce n’était pas le cas du club des
Triarches. Ils étaient jeunes et n’avaient pas peur de critiquer l’Empereur Karel Donar Liorr qui tenait à mener cette guerre jusqu’à son terme. Je doute que le Boucher de Yodit aurait hésité avant d’ordonner la mort des
Triarches, mais le club avait une alliée de poids : la propre fille de l’Empereur Karel, Livia Kaemia Liorr.
— Elle allait contre son père ? s’étonna Yulia.
— Et pas qu’un peu ! s’enthousiasma Taylor. Elle et ton père étaient comme cul et chemise, ils ont coécrits des discours aux
Triarches qui ont fait le tour des Surplombs ! De vrais opposants politiques ! Et le plus fou, c’est que le Sénat laissait faire car l’Empereur ne souhaitait qu’aucun mal ne soit fait à sa fille. L’hôtel des Triarches a été incendié plus d’une fois, mais le club migrait sans changer son nom et sans que ses membres ne soient attaqués. Ils n’ont obtenu aucune victoire politique du temps du règne de Karel Donar Liorr, mais ils avaient un espoir : Cyrus Boël Liorr était l’héritier du trône Impérial. C’est à cette époque que ton père est devenu ami avec l’Empereur Cyrus, grâce à l’intermédiaire de sa sœur. L’Empereur Karel vieillissait et le temps était à l’incertitude politique… Mais Finalement, Francis et Livia espéraient trop.
Un voile de tristesse tomba sur son visage.
— Une fois couronné, l’Empereur Cyrus Boël Liorr offrit à Francis Ford un poste d’Amiral, mais ce fut le seul cadeau qu’il fit au club des
Triarches. Et c’était un cadeau empoisonné : si le Sénat approuva la nomination, ce n’était que pour éloigner Ford de la Capitale. Pendant qu’il prenait ses fonctions à Cathuba, Livia Kaemia Liorr était assassinée dans ses quartiers, à deux pas des appartements Impériaux. Le club des
Triarches continua de se réunir quelques temps, mais la protection de l’Amiral Ford était trop lointaine pour que ses membres se montrent aussi virulents qu’au temps de l’Empereur Karel.
Yulia écarquillait les yeux d’horreur.
— Ce n’est pas possible, murmurait-elle… Il n’a pas pu… sa propre sœur…
Taylor serra le poing.
— Francis Ford m’assurait qu’il avait toujours l’amitié de l’Empereur, malgré ce qui s’était passé. Et pourtant, aujourd’hui voilà que le Sénat a obtenu sa destitution, et qu’il est traqué au Nouveau Monde ou on ne sait où ! Pendant ce temps…
Le Capitaine de l’Eclat se retourna et fixa quelque chose, loin par-delà le plafond de la cave et les murs de pierres. La fille de l’Amiral aurait pu jurer que ce regard était destiné à l’Empereur, à le poursuivre, à le trouver, et à le transpercer.
— … Pendant ce temps, Cyrus Boël Liorr coule des jours heureux dans son palais de nacre et le Sénat dort sur ses deux oreilles.
Il se leva finalement et empoigna sa chemise, son manteau et ses lunettes qui reposaient sur un coin de la table.
— Je vais me coucher, annonça-t-il, nous avons une dure journée demain. La prochaine fois, Yulia, je te parlerai des Amiraux… et j’essayerai de le prendre moins à cœur. Bonne nuit.
à suivre