Le vent qui soufflait depuis quelques jours sur la mer prit mes cheveux détachés en otages, les traîna vers l'avant. Ils vinrent s'écraser sur mon visage en une épaisse masse bouclée, indomptable. Je soupirai et, de guerre lasse, m'arrêtai le temps de les ramener en queue-de-cheval à l'arrière de mon crâne et de les attacher avec un ruban. Une fois sûre qu'ils n'allaient pas se balader de façon impromptue – et s'emmêler au passage – je repris ma route. Le doux roulis du bateau était à peine perceptible. Une mèche blanche, trop courte pour être prise dans le ruban, s'aventura sous mon nez. D'un geste, je la repoussai derrière mon oreille pointue.
— Capitaine, me salua mon second en me voyant approcher.
J'acquiesçai du menton, tournai mon regard vers la mer, étale pour une fois. Les courants d'air ne se trouvaient qu'en altitude, juste assez bas pour que les voiles soient gonflées, mais juste assez hauts pour ne dessiner que des moutons d'écume à la surface. Je souris. Il n'y avait pas un nuage au-dessus de nos têtes. Juste une masse sombre, encore informe, derrière laquelle le soleil se levait lentement, loin devant.
— Combien de temps ? demandai-je.
— Nous y serons ce soir.
Je hochai la tête, approbatrice. Au même moment, un mousse finit de descendre de la vigie, sur le pont supérieur, et fonça droit vers nous.
— Capitaine, appela-t-il, le souffle court, un navire approche.
— Où ça ?
— De l'ouest.
Sachant que nous cinglions droit vers l'est, je filai à la poupe du bâtiment en quelques enjambées souples. De là, je grimpai sur la rambarde, profitant de l’absence de roulis, et plissai les yeux. Effectivement, un autre navire se profilait loin derrière nous. Je portai la main à ma ceinture, dépliai ma longue-vue. Un moment, je parcourus les flots à la recherche du nouvel arrivant tant il était loin, mais je finis par le retrouver. Je fronçai les sourcils. Un galion à trois étages, quatre mats et une bannière bleue à l'arrière, attachée au fanal. Je ne pouvais pas distinguer le motif qui apparaissait sur la bannière, car en l’absence de vent bas, elle ne se dressait pas. Mais ce que je voyais surtout, c'était qu'il cinglait vers nous toutes rames dehors, et que le pavillon n'était pas hissé. Je tendis la lunette à mon second. Il prit le temps de détailler longuement le navire, puis me la rendit avec une grimace.
— À votre avis ?
Sa réponse fut lapidaire.
— Pirates.
— C'est ce que je me disais.
Je me tournai vers le mousse, dont le teint passa de sable doré à gris pâle lorsqu’il assimila ce qui venait d’être dit. Un bref coup d'œil à bâbord amena un léger sourire sur mes lèvres. Il était presque aussi blanc que l'écume, en bas.
— Va chercher le quartier-maître, lui ordonnai-je.
Je le regardai détaler en essayant de me rappeler quand est-ce qu'il avait embarqué avec nous. Ça devait être à Avaël… Ou bien était-ce à Lyssan ? Non, c'était bien à Avaël. Il cherchait à fuir une famille un peu trop tyrannique. La marine royale permettait ça, entre autres. Je soupirai. Il devait avoir une douzaine d'années… quinze au grand maximum. Clairement, avant d'entrer à mon service, il n'avait jamais mis les pieds sur un bateau. Et si le mal de mer ne l'avait pas vraiment paralysé, contrairement à d'autres, il n'en demeurait pas moins que ceci allait certainement être sa première rencontre avec des pirates. Et les légendes populaires qui couraient sur eux suffisaient à plomber l’ambiance d’une taverne animée pour un bon quart d’heure. J'espérais vivement me tromper, mais la façon dont l'autre navire fonçait vers nous ne laissait que peu de place au doute.
— Combien de temps ? demanda mon second, en écho à ma première question, juste avant.
— Ils nous auront rattrapés avant que nous n'ayons atteint le port, soupirai-je.
Je rouvris ma longue-vue, essayai de compter le nombre de rames. Une trentaine de chaque côté, déterminai-je à vue d'œil. L'Illaerys, notre galion à nous n'en possédait au total que quarante. Nous étions terriblement désavantagés.
Le quartier-maître arriva quelques minutes plus tard. Je l'accueillis d'un hochement de tête laconique, et le détaillai. Comme à son habitude, il était tiré à quatre épingles : pantalon noir, bottes cirées, chemise propre. Je me demandais souvent s'il lavait lui-même ses chemises tous les jours, pour qu'elles ne soient jamais tachées. Même moi, je n'accordais pas autant d'attention à mon apparence.
— Capitaine, vous m'avez demandé ?
J’opinai du bonnet, pointai du doigt le point sombre à l'horizon.
— Bâtiment à notre poursuite. Sans pavillon. Probablement pirate. Donnez l'ordre aux matelots de porter une arme en permanence à partir de midi. Commencez à armer les canons et à rassembler le matériel.
Il pâlit assez visiblement.
— Vous pensez que… ?
J'acquiesçai.
— Il est probable que nous ayons à combattre aujourd'hui.
Le quartier-maître prit une inspiration nerveuse, esquissa une ombre de salut en règle, et s'éloigna pour aller distribuer mes ordres. Le mousse, qui l’avait suivi tout le long, était revenu, et se tenait maintenant à quelques pas de moi, entortillant ses doigts. Je me tournai vers lui :
— Retourne à la vigie, surveille la progression du bateau. À moins que quelqu'un d'autre n’ait besoin de ton aide.
Il s'exécuta sans un mot. Je me tournai à nouveau vers mon second.
— Dites à Tori qu'elle vienne me voir dans ma cabine dès que possible. Et veillez à ce que personne ne nous dérange.
Il me fixa un moment, pensif, puis décréta d'un ton sentencieux :
— Ne criez pas à la catastrophe tout de suite. Ça pourrait provoquer une panique générale.
— Il vaut mieux être paniqué que mort, répliquai-je sombrement en me détournant.
En rejoignant ma cabine, sous la dunette, je dus me baisser pour éviter de me prendre la lanterne, qui se balançait doucement. Je sentis mon dos craquer, grimaçai. Depuis que nous avions embarqué, trois semaines auparavant, je dormais mal. Et pour cause, j'avais – volontairement au début – cédé mon matelas à la personne qui résidait à côté. Ainsi, je dormais souvent sur le bois dur de la couchette. D'une main, je rattrapai la lampe éteinte, qui revenait dans un lent mouvement de pendule pour me frapper à l'arrière du crâne, de l’autre, je cherchai la chaînette qui me permit de fixer le dangereux objet au plafond. Puis, je jetai un regard circulaire à la ronde. Quelques rares rayons de lumière entraient par les grandes fenêtres poussiéreuses et sales qui donnaient sur la mer, plongeant la cabine dans une semi pénombre. Je filai à l'arrière en m'orientant plus par rapport à mes souvenirs qu'à l'aide de ma vue, ouvris en grand les battants. L'air frais matinal s'insinua lentement à l'intérieur, amenant avec lui une bonne odeur de sel et d'écume. J'inspirai plusieurs fois ce parfum familier, attendis que la pièce s'aère un peu, puis refermai les fenêtres. Ensuite, je lissai les couvertures sur ma couchette, sortis un costume propre de ma penderie. Mais, au lieu de l’enfiler, je le suspendis à un dossier de chaise, puis dégageai la grande table ronde encombrée de papiers et de livres pour ne laisser déployé en son centre qu'une carte des mers et mon journal de bord, que j'étais tenue de remplir tous les jours. Je rangeai le reste dans la bibliothèque, dont je fermai par précaution les portes à clef, et m'assis pour rédiger mon rapport journalier.
Quarante-troisième année du règne du roi de Jarania, Son Altesse Karok, premier du nom.
Je soupirai. Les débuts étaient invariablement les mêmes. Mais c'était assez fatigant de devoir réécrire la même formule chaque jour, simplement parce que tels étaient les protocoles. Machinalement, je détachai mes cheveux. La cascade blanche retomba librement sur mes épaules. Je déposai le ruban près de l'encrier, réfléchis un bref instant, puis je repris ma plume pour relater rapidement les conditions de la journée. Taille moyenne des vagues, ensoleillement, nuages visibles, force du vent et courants marins, tout y passa. C’étaient les paramètres de base que, protocolairement, je me devais de décrire tous les matins pour poser une base. Je fis ensuite rapidement mention du navire qui nous suivait, mais n'ajoutai pas plus de détails quant-à mes soupçons sur l'identité des marins qui naviguaient dessus. Je préférai rester courte et concise, éventuellement écrire plus ce soir, quand nous aurions accosté.
Alors que je terminais et que je refermais le carnet, trois coups secs furent frappés à ma porte. J'allai ouvrir. Une elfe s'engouffra dans la cabine en me renversant presque au passage, portée par le roulis qui s'était légèrement accentué entre temps. Je verrouillai derrière elle, un sourire aux lèvres. Tori était l’une de mes amies d'enfance. L’une des rares qui partageaient comme moi le goût des aventures en mer et ne laissaient pas les préjugés habituels les arrêter lorsqu'il s'agissait de faire quelque chose que les femmes n'étaient pas censées faire. Ainsi, elle était devenue trésorière de l'Illaerys en même temps que j'étais nommée capitaine du navire, ce qui faisait de nous les premières femmes à être aussi haut placées dans la Marine Royale. Tori avait, pour moi, toutes les capacités pour avoir mon poste. Mais elle avait dû s'arranger avec son père, qui ne voulait pas la voir exercer un tel métier. Au lieu de cela, elle avait – difficilement – pu négocier la trésorerie, qui lui assurait éventuellement une place sur la terre ferme à l'avenir.
Conformément à ses habitudes, elle me salua d'un « bonjour » à peine audible, et fila directement toquer à la cloison.
— Votre Altesse, vous pouvez sortir.
Sa voix était rauque, comme toujours. D'une certaine manière, elle allait avec sa carrure. Tori n'avait rien de féminin : un corps raide, assez trapu pour une elfe, à peine marqué de courbes. Poitrine plate et hanches presque invisibles faisaient qu'elle portait mieux l'armure que les robes. Son visage était anguleux, avec des os saillants, des lèvres fines et pâles et un nez busqué, encadré par des cheveux roux coupés court qui partaient dans tous les sens. Seuls les yeux donnaient un certain charme : ni trop larges, ni trop étroits, ils brillaient d'une acuité rare.
Une porte dérobée, savamment cachée dans la cloison, s'ouvrit sur une nouvelle frimousse. Je lui lançai un sourire avenant, et m'inclinai, une main sur le cœur.
— Votre Altesse.
La princesse Valaya me rendit mon sourire et plongea dans une révérence parfaitement maîtrisée, malgré les aléas du roulis. Je jetai un bref coup d'œil dehors, perturbée par cette modification rapide. Les vagues étaient plus grandes que quand j'étais sortie. Pour le moment, il n'y avait rien d'inquiétant, mais si ça continuait comme ça, il y aurait du mauvais temps à prévoir ce soir. Je reportai donc mon attention sur la princesse.
— Comment allez-vous ? m'enquis-je.
— Bien, merci. À vrai dire, c'est vraiment beaucoup moins inconfortable que ce à quoi je m'attendais.
Parce que vous avez mon matelas, songeai-je, sans toutefois le formuler à haute voix. Même si j'avais au début cédé volontairement pour lui assurer un peu plus de confort, je le faisais maintenant plus par devoir. Valaya était l’héritière de Karok, le roi de Jarania. La guerre qui menaçait depuis quelques années maintenant avait forcé son père à envisager une solution de secours. Et ma nomination au sein de la Marine lui avait permis de confier sa fille à une femme pour assurer la traversée de la mer en direction de Havana. Ainsi, les rebelles de Jarania ne pourraient plus atteindre Valaya lorsqu'elle serait sous la protection de son oncle.
Néanmoins, la mission que le roi m'avait confiée s'était avérée plus compliquée que prévu. Par précaution, il avait tout d'abord fallu embarquer la princesse de nuit, la veille de l’appareillage. Elle devait être invisible, même au regard de mon équipage, dont les allégations étaient parfois douteuses. J'avais donc dû me débrouiller pour acheter le silence du cuisinier, qui venait à chaque fois me livrer un repas supplémentaire. Avec Tori, nous devions être les seules au courant de sa présence. Et trois semaines de silence devant mon second, que j’appréciais énormément, ne m’avaient pas plu. Du tout.
Mais malgré les complications engendrées, j'appréciais la princesse. En plus d'avoir un charme naturel avec son visage en forme de cœur, ses yeux gris pâle et ses cheveux bruns parfaitement lisses, elle supportait sans rechigner les contraintes qui lui avaient été imposées, et gardait toujours une humeur égale. Elle ne se plaignait jamais, et m'avait aidée plus d'une fois dans ma cabine lorsque j'étais un peu trop débordée.
Valaya laissa Tori faire son inspection habituelle dans la petite chambre qui lui avait été attribuée, et se tourna vers moi.
— Est-ce que je peux vous demander une faveur ?
— Bien sûr, acquiesçai-je.
— J'aimerais… hésita-t-elle. J'aimerais une nouvelle chandelle, déjà… Ainsi qu'un de vos livres, si c'est possible.
J'allai immédiatement ouvrir la large bibliothèque que j’avais fermée à peine quelques minutes plus tôt.
— Tenez. Prenez celui que vous voulez.
Elle commença à regarder les tranches, passant parfois un doigt dessus pour les dépoussiérer. Je souris, nostalgique. Avant d'être le mien, le navire avait été celui de mon grand-père, puis de mon père. Maintenant, mon père avait cédé sa place. Il avait eu le droit à des funérailles d'officier, sa mort avait été dignement célébrée. Et j'avais repris sa place, récupérant tout au passage, des voiles usées aux livres de la cabine du capitaine, en passant par les meubles assortis en chêne roux.
Je secouai la tête pour chasser les souvenirs. La princesse avait déjà choisi. Je jetai un regard au titre, ne pus m’empêcher de pouffer discrètement. Fables, mythes et légendes de la mer orientale de Jarania. Rien de sérieux là-dedans, seulement de vieilles histoires contées à la fois par les marins dans les tavernes et les grand-mères au coin du feu. Néanmoins, en tant que lecture de plaisir, ça devait bien être le seul bon livre disponible. Les autres étaient soit des atlas maritimes, soit des traités de géopolitique, ou bien encore des livres d'histoire des continents. Que je n’avais d’ailleurs pas tous lus, alors que j’aurais dû.
Je pivotai, allai chercher le costume de capitaine que j'étais censée porter en toutes circonstances. Je me laissais souvent aller sur ce point-là, préférant nettement la chemise aux galons. C'était apparemment l'une des raisons pour lesquelles j'étais appréciée par mon équipage. Mais aujourd'hui, je n'allais probablement pas avoir le choix. Ainsi, je pris sur moi, et enfilai la veste rouge aux chevrons dorés. Pour tous les autres capitaines – des mâles – elle se terminait en queue de pie. À ma demande, ils avaient fait une exception, et m'avaient cousu une longue traîne en tissu à la place. Sans jamais toucher le sol, la traîne descendait jusqu'aux chevilles et claquait à chacun de mes pas. Ça donnait une certaine prestance… mais causait un déséquilibre et risquait à chaque fois de s'accrocher un peu partout. Sans même parler de devoir combattre avec. Par habitude, je réajustai la traîne, attachai mes boutons, réajustai le placement des épaulettes dorées.
— Quelle occasion spéciale ? me demanda Tori, légèrement surprise.
J'hésitai à lui dire, mais finalement, je me résolus à ne pas le faire. Pourquoi ? Je n'en savais rien. Une sorte d'instinct me disait que ce n'était pas encore le moment.
— Le débarquement de ce soir, répondis-je sans sourciller.
Je ne devrais pas lui mentir comme ça… Mais ça risque de la faire paniquer pour rien. Mais si la princesse est en danger…
Je me repris. Si la mission devait réellement être mise en péril, Tori savait quoi faire. Nous en avions discuté pendant des heures, avant le départ. J'allai me planter face au miroir qui était accroché dans un coin. Machinalement, je passai une main dans mes cheveux blancs, puis attrapai le tricorne en feutre noir qui traînait encore sur la table, et me le mis sur la tête. Dans le reflet, je croisai un regard ambré. Le mien. Je me détaillai encore quelques instants, puis revins m'asseoir à la table, et appelai Tori pour parler d'économie. Officiellement, nous étions chargées d'une opération commerciale entre Jarania et Havana, qui nous servait d'excuse pour amener Valaya à bon port. Mais il n'en demeurait pas moins que nous avions effectivement une grosse cargaison qui avait une certaine valeur marchande, et qu'il allait falloir négocier au mieux. Mon amie s'assit en face de moi, et sortit de la doublure de son manteau un parchemin soigneusement roulé. Voyant notre concentration, Valaya se retira dans sa petite chambre avec son nouveau livre, en prenant au passage une chandelle dans le stock que j'avais laissé à sa disposition.
Je parcourus les prix de chaque objet, formulai une ou deux objections, puis approuvai officiellement, d’une signature griffonnée au bas du parchemin, que la rousse me laissa en me demandant d'aller faire une dernière inspection dans les cales. « Pour vérifier que tout est bien en place. » J'acquiesçai, vérifiai que la porte dérobée était bien fermée, et donc invisible, et sortis avec Tori.
L'inspection nous prit la plus grosse partie de la matinée, le temps de faire correctement l'inventaire de chaque objet, avec le quartier-maître qui venait me voir de temps à autre pour vérifier qu'il n'y avait pas d'ordres complémentaires. Je l'envoyai poliment voir mon second la plupart du temps. Une fois seulement, lorsqu'il revint me voir à la fin de l'inspection des marchandises, je lui demandai de vérifier que tous avaient bien une arme à portée de main. Il fila alors sans demander son reste.
Ensuite, Tori étant partie s'enfermer dans sa cabine, je remontai sur le pont supérieur. Une brise marine, fraîche et légère, m'accueillit à mon arrivée, et faillit bien emporter mon tricorne au passage. Je le rattrapai alors qu'il allait s'envoler, le gardant en main pour éviter d'autres fuites impromptues.
Un tour sur le gaillard d’arrière s’imposait, au vu du cap déviant. En suivant mes indications, le matelot en charge réorienta le navire face à l’est. Je déposai ensuite mon tricorne dans l'habitacle où étaient entreposés les compas de navigation, juste devant le gouvernail, redescendis les escaliers au pas de course, pour m'élancer ensuite dans les cordages du mât d’artimon, pour m’installer au sommet. De là, je pus apercevoir, tapi dans la vigie du grand mât, le mousse venu me voir ce matin. Il fixait résolument l’horizon, à l'arrière. J'orientai ma longue-vue vers la poupe, parcourus un moment la mer. Elle n'était décidément plus aussi plate que ce matin. Au contraire, les vagues avaient augmenté en taille et en puissance, et les premiers nuages annonciateurs d'une tempête commençaient à pointer le bout de leur nez. Je soupirai, cherchai encore nos poursuivants. Et, lorsque finalement, je le localisai, je dus étouffer un gémissement. Le navire s'était terriblement rapproché. Je détaillai à nouveau les rames sorties, en comptai trente-cinq sur le flanc gauche, puis refis un tour du bateau. La distance m'empêchait de voir correctement les visages, mais je distinguais déjà des silhouettes affairées. Trois étaient en train de hisser le pavillon. J'attendis qu'il soit correctement monté et déployé, pour ensuite me mordre les lèvres jusqu’au sang. Deux sabres croisés sur fond noir. Des pirates. Et nous n'avions aucune chance de fuir.
Je redescendis le long des cordages en quatrième vitesse, pressée d'annoncer les nouvelles, filai me camper sur la dunette. De là, je fis appeler mon second, qui se reposait dans sa cabine, et chargeai le quartier-maître de rameuter l'ensemble de l'équipage sur le pont. Le temps que mes ordres soient exécutés, je jetai un regard en arrière pour essayer d'évaluer le temps qu'il nous restait. À vue d'œil, et vu comment ils nous avaient rattrapés, nous avions un peu moins d'une heure. J'espérais seulement que, fatigués par la matinée passée à ramer, les pirates ne soient pas en grande forme. Lorsque je n'entendis plus que le silence derrière moi, ponctué par les grincements des planches, des poulies et des cordages, je me retournai. Les cent trente marins qui travaillaient sur l'Illaerys étaient presque tous rassemblés devant moi, attendant que je parle. Le quartier-maître vint se placer à mes côtés, tout comme Tori. Mon second, lui, préféra se faufiler parmi les membres de l'équipage.
— Messieurs, commençai-je, vous avez depuis ce matin reçu la consigne de porter une arme durant la journée. D'ici moins d'une heure, nous serons abordés par des pirates.
Il y eut une vague de murmures, et une voix s'éleva au sein de l'assemblée :
— Capitaine ? Ne pouvons-nous pas les distancer ?
Je secouai la tête.
— Malheureusement, non. Leur navire est plus rapide, et ils ont employé tous leurs rameurs.
Je laissai passer un temps pour d'éventuelles autres questions, mais personne ne se présenta. Aussi, je repris :
— Je souhaite que chacun de vous se remémore pourquoi il s'est engagé au sein de la marine royale. Nous faisons notre travail, et nous accomplissons notre devoir. Envers nous-mêmes, envers nos familles, mais aussi envers Jarania et le roi. Gardez cela en mémoire lorsque vous combattrez, parce que c'est ce qui vous motivera.
Encore un silence. Cette fois-ci, c'était plutôt pour rassembler mes idées. Je fis un sourire légèrement embarrassé.
— Je ne suis pas vraiment douée pour les discours qui sont censés vous donner du courage.
J'entendis quelques rires, les laissai s'éteindre avant de continuer :
— Je sais simplement une chose. Chacun de nous doit faire son devoir. Peu importe ce qu'il en coûte. En face, ils voudront saccager et piller, voler la cargaison. Tuer. Nous nous défendrons, nous les attendrons, et nous les accueillerons comme nous le devons. Ce sont des pirates. Et quel sort est réservé aux pirates ?
Le cri fut unanime.
— LA MORT !
— Alors donnez-leur ce qui leur est promis.
Les elfes commencèrent à applaudir en criant, certains en scandant mon nom. Je fis taire d’un geste les vivats, focalisée sur ce qu'il fallait faire.
— Je veux que chacun se prépare au combat. Je veux dix elfes devant la cale pour défendre les marchandises. Cinq dans la voilure pour continuer à faire fonctionner le navire. Quinze pour défendre les étages inférieurs, trente sur le pont. Vingt en embuscade dans les cabines, le faux-pont, la timonerie. Le reste, cachés.
Cachés équivalait à allongés près de la rambarde pour poignarder les assaillants dans le dos dès leur arrivée, derrière des portes à demi fermées, prêts à jaillir au moment opportun. Je soupirai. C'étaient des tactiques connues, vues et reconnues, mais il fallait bien ça pour se rassurer et maintenir l'équipage en action. Les elfes s'exécutèrent, s'arrangeant entre eux pour savoir qui ferait équipe avec qui. Je m'éloignai vers la dunette à pas lents, incapable de penser autre chose que la confrontation qui allait suivre.
Au bout du compte, le pire fut réellement l'attente. L'heure qui s'écoula entre mon discours et l'abordage fut un cauchemar. Je parcourus le pont de plus en plus nerveusement, allant de la proue à la poupe, faisant des cercles qui donnaient le tournis à mon équipage. J'en devenais malade d'inquiétude quant-à l'issue de la rencontre, et songer à Valaya ne faisait qu'empirer les choses. J'avais déjà croisé des pirates au cours de mes voyages en mer, mais jamais un aussi gros navire. Jamais un équipage, en face, qui semblait aussi important.
Épée au flanc, armée comme tous mes hommes – et débarrassée de mon ignoble costume, que je m’étais résignée à abandonner – je fis les cent pas sans interruption, à part pour surveiller la progression des pirates, qui s’étaient terriblement rapprochés. Assez pour que je donne l’ordre à Tori de rester dans ma cabine, et de protéger la princesse au péril de sa vie. Même si elle connaissait déjà ces ordres, les répéter me rassura quelque peu. J’eus l’impression de faire réellement quelque chose, alors que depuis ce matin, je tournais en rond comme un requin sous une planche.
Enfin, le navire nous aborda par le côté, mettant fin à mon calvaire silencieux. Je détaillai rapidement la silhouette du bâtiment. Étroit, fuselé, doté de larges voiles gonflées, apte à fendre les vagues rapidement. Il se faufilait entre creux et dunes avec l’aisance d’un félin se glissant entre les fougères. Je reconnus la forme générale des navires Havana, rapides, taillés pour des combats brefs, mais lourdement armés.
— Soumettez-vous ou mourez !
À la menace venant d’en face s’ajoutèrent des cris sauvages, farouches, emplis d’une violence à peine contenue qui promettait un bain de sang horrible aujourd’hui. Mes hommes répondirent par un silence provocateur. Je me mordis les lèvres, tenaillée par l’angoisse.
La réponse ne tarda pas. Les grappins fusèrent, s’enroulèrent autour des mâts de l’Illaerys. Certains déchirèrent nos voiles. Des chocs sourds ébranlèrent le pont. Je demeurai là où j’étais, sur la dunette. À côté de moi, le mousse que j’avais chargé de maintenir le cap tremblait de tous ses membres. Je posai une main sur son épaule, apaisante, jetai un regard sur le côté. Arrimé à notre bateau par les cordes, le navire adverse se rapprochait dangereusement. Bientôt, les pirates purent monter une passerelle, certes fragile, mais une passerelle malgré tout. Et ce fut la ruée.
En un clin d’œil, les membres de mon équipage furent acculés, encerclés. Ils étaient trop peu nombreux pour donner l’impression d’être dangereux, et les pirates ricanaient déjà à l’idée d’une victoire facile. Mais heureusement, ceux tapis en embuscade firent leur travail correctement. Ils jaillirent de tous les angles, de tous les coins d’ombre, pour fondre sur les assaillants en silence, comme un raz de marée destructeur, transperçant leurs adversaires alors que ceux-ci étaient de dos. Et peu importent les codes de conduite, d’honneur et de combat. Quand il s’agissait de protéger un navire de la marine royale, tous les coups étaient permis. Ou du moins sous mon commandement.
Je n’avais qu’une vague vue sur le pont supérieur, puisque je surveillais surtout l’autre navire, mais je devinai aux hurlements qu’une fois l’instant de surprise passé, les pirates se retournèrent, et les épées s’entrechoquèrent. Je retins plusieurs fois des frissons, lorsque des cris de douleur fusèrent, ou lorsque j’assistai à un choc particulièrement violent.
Soudain, alors que je croyais qu’il n’y avait plus personne sur le pont adverse, une silhouette se détacha sur le gaillard d’arrière, et lança son grappin pile au-dessus de ma tête. D’un bond, l’elfe se propulsa dans le vide, traversa en un temps record l’espace qui séparait les navires, et se réceptionna souplement sur le pont. Je dégainai instinctivement, tandis qu’il se redressait dans un froufrou de cape noire.
Je devinai sans difficulté que c’était le capitaine adverse. Il avait cette prestance des elfes sûrs d’eux, un sourire grimaçant et une arrogance à toute épreuve. Me voyant, il s’inclina, pointe de son sabre vers le bas.
— Milady… je vous demanderai de reculer, pour votre propre sécurité.
Parce que tu crois vraiment que je vais me laisser faire comme ça ?
Je me mordis les lèvres, retenant de justesse la question, et, au contraire de son injonction, avançai d’un pas. Son front se plissa.
— Je suis navré, Milady, mais je ne combats pas les dames.
— C’est dommage, parce que je n’ai aucun problème de ce côté, moi.
Ma lame fila vers lui, meurtrière. Je n’avais aucun regret. Je n’en aurais pas eu, même si je l’avais tué. J’étais capitaine. Je devais protéger ce navire, je devais protéger cette cargaison. Je devais protéger Valaya.
Il arrêta le coup, à quelques centimètres seulement de sa gorge, mais ne répliqua pas. Il se contenta d’esquisser un pas dansant sur le côté. Je refis une tentative. Il esquiva, attaqua à son tour. Mais il manquait d’entrain. Il se bornait à des coups simples, sans grand intérêt. Il ne s’ennuyait pas, non, mais je le perturbais. Ses yeux, au lieu d’être fichés dans les miens, voletaient à droite et à gauche, s’arrêtaient sur mon costume, revenaient à mon visage… Ils étaient troubles, étonnés. Je ne parvins à accrocher son regard que durant un instant. Et il me perturba instantanément. Bleu turquoise, intense et profond, comme l’eau d’un lagon paisible. Je cillai, avec le vague souvenir d’un regard similaire qui essayait de se frayer un chemin jusqu’à la surface de ma conscience.
La lame siffla à mes oreilles, un peu plus rapide que la fois précédente. Je m’esquivai d’un pas chassé, réalisai qu’il reprenait progressivement ses moyens. Et qu’il fallait que je gagne maintenant, si je ne voulais pas risquer de perdre.
Sous le regard ahuri du mousse, qui peinait à se détacher de nous pour se concentrer sur le cap – il faudrait que je lui en touche deux mots à l’occasion – nous parcourûmes le pont en long et en large, enchaînant bottes, feintes et parades de plus en plus vite. Je me concentrais pour garder le rythme, sans rester statique. Si l’Académie de la Marine m’avait enseigné deux choses, c’étaient bien mouvement et rythme.
Puis, brusquement, le navire s’inclina sur bâbord. Déséquilibrée, je posai un pied de travers, chutai. Ma rencontre avec la rambarde fut dure, tant pour mes côtes que pour mes poumons, qui se retrouvèrent soudainement vidés de tout air. Je pris une inspiration saccadée. Le navire pencha encore un peu. Je voulus hurler au mousse de le redresser. Au lieu de cela, quelqu’un s’affala violemment sur moi. Mon crâne cogna contre le bois dur, des ponts noirs vinrent danser devant mes yeux. Un bourdonnement envahit mes oreilles, couvrant le rugissement de la mer.
Un rugissement ?
Je ne le réalisais qu’après-coup, mais la mer était devenue particulièrement agitée. Depuis l’abordage, je n’y avais pas fait attention, parce que j’étais entièrement focalisée sur les pirates. En jetant un regard perdu et vaguement nauséeux par-dessus le bastingage, je faillis bien basculer par-dessus bord. Droit vers un sourire charmeur et un regard gris acier aussi glacial que les océans polaires au nord du continent. J’eus quelques instants pour distinguer le bleu étincelant d’une queue de poisson qui émergeait juste derrière le visage d’ange.
Un chant s’éleva. Si pur, si magnifique, que je m’arrêtai. Seulement pour écouter. Je n’étais pas touchée par la folie de l’eau. Mais c’était si beau que je ne pus qu’écouter. Une mélodie simple et envoûtante, hypnotique. Terriblement familière. Par ses accents, elle évoquait l’eau, la douceur des vagues, la tendresse d’une mère attentive…
Mes yeux se posèrent à nouveau sur le visage qui émettait ce chant superbe. La sirène – car c’était bien une sirène – ouvrit grand la bouche pour tirer une note aiguë, dévoilant des dents acérées, puis me fit un clin d’œil. Je sentis vaguement que mon regard devenait vitreux.
Le capitaine adverse, qui s’était affalé sur moi quelques instants plus tôt, en se redressant pour suivre l’appel impétueux, me donna un violent coup dans les côtes. Il ne faisait plus attention à moi. Il subissait seulement la folie de l’eau, à l’instar du mousse, qui avait abandonné le gouvernail, et qui enjambait déjà la rambarde. J’en profitai pour récupérer la dague à la ceinture du pirate, lui assénai un coup de manche dans le front, juste assez fort pour l’assommer, me jetai sur le mousse pour l’arrêter.
J’avais mal calculé mon bond. Ensemble, nous roulâmes dans roulâmes dans les escaliers, atterrîmes parmi les combattants maintenant hypnotisés. Je fermai les yeux. Une fraction de seconde seulement, pour décider de ce que je devais faire.
À l’aveuglette, je frappai, distribuai des coups sur la tête de tous ceux que j’avais à portée de dague. Du plat de la lame, du manche, du poing… tout était bon pour les empêcher d’entendre les voix. Parce qu’il n’y en avait plus une seule. D’autres – une dizaine, d’après les chants – s’étaient jointes à la mélopée, et les marins des deux camps se battaient presque pour être les premiers à sauter à l’eau. À sauter droit vers leur mort.
À l’Académie de la Marine, j’avais juré de combattre les pirates. De les mener à la mort. Pourtant, ici, je les sauvais. Assez ironique. En les assommant, je les empêchais d’entendre l’appel.
J’allais probablement les mener vers la potence ensuite. Mais ce serait légal. La mort réservée aux hors-la-loi. Pas celle qui était la hantise de tous les marins. Tellement douce qu’on ne se rendait pas compte qu’on quittait le monde des vivants.
Et c’est à ce moment que Valaya apparut sur le pont, accompagnée de Tori. Toutes deux marchaient comme des somnambules. Elles se frayèrent un passage difficile à travers les masses, enjambèrent les rambardes des deux côtés opposés. Et je me retrouvai prise par le dilemme le plus ignoble du monde.
Sauver Tori, ou sauver Valaya.
L’amitié ou le devoir.
La raison ou le cœur.
Que les dieux me pardonnent.
Je fis le choix difficile.
Je me précipitai à gauche, attrapai la princesse à bras-le-corps.
Tori, je suis désolée.
Elle voulut résister. J’appuyai sur un point sensible, juste assez fort pour l’envoyer dans les limbes sans qu’elle ne se retrouve avec une bosse sur le front ou à l’arrière du crâne au moment où elle débarquerait à Havana. Ce serait disgracieux, et j’aurais eu du mal à me justifier. Elle s’effondra, et je la laissai sur le pont pour bondir de l’autre côté. Trop tard. Elle avait déjà sauté. Les larmes voulurent jaillir. Je les repoussai, me mordis la langue. Frappai encore, tout autour de moi, pour sauver les autres. Pour oublier que, à quelques mètres de moi, ma meilleure amie était probablement en train de se faire déchiqueter à coups de crocs. Par mes congénères.
Ce n’était pas un hasard si, de ces deux équipages, j’étais la seule à être immunisée contre le chant des sirènes. La réponse à la question « pourquoi ? » était simple. Elle tenait en un seul objet. Un simple petit pendentif à mon cou, toujours caché sous mes chemises. Un coquillage nacré, offert par ma mère.
Ma mère, qui s’était éprise d’un humain. Qui m’avait confiée à lui.
Au fond, malgré ma forme de bipède, je n’étais pas totalement une elfe.
J’étais comme ces sirènes. Une tueuse. Masquée sous des allures de capitaine de navire.
En quelques minutes, je me retrouvai submergée de corps assommés. Ils mettraient probablement une dizaine de minutes à reprendre conscience. Je serrai les dents, récupérai Valaya, et la ramenai le plus vite possible à ma cabine. Puis, je revins sur le pont et, de rage, arrachai mon pendentif. Sans le jeter à la mer, cependant. Pas folle. La transformation prenait quelques minutes. Mais je ne voulais pas revenir à ma forme initiale. Je voulais juste retrouver ma voix. La voix de mes semblables. C’était la première chose qui revenait.
Je la ressentis, comme si une boule qui obstruait ma gorge avait fondu, diffusant au passage une douce chaleur dans l’ensemble de mon corps. C’était plaisant. Rassurant, même. Mais le souvenir de Tori m’empêcha de céder à l’appel de la mer.
— Laissez-les !
La fausse note dans le chant. La petite note discordante. La mélopée s’interrompit, au profit d’un grand vide. Même le vent s’était tu.
— Qui es-tu ? me répondit l’une des voix chantantes.
— L’une des vôtres.
— Alors viens avec nous, petite sœur.
— Non. Partez.
Un silence surpris. La mer se calma, sans que le ciel ne s’éclaircisse. Je me mordillai les lèvres, sentant mes dents s’étirer progressivement pour se transformer en crocs. Il fallait que je me dépêche, ou alors j’en reviendrais à ma forme initiale.
— Tu protèges ces elfes ? finit par s’enquérir la sirène avec laquelle je dialoguais.
— Oui.
Nouveau silence. Quand elle parla à nouveau, je distinguai un sourire dans sa voix.
— Très bien. Bonne route, petite sœur.
Les vagues s’apaisèrent. Il y eut des clapotis, puis je n’entendis plus que le vent. Je remis mon pendentif à la hâte, jetai un regard par-dessus le bastingage. Les sirènes avaient disparu. Et elles avaient emporté avec elles ceux qui étaient déjà passés par-dessus bord.
Je laissai couler une larme solitaire, en silence. Revins sur le gaillard d’arrière, récupérai une corde au passage, et attachai solidement le capitaine pirate. Puis, je fis de même pour tous ses compagnons, les débarrassant au passage de leurs armes. Pour ceux qui menaçaient de se réveiller, je les frappais à nouveau. J’étais volontairement trop violente ; c’était un moyen comme un autre d’évacuer l’angoisse et la tristesse.
Une fois mon travail accompli, je parcourus les corps du regard, à la recherche de mon second. Il était là, allongé au sol, encore dans les vapes. En revanche, aucun signe du quartier-maître. Majoritairement, mes marins avaient survécu à l’attaque. Pour s’être battus entre eux, pour s’être mutuellement faits des croche-pieds pour être les premiers à l’eau, ils s’étaient inconsciemment mutuellement sauvés. Pas tous, mais en grande partie. Je notai environ une douzaine d’absents. Pas assez pour entraver la marche du navire, mais assez pour donner une impression de vide dans l’équipage. Impression de vide qui, chez moi, se manifesta par un creux dans ma poitrine. Machinalement, je réajustai mes galons, fichai mon regard sur l’horizon. Constatai que nous avions dévié de notre course. Revins à la barre pour réorienter le navire dans la bonne direction en ignorant délibérément cette douleur sourde.
Tori.
Elle était morte. Je me mordis la langue, jusqu’au sang. Le goût de fer s’infiltra dans ma bouche, fit jaillir les larmes jusqu’alors étouffées. Le ciel s’était éclairci, mais je le distinguais à peine, la vue brouillée par l’iode.
Je pleurai en silence. Longtemps. Trop longtemps. Secouée de sanglots silencieux, je ne réalisai même pas que l’elfe à côté de moi avait repris conscience. Je m’obligeais à ne fixer que la ligne de séparation entre le ciel et l’eau, comme un point d’ancrage.