Sous le Masque de l'Ange [Dystopie]

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NassumiShione

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Sous le Masque de l'Ange [Dystopie]

Message par NassumiShione »

Ma nouvelle bâclée pour le Prix Clara, qui me plaît toujours aussi peu :)
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Pour Jeanne
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Sous le Masque de l'Ange


C’était une rose pourpre qui évoluait à l’ombre des nuages d’orage du haut temple. Masque de cire, robe violacée, nul ne pouvait lire le visage du religieux qui observait, à des kilomètres de là, la vie fleurissant sur les digues de son autel. Le dos droit, menton relevé, il se faisait oublier sans qu’on ne le remarquât, tel le rocher caressé par l’érosion jusqu’à plus raison, au cours de ses siècles de silence. Innocent témoin de la beauté humaine, il se figeait chaque instant un peu plus dans la masse liquide de l’atmosphère au goût de sel qui évoluait sous la voûte de ce ciel de pierre. Face à lui, la mer montante prenait ses droits sur l’intérieur inchangé depuis la création. Ses vagues se creusaient, s’aplanissaient tour à tour ; leurs dos ronds s’étiraient progressivement de part-et-d’autre du clos de granit, grondant agréablement à l’oreille de qui savait entendre.
C’était la marée humaine des soirs de semaine qui se laissait porter par le pouvoir d’attraction de la lune jusqu’ici. Discrète allégresse, épaules à toutes pareilles, le peuple dans son ensemble souverain se dictait à lui-même sa rencontre en ce lieu sacré. Voix unifiées, attitude digne des plus grands respects, les individus allaient des uns aux autres, dans un brouhaha constant. Témoignage de l’entente et de la solidarité qui les soudaient, les êtres-humains concevaient autant leur avenir entre ces murs qu’à l’extérieur, s’immergeant dans une routine sans monotonie, les conduisant vers une brillante destinée. Il suffisait d’un coup d’œil pour embraser leurs visages masqués dès l’instant de leur passage à l’âge adulte, le plus magnifique et grandiose des cadeaux qu’on eût pu leur faire, de leur entière existence. Les traits de chacun se confondaient avec ceux de ses voisins, se mêlaient à eux, décomposant l’effusion de vie des soirées en fractale, vision personnifiée de l’infinie cohésion humaine.
Quand débutèrent les chants, les prières, les paroles qui s’élevèrent entre les arcades se muèrent en une seule, tant la beauté de cet assemblement faisait battre les cœurs d’un seul rythme. Tous avaient conscience du camarade à leur côté, de l’enfant encore trop jeune pour s’inscrire dans la réflexion de leur visage – bien que désireux de ne point être exclu des privilèges de ses aînés – , du doyen à la voix qui chevronnait encore d’émotion en dépit des années. La nation souleva ses espoirs, ses attentes, partagea son essence, ses lois, brisa la différence, prôna sa suprématie.
Face à elle, le religieux entretenait du bout des lèvres ces courants qui eussent vite fait de l’emporter s’il n’y avait d’élevé entre eux des barrières que seul le son pouvait traverser. Ses citations, ses versets étaient autant de preuves d’une vie apposée du sceau de la tristesse. Ses invitations, ses encouragements, ses reproches, ses menaces traçaient le sillage d’écume qu’il ne pourrait suivre, uniquement observer, contempler comme l’œuvre d’un illustre artiste arrachée à son propriétaire légitime, celui-là même qui avait mis tout son temps et tout son art dans sa fabuleuse réalisation. La frontière impalpable vers ce monde idéal où l’on avait petit à petit estompé les différences jusqu’à ce qu’elle n’y parussent plus constituait son singulier défaut ; on ne pouvait ni y entrer, ni en sortir.
Bien sûr, quand l’eau s’en alla par ruisselets, le pincement de jalousie qui implantait sa gangrène dans le cœur du prêtre faiblit jusqu’à entièrement s’effacer. Naquit alors le sentiment fier d’être en mesure d’accomplir quelque chose de grandiose, de faire partie de l’élite, de se découvrir messie d’une population à la recherche permanente et inconsciente d’un berger. Son masque strict adoucit soigneusement ses traits, se montra délicatement rêveur à la disparition de la dernière âme. L’encens qui brûla accompagna sa solitaire retraite entre les lignes sacrées de ses épais ouvrages, tandis que s’épaississaient les ténèbres de l’extérieur. Il ne sut combien de temps il eut patienté, quand, enfin, on frappa à la porte.
La robe du haut juge vola à travers la salle, et la prestance de son arrivée fit taire toute politesse tant il imposait sa bienheureuse présence. Les yeux du religieux rencontrèrent vite les siens : ils se répondirent l’un à l’autre d’un froid dialogue. S’ils étaient de la même espèce, ils ne pouvaient considérer cohabiter autrement que par nécessité ; leurs fonctions proches ne les engageaient guère à se montrer amicaux. Aussi, leur propos relevèrent plus de l’affrontement implicite que du réel engagement au service de leur nation, bien que le sujet porté par le juge fut le seul thème abordé.
« J’en ai encore perdu un, sur la table d’opération, annonça le religieux sans la moindre émotion dans la voix. Ce matin même. »
Son collègue ne broncha pas, visiblement peu importuné par cette situation. Ce n’était pas quotidien, mais il arrivait assez fréquemment qu’un patient expira lors de la pose de son masque. Personne n’avait jamais stipulé que cela se faisait sans risque ; la population du dehors n’avait cependant pas la moindre idée des dangers sanitaires qui restaient tapis, année après année, dans les recoins du bloc opératoire. Le prêtre, quant à lui, oubliait peu à peu, tant la répétitivité des actions le marquait.
Les dires du nouveau venu furent fermes, poignants. Il énuméra listes de faits, rendus en tous genres, cracha quelques noms, le tout dans un discourt néfaste. On parlait d’actes de trahison, de terrorisme. Il était impossible de ne point se sentir concerné par cette affaire aux sombres desseins qui se profilait là. Les réseaux de l’ombre éclataient de plus en plus leur nombre au grand jour, de façon à narguer les hautes instances auxquelles appartenaient l’aristocrate et le religieux. Méprisables.
« Demain. Aux aurores. » commanda le juge.
Le prêtre acquiesça sèchement ; autant haïssait-il les ordres qu’on lui crachait de cette manière peu décente à la figure, autant il ne lui serait venu à l’idée de désobéir. Il se présenterait dans les quartiers nord réservés à l’administration, sans défaut, à l’heure ici convenue. Cela allait sans dire qu’il mènerait à bien sa tâche, aussi insignifiante pût-elle être. Il s’agissait tout de même de son devoir, du travail que lui incombaient ses fonctions définies depuis son engagement pour la cause. Il ne pouvait y faillir.
Ayant reçu l’approbation du religieux, le juge s’en fut dans les voiles étouffants de la nuit, dans un silence uniforme. Le regard du prêtre, animé de sa froide considération pour l’aristocrate, le suivit des portes du temple aux extrémités des terres environnantes que l’obscurité n’avait pas encore englouties. La bise glaciale apporta son lot de funestes nouvelles en s’enroulant autour des poignets de l’homme d’église, comme autant de chaînes qu’il se devait de porter afin d’assurer le salut humain. La promesse des fers creusant sa chair lui tirait chaque seconde un frisson plus long encore que le précédent, et ses soupirs noyés de regrets le rendaient pêcheur.
Ainsi fut son attente solitaire dans cette nuit bestiale qui le rendait coupable de tout. S’il restait statique, sans broncher face aux attaques répétées de ses propres craintes, il se faisait proie des plus imminentes angoisses qui peuplaient le ciel sous la lune, mais s’il esquissait ne serait-ce qu’un pas, c’était son être entier qui se voyait roué des coups maladifs des nausées et autres sanglots. Pétrifié jusqu’aux os par le vent cinglant aux relents de mort, il réagit à peine à l’arrivée silencieuse d’un effectif réduit d’individus. Il s’agissait pourtant de ceux dont la visite avait été depuis longtemps fixée, et qu’il s’était obstiné à attendre en cette soirée de ténèbres.
Aucun d’entre-eux ne portait de masque, bien qu’ils eussent tous un âge fort respectable. Les couleurs de leurs peaux – blanches, blondes, brunes ou cannelles – s’entrevoyaient clairement sous l’ombre de leurs capuches trop grandes pour n’être point incriminables. Ce fut avec timidité qu’ils se glissèrent entre les murs sacrés du temple qui acceptait de les recevoir malgré le couvre-feu, dans l’illégalité la plus totale. Ils semblaient perdus, divagants, tristes pour certains. La complaisance du prêtre face à leur situation ne suffisait à égayer un tant soit peu leurs visages, tant l’ardeur de leurs vies les marquait chaque instant au fer rouge.
Sous le regard cérémonieux du religieux, on pria longtemps sous les voûtes de pierre de la maison des divins. On pria l’espoir, la liberté. On pria le redressement, en vue des combats à venir. On pria le salut, l’avenir. On pria jusqu’à plus raison ; on pleura aussi. Le prêtre connaissait ces fiers combattants, eux-mêmes qui, jour après jour, se tenaient face à un monde qui les dépassait, les écrasait. Eux-mêmes qui vivaient dans la peur d’être n’importe quand attrapés, torturés, tués. Le prêtre connaissait la difficile voie de la Résistance, bien qu’il ne pût s’engager sur ses chemins sinueux ; il ne serait qu’un pilier sur lequel on se reposerait, sans plus de reconnaissance qu’il n’en faudrait.
La nuit touchait à sa fin quand il bénit un à un les révolutionnaires qui s’étaient présentés à lui. Dans leur sillage de silence, ils emportèrent quelques vivres gracieusement offertes par le prêtre et disparurent dans les dernières vapes sombres. La gorge nouée par le sentiment d’impuissance qui l’habitait, le religieux ne put retenir la vague de larmes qui glissa sur son masque de cire. Il ne pouvait rien, absolument rien faire pour ses gens qui aspiraient pourtant à un idéal hautement noble. Il n’était autorisé à les suivre, peu importaient ses sentiments, ses positions. Son cœur lançait sa poitrine d’une aiguë douleur ; il savait quel choix était le plus juste. Mais, s’il avait pour devoir de se placer du côté des bons, pourquoi diable restait-il tapi à l’abri, à l’intérieur de ses misérables terres ?
La question le tarauda longtemps tandis qu’il s’en allait à l’administration, au nord. Personne encore ne courrait dans les rues d’asphalte, aucune cape blanche n’éclaira le pourpre de la sienne ; le couvre-feu n’était point encore levé en ces heures matinales que berce la rosée. Les marches qu’il fallut gravir répandirent les tristes pensées du prêtre qui songeait alors à un catharsis. Entre ces murs qui lui semblaient prison, il envisagea un attentat qui tirerait le monde de sa torpeur, une attaque pour défier l’autorité. Il s’imagina une fin pittoresque, il s’imagina son suicide.
Les portes du palais de justice s’ouvrirent en silence à son passage, se refermèrent en grand soupir. Dans les corridors résonnaient des cris de supplications, ainsi que le pas lourd du religieux. On avait déserté la salle d’audience ; la sentence avait dû être fort vite prononcée. Deux assistants en toge noire guidèrent le religieux jusqu’à la cour de derrière. Là, au centre d’un terrain de gravier cérémonieusement entretenu, étaient alignés plusieurs maisons de bois. Les reflets d’ambres dansèrent vivement à leur surface tandis que les trompettes annonçaient le nouveau venu.
Un petit groupe était amassé à l’écart de la foule de bureaucrates qui saluèrent vaguement le religieux passant devant eux. Les pauvres gens traînaient par-terre, le visage rapidement enrubanné afin de remédier à l’absence plus que probable de masque. Le prêtre pouvait entendre leurs sanglots étouffés à travers le tissu, leurs gémissements, leurs plaintes, leurs espoirs. Doucement, pour ne pas les effrayer, il s’introduit, et se proposa à écouter leurs supplications. Leurs voix éclatèrent en un concert strident, marqué par la peur et la souffrance. Ils réclamaient qu’on revît leur sort, qu’on les pardonnât, qu’on comprît leur geste.
« Voyons… murmura l’homme de confession. Vous le saviez, n’est-ce pas ? Vous saviez qu’on ne peut vivre sans masque. N’est-ce donc pas vous qui avez fait le choix d’évoluer en marge de notre société ? Il n’y a bien qu’un moyen d’éradiquer les discriminations, messieurs : l’unité. Si chacun semble être pareil à son voisin, pourquoi lui réserverait-on un traitement différent qui conduirait à son exclusion ? En vous rebellant, messieurs, vous avez fait ce choix transcendant de ramener notre société à l’état dans lequel elle était embourbée avant même que vos parents ne se rencontrent. Un monde de chaos, de guerres, un monde de haines réciproques, voilà donc où vous souhaitiez nous mener ?
– Ô par les cieux ! Mon frère ! écoutez donc ma supplique ! Je ne réclame qu’à être entendu ! Écoutez donc, et osez reconnaître qu’un homme n’est plus un homme, s’il ne peut se distinguer des êtres qui l’entourent ! Dites-moi, ô mon frère : comment pouvais-je être certain de retrouver ma femme, mes enfants, et non pas une quelconque falsification, si je ne pouvais vérifier sous leur masque ? J’ai vu, au cours de ma misérable existence, ô mon frère, des inconnus se faire passer pour mes parents, des aristocrates boire et manger tandis que les crèves-la-faim agonisaient en silence dans les venelles de cette cité qui n’est que prison ! J’ai vu mourir de jeunes enfants, à peine parvenus à l’âge adulte, de la pose de leur masque ; j’ai vu tout le vrai qu’on souhaitait nous dissimuler, et suis devenu aveugle à chaque mensonge qu’on me débitait.
« Il existe des livres, ô mon frère, qui content des existences rudes, certes, mais tellement plus aventureuses que celles qui nous sont ici imposées. Ce sont les histoires d’une vie, ô mon frère, mais pas celle que nous connaissons. Celle-là, nous la savons cousue de fil blanc, sans le moindre remous, sans la moindre émotion pour la parsemer, tandis que le passé légué par les centaines de milliards de générations qui se sont succédé avant nous est d’une couleur telle qu’on voudrait s’en aveugler. Et vous le savez, mon frère. »
Le prêtre dévisagea tranquillement l’hérétique, à la fois désemparé et mu d’un sentiment d’espoir si vivant, si pressant, qu’il peinait à ne pas le laisser exploser. L’autre avait lui dans son cœur.
« Fussent vos intentions aussi nobles que vous le croyiez, fussent mes pensées pareilles ou divergentes aux vôtres, votre destin s’est vu scellé à l’instant où l’on vous a pris en flagrant délit d’opposition au régime, et vous avez conscience que je ne peux plus rien pour vous. Allez, mes frères, arpenter les versants d’une autre montagne. Sachez, avant de partir, que mes pensées vous accompagneront. »
De peur qu’on ne découvrît sa sympathique grandissante pour les résistants, il tourna les talons en saluant une ultime fois. Silencieux, le visage fermé sous son masque de cire, il observa les militaires guider ces hérétiques dont il partageait l’affection pour la liberté jusqu’au centre de la cour. Alignés chacun dos aux maisons de bois, les mains menottées dans le dos, ils hurlèrent au désespoir une dernière fois. Et les canons des armes rugirent. Leurs cris moururent, inachevés, comme leur combat, tandis que leurs corps mutilés par les balles s’effondraient, dans un bruit sec et mat, sur le plancher de leur dernière maison.

Le prêtre déambulait doucement, songeur. Tant des siens étaient morts, massacrés par le régime en place, sans que jamais, jamais, il n’eût pu leur venir en aide. Tant de masques avaient été posés par ses mains, sans que jamais il ne consentît à être en accord avec cela. Tant d’autres avaient été retirés par lui-même, entraînant inéluctablement ses frères dans les abysses du sombre avenir qu’ils avaient choisi de dessiner, afin de poser les esquisses d’un monde se voulant plus réaliste et humain. Tant de cœurs avaient battu à l’unisson entre les murs de son refuge, en ces nuits clandestines, avaient chanté cet hymne à la liberté que jamais plus il n’entendrait si la Résistance venait à tomber.
Pourtant, en dépit de ces obscures jours à venir, il se sentait serein, apaisé. À la lueur de la lune, la silhouette solitaire qu’il était retira le masque de cire qui l’opprimait, et étranglait, un peu plus jour après jour, ses sentiments. Les yeux perdus dans le lointain fond des étoiles à l’éclat glacial, pour la première fois depuis des années, il sourit. À jamais confiant, il prêta serment devant les astres, le visage et le cœur mis à nu.
Le visage qu’il découvrit ce soir-là fut un visage vrai, marqué par la différence, un visage beau, parce qu’il était ancré dans le cours du temps, et parce qu’il continuerait de vieillir en soutenant les générations avenirs. Et sur ces traits creusés par l’âge et la crainte, sur ce visage d’une sincérité humaine, il remit à la bise du soir l’espoir d’avoir à jamais fait les bons choix, l’espoir de n’avoir été juge et parti pour rien.
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