« Je suis tombé en flammes dans le désert. »
L’Homme flambé, 1992. Michael Ondaatje.
L’Homme flambé, 1992. Michael Ondaatje.
J’entends résonner le bruit des tambours. Leur tapage incessant qui semble tomber sur mon cœur et le faire battre à un rythme effréné. Je ne peux pas m’enfuir. Je suis figé par cette infernale parade. Ils sont là. Ils me verront. Je n’ai aucun endroit où me cacher. Aucun moyen de savoir où ils sont. La chaleur m’étouffe, un feu dévorant se propage en moi. Cela fait déjà une journée que je n’ai pas vu une seule trace, une seule goutte de l’eau. Cette eau bienfaitrice qui s’écoulerait lentement dans ma gorge sèche. Rugueuse, sans doute.
Mes bras, mes mains repoussent le sol dans une veine tentative de me relever. Ma langue asséchée tente d’humidifier mes lèvres craquelées et prêtes à s’effriter en plusieurs petits morceaux qui se perdraient au vent et se mêlerait à la poussière. À ce sable chaud, suffoquant. Mon sang semble bouillonner dans mes veines. Peut-être est-ce le cas? Le sang peut-il bouillir? Même sous la peau? Peut-être vais-je partir en flammes, puis en fumée avant qu’eux me trouvent? Il ne faut pas rêver, je suppose. Ils me retrouveront.
Je réussis enfin à me remettre sur mes deux pieds lorsque je les entends. Les bruits de millier de pas marchant en cadence. Le son des tambours fait maintenant trembler les os de mon corps. Pour un peu et je perdrais à nouveau l’équilibre. J’esquisse un mouvement, une tentative inutile d’avancer. Des liens invisibles semblent me relier à mes poursuivants, mes tortionnaires. Ils me suivront. Où que j’aille. Pour s’assurer que je laisse mon corps finir en poussière dans ce désert sans fin. Où que j’aille, je n’aurai le repos. Où que j’aille, ils m’attendront, me rejoindront. Nul ne me pardonnera. Nul n’oubliera. Le jour où j’ai posé le regard sur ce fruit juteux et savoureux, j’ai signé mon arrêt de mort. Ils ne garderont pas leur parade longtemps. Déjà, je suis tellement faible. J’ai été faible de succomber à cet instinct primaire qui me commandait de prendre le fruit. De l’emporter sous ma veste et de le savourer en silence pour apaiser ce monstre tapis au fond de mon être.
Les tambours se rapprochent. Les pas aussi. Je n’avance plus suffisamment vite. Bientôt, tous m’entoureront. Tous me dévoreront des yeux tandis que cette sécheresse me dévorera de l’intérieur. Détruira toute trace d’eau et toute forme de vie dans mon être. Je ne peux plus m’en sortir. C’est la fin. Un jour, peut-être, les gens cesseront de regarder les affamés avec des yeux qui fuient. De les sortir de leur mémoire, sauf lorsque l’irréparable se produit. La perte d’un aliment dont ils n’ont nul besoin. Ils ont payé pour lui, disent-ils. Et moi, je paye chaque jour de mon existence pour la simple volonté de vivre. Du moins, je payais. Maintenant, mon ultime sacrifice pour cette vie misérable et sans fondement sera mon ultime souffle. Et mon tombeau de flammes. Devant mon cadavre en feu, ils s’amuseront. Car un coupable est mort. Coupable de vivre. Coupable de vouloir vivre. Devant cette fabuleuse justice ils festoieront. Ils paraderont, tous ses militaires odieux qui se croient forts en maltraitant les plus faibles, en se jouant d’eux. En les massacrant. Leur parade ne sera sans pareille, car une fois de plus ils auront fait régner leur loi.
Ils sont là. Tout autour de moi. Jouant des cors de chasse et des tambours de guerre. Leur parade s’achève enfin. Elle s’achève enfin sur mon corps immobile, qui se consume sous les flammes du désert. Ils ont eu mon corps, mais mon âme s’envole maintenant, libre à jamais pour son ultime voyage.