L'île du bout du monde

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Cnslancelot

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L'île du bout du monde

Message par Cnslancelot »

L’île


Le soleil était à présent assez bas dans le ciel et sa lumière donnait une teinte rosée aux nuages que Henri aimait observer, allongé dans le sable. Il se laissait bercer par les grains s’écoulant entre ses doigts et ses orteils ; et bientôt il tomba de sommeil.
Il dormit, lui sembla-t-il, pendant une bonne heure. A son réveil, il se trouvait non plus sur la plage mais sur un radeau de fortune au beau milieu de la mer. Il jeta des coups d’œil inquiets autour de lui, à la recherche d’une île où amarrer. Rien à l’horizon. Il était perdu sur le vaste océan. La frayeur qu’il ressentait quant au fait de mourir ainsi loin de tout, ne pas pouvoir trouver aide et finir seul se faisait de plus en plus intense au fur et à mesure que le temps passait et il crut en perdre la raison. Il était marin pourtant et cela depuis vingt ans. Cependant, naviguer sans boussole ni sextant il ne l’avait jamais fait et il se sentait démuni face à cette nouvelle, étrange situation.
Il se trouvait dans des confins inconnus, là où aucun homme n’aurait voulu se trouver. Il continua à scruter les alentours à la recherche d’une terre salvatrice… toujours rien.


Il avait dans sa longue vie, vécu pas mal d’aventures mais il avait toujours été préparé, avec tout le matériel nécessaire. Comment avait-il donc fait pour se retrouver là, loin du littoral où il avait eu le malheur de s’endormir. Soudain, comme pour répondre à ses prières, il aperçut une île se dessiner au loin. Il prit les rames et se dirigea vers celle-ci. Il amarra son pauvre navire et posa les pieds sur une plage de sable d’or. Devant lui se dressait une forêt d’arbres dont il n’avait, jusqu’alors, soupçonné l’existence. Il ne reconnut aucun d’entre eux et cela lui provoqua un étrange sentiment. Il avança machinalement en direction des arbres aux feuillages rouges, jaunes et même violets ou turquoises. Comme si quelqu’un avait peint tous ces arbres.
Henri était bien trop curieux pour renoncer à visiter ces bois et même si tout lui paraissait mystérieux, inquiétant car nul ne savait, et encore moins lui, ce qui se trouvait au- delà, il n’aurait, là, pas non plus renoncé. Tout était d’un calme sinistre ce qui eut pour effet d’accroître l’angoisse qu’il ressentait depuis qu’il s’était réveillé en mer sur son petit radeau. Il n’aimait pas cette pesante solitude et il eut voulu que son meilleur ami René soit là, à ses côtés. René aurait su le rassurer, lui dire quoi faire. Il était toujours de bon conseil et trouver solutions aux choses même les plus improbables. Il lui aurait dit de ne pas pénétrer cette étrange forêt, qu’il aurait mieux valu rester sur la plage car cela lui aurait été plus sage. Cependant, son ami son ami n’était pas là et il n’avait point pu lui demander ni savoir ce qu’il fallait faire, car il n’était pas aussi réfléchi.


Il continua à avancer quand tout à coup, il entendit un grognement macabre, comme figé par le temps lui-même, venir du fond des bois. Il dura, il lui sembla, plus d’une minute et faisait trembler la terre. Toute l’île en fut secouée. Les hurlements lugubres à vous glacer le sang se rapprochaient de la plage et les secousses se faisaient de plus en plus fortes, de plus en plus fréquentes. Ces cris n’avaient en eux rien de naturel, comme venant d’une quelconque dimension parallèle à notre monde, séparée par le voile de l’inconscient qui en chacun et surtout pour les plus imaginatifs se faisait plus ou moins net au point qu’il fut impossible pour Henri de dire s’il s’agissait là de la réalité ou bien d’un simple rêve.
Henri n’en attendit pas la réponse et il se mit à courir à toute jambe, sans se retourner, de peur d’apercevoir la terreur cyclopéenne se profiler à l’horizon. Cependant, sa curiosité d’explorateur le poussa à jeter un coup d’œil en arrière. Il aperçut alors l’horrible, le profane, la chose aux ailes membraneuses et écailleuses et dont les formes grotesques n’auraient su trouver nature même dans ses cauchemars les plus fous.




Les créatures


Henri était tétanisé et ne pouvait faire le moindre geste face à cette titanesque abomination. Puis la peur qu’il ressentait faillit se transformer en une sorte de frénésie lorsqu’il aperçut une autre horreur se dresser à côté de la première créature. Il en aurait perdu l’esprit si dans sa tête son ami René ne l’avait pas rappelé à la raison et ne lui avait pas suggéré de fuir. Il fallut tout de même un petit moment pour qu’Henri revienne enfin à lui et se mette à courir.
La deuxième créature se mit alors à avancer. Elle était certes moins grande que la première mais tout aussi effrayante. Elle ressemblait à un mélange de loup, d’hippopotame ou bien encore de phacochère. Sa peau était recouverte d’une espèce fourrure aussi noir que la nuit. La bête avait le regard féroce et la bave qui coulait de ses babines tombait sur le sol en un fracas assourdissant. Henri savait que si elle eut pu courir, la bête l’aurait pourchassé sans hésiter. Cependant, elle était plutôt balourde avec une démarche légèrement maladroite et semblait incapable de se déplacer convenablement.
L’autre créature ailée, quant à elle, ne bougeait toujours pas. Elle était là, à observer cet être insignifiant qu’était


Henri à ses yeux. Elle ne semblait pas être intéressée par une proie aussi menue et cela soulagea un tantinet le pauvre homme. Son regard perçait et Henri crut un court instant recevoir une lance en pleine poitrine. La terreur le gagna alors à nouveau et face à ce cauchemar (il aurait bien aimé qu’il en soit ainsi) il faillit y perdre toute conscience. Il trébucha, se releva avant de trébucher de nouveau. La peur rendait sa fuite maladroite. Cette terreur fut accrue lorsque, devant lui, se dressa une troisième créature tout aussi abominable que les deux premières.
Elle était de forme conique, avait d’énormes bras pourvus de pinces, un coup allongé, surmonté d’une tête grossièrement petite par rapport au reste du corps. Elle n’avait en elle rien de particulièrement terrifiant si ce n’est sa taille (elle dominait les autres créatures). Henri se sentait piégé et se mit à hurler de toutes ses forces une prière aux cieux, les suppliant de mettre fin à cet affreuse rêverie. Il souhaita être sur la plage sur laquelle il s’était endormi il y a de cela quelques heures… Quelques jours ? Il ne savait plus dire.




Face à la terreur le temps s’efface


Le vieil homme, face à cette monstruosité, fut pris d’un accès de folie incommensurable. Toute rationalité était morte depuis qu’il avait posé les yeux sur ces créatures venues d’un autre monde et qui n’auraient de sens que dans ses pires cauchemars. Cette irrationalité et la peur accrue par cette dernière lui firent perdre toute notion de temps et d’espace. Il ne pouvait dire depuis combien de temps il était là, perdu sur cette île maudite mais cela lui parut presqu’une éternité.
Il ne pouvait non plus dire dans quelle partie du globe il se trouvait ni même s’il était encore bien sur terre. Pas une mouette en vue et le soleil commençait à fuir derrière l’horizon, plongeant le paysage alentour dans d’abyssales ténèbres. Henri se cacha dans les bois, là où il jugea que les créatures ne le verraient pas et à l’abri d’un grand arbre aux feuilles violacées il se força à dormir. Il lui fallut un certain temps mais l’épreuve à laquelle il avait été confronté avait fini par l’achever. Il rêva de ces trois créatures sorties tout droit d’un conte d’horreur et il lui vint à l’esprit la pensée que ces monstres, ces titans infernaux puissent passer dans notre monde et cela le terrifia.


Ce rêve lui sembla cosmiquement long et était plus qu’éprouvant. Il avait déjà entendu des pseudo- scientifiques émettre l’hypothèse que notre univers n’était pas unique mais un parmi des milliards et que par un trou de ver l’on pouvait passer de l’un à l’autre. Un trou de ver ? Non ! Cela devait être autre chose car même si toute cette mésaventure lui paraissait éternelle, il se rappelait fort bien cette plage de la côte est. Peut-être n’était-ce alors pas un univers parallèle mais plutôt une réalité coïncidente. Et dans cette réalité le temps n’avait plus sa place, comme étant figé par on ne sait quel grossier sortilège. C’était du moins ce que ressentait Henri. Cependant, il lui semblait que face à cette terreur il ne pouvait réflexionner de manière logique et convenable pour un homme de son état. Il ne put même pas dire s’il s’agissait là de son passé ou bien de son futur ni même quel jour on était.
Le temps et l’espace qui lui avaient toujours paru bien linéaire avait un on-ne-sait-quoi de chaotique et de désordonné comme il avait déjà été mentionné dans sa série favorite Doctor Who. Cependant, il n’avait jusqu’à présent s’agit que d’une vérité fictionnelle sans réel fondement scientifique ou alors que des théories impossibles à démontrer sans passer pour un illuminé. Pourtant, il fallut reconnaître au vieil Henri que toute cette histoire n’avait rien de cohérent et que toute logique était morte lorsque, en voyant ces géants, il s’était aventuré sur le chemin de la démence et de la rêverie. Il se sentit craquer face à cette horrifiante situation. Il avait toujours adoré lire voire écrire des récits fantastiques mais jamais il n’aurait pensé en vivre un. Il avait toujours pris (et cela


eut été sage) les contes pour ce qu’ils étaient, c’est-à-dire des contes. Il se convainquit que tout ça faisait partie du domaine du songe et que lorsqu’il se réveillerait il serait de nouveau sur cette plage de Miami.
Quand le soleil se pointa à l’aurore, Henri n’ouvrit pas tout de suite les yeux de peur de réaliser qu’il était toujours sur l’île. Il lui fallut un long moment avant de se décider mais il finit par les ouvrir. Il était de nouveau sur la plage, à Miami.


Un rêve ?


Henri regarda autour de lui et reconnut le café auquel il avait l’habitude de s’installer pour boire un verre, le marchand de glace ainsi que le vendeur de beignets. Pas de doute, il était revenu de ce cauchemar et il poussa un soupir de soulagement. Il décida de quitter la plage et de retourner à son hôtel pour préparer ses valises, attribuant aux lieux une sorte de malédiction à cause de cet affreux rêve. Il retourna chez sa mère dans le Wisconsin et tenta d’oublier cette étrange aventure. Il essaya du mieux qu’il pouvait mais les images lui revenaient sans cesse à l’esprit. Il passa une année avant que, par miracle, il arrête de rêver de l’île et de ses titanesques démons. Il avait lors de ses rêveries visiter chaque recoin, de la plage d’or jusqu’au- delà de l’immense forêt d’arbres aux multiples couleurs. Il relata tout dans son petit journal. Il fit une description parfaite des environs. Il parla dans ses écrits d’une cité en ruines qu’il avait aperçu lors de son périlleux voyage, témoignage d’une civilisation jadis existante. La vétusté des pierres qui la composaient semblait indiquer qu’elle était vieille de plusieurs milliards d’années et qu’elle fut construite bien avant l’apparition des premiers hommes. Ou alors il s’agissait là des restes d’un monde post- apocalyptique où seuls les monstres dominaient et que l’homme avait depuis le temps disparut.


Il garda précieusement ses notes et les rangea à l’abri des regards indiscrets dans un coffre cadenassé. Il passa ensuite le plus clair de son temps à la bibliothèque, à la recherche d’ouvrages traitant des civilisations disparues avant de se rendre compte qu’aucune date ne correspondait. Les civilisations les plus anciennes qu’il put trouver étaient celles des premiers hominidés. Il reconsidéra alors l’autre hypothèse selon laquelle la cité qu’il avait vu en rêve avait été construite dans son futur, un futur qu’il redoutait par-dessus tout. Il consulta ensuite quelques ouvrages sur les relativités spatio-temporelles tel que « La théorie de la relativité restreinte », d’Albert Einstein ou encore « La nature de l’espace et du temps », de Stephen Hawking et enfin sur les voyages astraux et les rêves. Il passa une grande partie du printemps à la bibliothèque, en train de feuilleter les livres, décidé à découvrir la vérité. Il se rendit même chez son médecin pour se faire prescrire des somnifères de crainte de se réveiller d’un de ses voyages oniriques. Il put à loisir visiter l’ancienne cité et ses alentours, partir à la recherche d’une quelconque trace de civilisation et étudier la flore environnante.
Les arbres de son rêve semblaient être d’un curieux mélange et il ne pouvait dire à quelle espèce de plante ils appartenaient. Ces titans de bois donnaient des fruits que l’on retrouve chez certains conifères mais ressemblaient à tout sauf à des conifères. Il y reconnut par contre une ou deux plantes grasses qui grimpaient le long d’un tronc. Il découvrit aussi quelques fleurs dont les pétales étaient bariolés et qui les rendaient tout sauf naturels. Il les


examina longuement puis le lendemain matin, à son réveil, il prit soin de tout noter dans son petit carnet qu’il gardait précieusement dans son petit coffre sur la table de chevet. Il retourna ensuite à la bibliothèque pour y étudier les divers types de plantes afin de les comparer à celles qu’il avait vu sur l’île. Au final il ne trouva rien de très concluant et rentra chez lui, abandonnant pour le moment ses recherches.
Henri ne savait même plus pourquoi il faisait tout ça alors qu’il lui semblait que ce n’était qu’un simple rêve, un fantasme. Peut-être parce qu’il craignait une quelconque vérité dans tout ce qu’il avait pu observer. Si l’île existait bel et bien dans une réalité ou une autre, il se devait de tout relater afin qu’un jour les générations futures puissent être prévenues si jamais le pire venait à arriver. Ainsi il sauverait le monde d’une catastrophe sans précédent où des créatures cyclopéennes prendraient le contrôle de la planète, réduisant toute espèce inférieure au néant. Ses monstres ne s’en étaient jamais pris à lui dans ses cauchemars et n’avaient d’effrayant que leur grossière apparence. Pourtant il sentait que ces bêtes pouvaient représenter une réelle menace pour l’humanité. Alors rêve ou pas, il se devait d’agir.
Dès qu’il eut fini son carnet, il alla voir son ami René afin de lui faire part d’une copie de ses notes lui intimant de les lire que s’il venait à disparaître. Il lui demanda ensuite de lui organiser une expédition afin de trouver trace de son île et d’éclaircir enfin le mystère qui l’entourait.


L’expédition


Henri prépara ses bagages, son matériel et rejoignit son ami au port. Là-bas un navire les attendait, prêt à partir. René conduisit son compagnon à sa cabine afin qu’il se décharge de ses bagages puis une fois que le reste de l’équipage fut à bord, ils larguèrent les amarres.
« Où va-t-on ? demanda René.
— Je n’en sais rien pour tout te dire. J’ai reconnu quelques frégates du pacifique dans mon rêve et un ou deux albatros… Enfin ça y ressemblait, répondit Henri.
— Tu es quand même étrange de vouloir trouver une île qui n’existe peut-être que dans ton imagination, reprit René. En plus, tu ne m’as même pas expliqué le pourquoi de cette expédition, continua celui-ci.
— Crois-moi il n’vaut mieux pas que tu saches pour le moment.
— Bon, si tu l’dit. Mais faudra bien qu’tu craches le morceau un jour ou l’autre.
— D’accord. Pour l’instant cap sur le pacifique.
Sur ces mots, René demanda au capitaine du navire de virer de bord et de prendre la direction sud-ouest vers les îles de Polynésie. Quitte à chercher une île, autant commencer par là. Ils prirent donc la route du sud et firent une escale dans Les Îles Malouines afin d’éviter la


violence des vents qui soufflaient comme un Zéphire enragé, jetant d’énormes vagues sur la coque du navire et manquant de le faire chavirer à maintes reprises. Ils louèrent une chambre d’hôte et passèrent la nuit. Henri ne dormait pas, il consultait ses notes afin de voir si un détail ne lui avait pas échappé. Il ne trouva rien qui l’aida à situer l’île de ses rêves. Peut-être qu’au final elle n’existait dans son esprit de dément et qu’ils faisaient tout ce voyage en vain. Toutefois, il était têtu et résolu et ne faisant part de ses doutes à son comparse, ils reprirent la mer le lendemain de bonne heure.
Le capitaine du bateau les accueillit chaleureusement puis ils quittèrent le port de Stanley et voguèrent vers Les Îles Polynésiennes. Au bout d’une journée et demi, ils accostèrent à Tahiti afin de quérir quelques renseignements auprès des autochtones. Henri demanda aux gens d’un petit village qui se trouvait à quelques kilomètres de la côte s’ils avaient eu connaissance de l’île en donnant tous les détails nécessaires. Bien sûr aucun d’eux ne sut quoi répondre car l’existence d’un tel endroit leur était improbable voire quasiment impossible. Ils se rendirent donc aux Samoa mais là encore nul ne put leur fournir les informations recherchées. Henri décida de faire une pause afin de relire une nouvelle fois son carnet et voir s’il n’avait rien omis. René lui commençait à s’impatienter de l’étrange attitude de son ami.
« Si ça s’trouve ton île n’existe que dans ton imagination, dit-il.


— Peut-être mais si elle existe, s’il y a ne serait-ce qu’une infime chance alors il faut absolument que je la trouve, répondit Henri qui n’avait pas décroché de ses notes.
— Tu sais que je te suivrai où que tu ailles si tu en as besoin mais je n’aime pas trop courir après de folles chimères, répliqua René que l’on sentait légèrement agacé par la situation.
— Je le sais bien et je te remercie d’être là avec moi sans quoi je pense que je deviendrais fou si je ne le suis déjà pas.
Ils allèrent se coucher et cette fois Henri rêva de la créature ailée qu’il avait baptisé l’innommable car il était impossible de la comparer à quelque créature que ce soit. Son aspect était des plus singulier et faisait horreur à Henri à chaque fois qu’il avait le malheur de poser les yeux sur elle. Il croyait devenir cinglé chaque instant qu’il était en présence de cet être effroyable. L’idée qu’une telle chose puisse prendre vie le rendait anxieux, angoissé et il en était tout agité, parcouru de tremblements nerveux. Il n’avait pas seulement peur pour lui mais aussi pour sa famille, son ami ainsi que les gens qu’il appréciait. Il savait que si certains ne mourraient pas des griffes de cette créature, ils le seraient de peur. Les plus en veine sombreraient dans une sorte de démence sans fin, un précipice de pure folie d’où nul homme ne pourrait s’échapper.
Le lendemain, ils durent rendre les clefs de la chambre et mettre les voiles vers un autre cap plus en direction du nord, là où nichaient une espèce d’albatros qu’il avait reconnu lors d’un de ses voyages oniriques. René demanda


donc au capitaine du navire de prendre la direction indiquée par son ami. Henri se souvint également qu’il faisait très froid sur l’île et que la nuit y était particulièrement longue, de deux heures de plus que la normale. Le soleil donnait également une lueur plutôt blanchâtre ce qui, pour Henri, indiquait que l’île devait se trouver dans quelque région reculée de L’Arctique. Ils continuèrent donc leur voyage en direction de celui-ci. Ils aperçurent au bout de quelques jours l’énorme glacier blanc se profiler droit devant eux. Ils n’étaient maintenant plus qu’à quelques kilomètres du rivage. Henri qui était en train de consulter son carnet le reposa sur le petit bureau qui se trouvait dans sa cabine puis monta sur le pont. Le vent était doux mais glacé comme dans son rêve ; pas de doute, l’île devait se trouver quelque part dans les environs. Aussi décidèrent-ils de chercher de l’aide, s’ils purent en trouver, en ces lieux.


Là où règne la mort


Ils accostèrent sur la banquise puis, vêtus d’un long manteau dont l’intérieur était recouvert d’une épaisse fourrure synthétique ainsi que de moufles, ils posèrent le pied sur la glace. Là, des pingouins et quelques phoques se partageaient le territoire et semblaient ne pas prêter attention à leurs nouveaux visiteurs. Les deux hommes s’avancèrent avec prudence, s’enfonçant plus dans les terres gelées. Après un long moment à marcher dans le désert de glace et de neige, René fut attiré par des voix venant de l’horizon et il décida d’aller voir. Henri le suivit, tout aussi curieux. Devant eux il y avait ses monts escarpés d’où nichaient quelques mouettes et autres oiseaux et derrière ces monts, les voix faisaient écho. Ils passèrent entre les falaises et finirent par apercevoir au loin des igloos devant lesquels discutaient ou plutôt se disputaient trois esquimaux. Ils criaient bien évidemment dans une langue qui n’était connue ni de Henri ni de René. Poussés par leur curiosité ils se dirigèrent vers ces derniers. L’un des esquimaux s’aperçut de leur présence et fit somme aux deux autres de se taire. Ils regardaient leurs étranges hôtes avec une certaine méfiance. Apparemment, ils ne devaient pas trop faire confiance aux étrangers et l’un d’eux agrippa une sorte de grand bâton terminé en pointe. Sûrement une de leurs armes ou bien un instrument de pêche.


L’esquimau pointa l’objet en direction de Henri et proféra ce qui semblait être une menace, à en juger par le timbre de sa voix. Henri prit son courage à deux mains puis suivi de son ami il s’avança timidement.
« Nous… nous sommes ici en paix, dit Henri, nerveux. Nous voulons juste vous demander quelques renseignements, c’est tout.
— Oui, nous sommes à la recherche d’une île et nous aimerions savoir si une telle chose existe dans les environs ! intervint René.
— L’île que nous recherchons se compose d’une grande forêt dont les couleurs sont assez particulières et il y a aussi cette plage de sable doré ! reprit Henri. Nous voulions juste savoir si vous la connaissiez. »
Les trois esquimaux se regardèrent un instant puis l’un d’eux leur fit signe de s’avancer. Henri se sentait à la fois nerveux et rassuré, deux sentiments contradictoires qui se battaient en duel dans son esprit déjà torturé par les événements à venir. Le plus vieux des esquimaux les invita dans son igloo où ils s’assirent en cercle autour d’une petite table en bois décoré de gravures. Henri fut stupéfait lorsqu’il crut reconnaître l’une d’entre elles. Il s’approcha du motif afin de bien l’examiner ; pas de doute, il s’agissait là de la réplique exacte de la créature ailée de ses cauchemars. Il regarda son hôte, inquiet et lui demanda :
« Où avez-vous vu ça ? dit-il en montrant la gravure du doigt. Qu’est-ce que c’est ?


L’esquimau regarda l’étrange motif puis répondit :
— Moi pas vraiment le savoir. Ça exister bien avant ma naissance.
— Comment s’appelle cette chose ? A-t-elle un nom ? interrogea René.
— Non, pas de nom. Ça être trop effrayant pour être nommé. Elle vivre cachée, en sommeil. Nous attendre son retour mais nous avoir très peur.
— Pourquoi attendre son retour alors ? demanda Henri curieux d’une telle remarque.
— Ça être destin, répondit l’homme. Cette île que toi et ton ami recherchez, il y règne ce que nous appeler Toquneq, ça vouloir dire La mort dans notre langue. Elle être le maître de l’île que toi rechercher, dit-il en lançant un regard si intense à Henri que ce dernier en était bouleversé. Mort régner là-bas, rien de vivant ni de bon tu trouveras alors pourquoi toi vouloir y aller. »
Henri raconta alors les étranges rêves qu’il avait faits jusqu’à présent, en oubliant aucun détail qui lui paraissait crucial et le vieil esquimau l’écouta avec grande attention. Henri lui décrivit les titans cauchemardesques dont il avait eu le malheur de croiser leur terrible et horrible regard. Les trois créatures portaient le nom de Ubescrivelig, Afskridte and Sluge et qui leur avait été donné par un ancien chercheur et explorateur danois, Jens Munk. Comme Henri, le danois avait vu ces monstres infernaux dans un de ses rêves et en avait même écrit un livre avec une description détaillée de leur anatomie. Il avait également relaté que Sluge lui avait parlé non pas par des mots mais


de manière télépathique. Il lui avait raconté qu’ils venaient tous les trois d’une certaine dimension nommée Vaar, ce qui signifiait L’enfer pour eux. La créature lui avait fait part de leur odieuse intention. Elle raconta à Jens que leur monde se mourait et qu’il leur fallait trouver un nouveau où vivre et se développer. Afskridte dont la voix était aussi glaçante et perçante qu’une stalactite ajouta qu’ils avaient découvert notre univers et qu’il était propice à leur développement. Il ajouta également que toute autre vie disparaîtrait à leur venue, que ce serait pour ceux qu’ils appellent les Natilks, nom donné à des sortes de petits insectes au corps mou, la fin.


La dimension Vaar


La dimension Vaar était un monde aussi grand que le nôtre, pourvu d’îles de toutes tailles où vivaient d’horribles bêtes, petites ou bien immenses que l’on devait appeler Vaaria, les maîtres de Vaar. Cette étrange et inquiétante dimension était faite d’un mélange assez curieux et paradoxal de beauté et d’horreur. Le sublime des paysages bariolés, des plages d’or et la repoussante apparence des créatures qui y habitaient donnaient à cet univers une dérangeante singularité. Ubescrivelig était leur grand maître, Sluge lui avait pour mission de sonder et rechercher d’éventuels mondes où les créatures comme les Natilks ou encore les Wilbedrugs, d’énormes oiseaux aux becs sertis de dents aussi coupantes qu’une lame de rasoir et ressemblant à nos albatros actuels, pourraient se développer et proliférer. Quant à Afskridte, il avait l’ingrate tâche de dévorer, avec deux autres comme lui, tout ce qui se trouvait dans ces mondes parallèles qu’ils avaient le malheur de trouver.
Bien entendu il n’avait jamais quitté Vaar ni même leur île mais ils étaient tombés dans un long sommeil d’environ un siècle, laissant les immondes (comme ils avaient coutume de les appeler) saccager tout sur leur passage. Leur monde tombait en ruines ; tout ce qu’ils avaient pu concevoir était en train de disparaître et ils ne pouvaient


plus rien y faire. Aussi, après qu’Ubescrivelig eut demandé au Grand Conseil et leur éternelle sagesse ce qui leur incombait, il avait été décidé qu’ils devraient tous quitter Vaar, laissant leur monde en proie au chaos. Il ne restait, en effet, plus rien de leurs cités jadis immenses et flamboyantes de mille feux qui crépitaient alentours. Elle ressemblait presqu’à celles décrites dans les débuts du 20ème siècle par le célèbre écrivain H.P Lovecraft, à croire que lui aussi aurait fait ce drôle de rêve. Il y avait certes une grande différence entre les monstres nés de la plume de l’auteur et ceux qu’Henri avait pu entrapercevoir dans ses terribles cauchemars et pourtant, paradoxalement, une inquiétante similitude.
Ce fut par une longue nuit d’orage qu’un éclair vint frapper le voile invisible qui séparait les mondes, laissant à Sluge le loisir d’entrevoir notre terre. Il eut le temps de la sonder avant que le voile ne se répare de lui-même et il put juger de son atmosphère propice à leur bon développement. Il demanda une convocation auprès du Conseil et il fut convenu qu’ils iraient visiter cet autre monde lorsque leur temps serait venu. Afskridte était impatient de le dévorer, sûr qu’il devait être délicieux voire même succulent. Il prenait tout cela pour un jeu de chasse, contrairement à Ubescrivelig et Sluge qui ne désiraient que la sauvegarde de leur espèce et qui étaient beaucoup plus sages que leur frère. Vaar était en train de mourir et les cités jadis florissantes tombaient dans des abîmes que le temps avait forgés durant des siècles de débâcle. C’était les petites créatures qui étaient responsables de la grande catastrophe, ils avaient la


fâcheuse manie de tout saccager sur leur passage, se nourrissant de tout ce qu’ils pouvaient trouver. Même Afskridte n’était pas aussi gourmand, d’après Sluge. Ce dernier ne s’était en effet contenté que de deux mondes, ce qui était peu pour eux. Mais les immondes, eux, c’était une toute autre histoire.
Jens avait entendu cette histoire en rêve, d’Ubescrivelig en personne qui avait profiter d’une légère déchirure dans le voile du temps et de l’espace pour lui envoyer ce funeste message. Le Danois avait tout relaté dans son journal et l’histoire était tombée depuis aux mains des esquimaux et de leur chef, celui-là même qu’était en train d’interroger Henri. Ce dernier écoutait avec un vif intérêt et au fil de l’histoire sa curiosité s’accrut. Il en était à la fois terrifié, choqué et excité. Une excitation qu’il n’avait pas connue depuis des années et c’était cela qui l’effrayait. L’esquimau leur proposa de rester pour la nuit et qu’ils pourraient repartir le lendemain. On les conduisit dans un igloo réservé spécialement pour les étrangers et ils purent dormir. Henri repensa à l’histoire de Jens et il en eut du mal à trouver le sommeil. Cette Vaar était le prélude au chaos, à l’apocalypse. Quelque chose de terrible était en train de se profiler à l’horizon, soufflant et balayant tout sur son passage, tels les vents rageurs de la destinée. Il ne rêva pas cette nuit-là mais il était tout de même inquiet et il avait très peur. Rien qu’à y penser il en eut les poils hérissés.
René, lui, tentait de se convaincre que toute cette folie n’était que pure fantaisie et qu’il n’y avait pas plus d’île que de neige au Sahara. Cependant, la résolution et la


crédulité de son compagnon concernant cette sombre affaire le rendaient nerveux et ne pouvant dormir il sortit faire les cent pas. Henri qui ne dormait que d’un œil l’entendit sortir et décida de le rejoindre. Il savait son ami soucieux et lui demanda ce qui le tracassait.
« Toute cette histoire est dingue et j’ai beaucoup de mal à y croire, répondit René. Pourtant… Je ne peux m’empêcher d’avoir peur.
— Je te comprends parfaitement, tenta de le rassurer Henri. Moi aussi je suis inquiet et j’aimerais que tout ceci ne soit qu’un simple cauchemar, qu’il n’y ait aucune créature et que notre monde ne court pas à sa perte. Cependant il y a une triste coïncidence entre les récits de ce Jens et mes rêves.
— Mais alors que va-t-on faire ?
— J’en sais foutre rien. Pour le moment tout ce qu’on peut faire c’est trouver cette île, après on avisera… Allez, viens, on retourne se coucher ; une rude journée nous attend demain.
Sur ces paroles peu rassurantes, nos deux hommes retournèrent dans leur igloo où ils passèrent le reste de la nuit à trouver vainement le sommeil. Henri lui avait fini par s’endormir et était parti pour un long voyage dans l’immense cité de Jungdtar protégée par des remparts aussi haut que les créatures qui la peuplaient. Elle se composait d’espèces de demeures troglodytes taillés dans la roche blanche comme le calcaire et un gigantesque monolithe se dressait en son centre. Des étranges petits êtres ressemblant presqu’à nos humains dansaient autour de


celui-ci, psalmodiant une sorte de prière. Ils chantaient dans une langue inconnue et qui ne ressemblait à aucune parlée sur terre. Henri fut comme envoûté et se mit à s’agiter dans son sommeil. Il gesticulait, semblant pris d’une transe dont il ne pouvait s’échapper. Il avait pénétré Vaar et paraissait ne plus vouloir ou pouvoir en sortir. Seule la voix de son ami le ramena de l’enfer et il dut faire un terrible effort pour recouvrer ses esprits. René lui dit qu’il avait parlé dans une langue étrangère durant toute le reste de la nuit et qu’il avait été pris d’une affolante agitation, comme possédé par une quelconque force invisible, devenu le pantin de sombres desseins.
Henri ne dit pas un mot, ne sachant pas quoi répondre puis ils retournèrent au bateau après avoir remercié leurs hôtes de leur hospitalité. Ils prirent la mer en direction de l’endroit qu’on leur avait indiqué la veille et passèrent plusieurs heures à naviguer avant de trouver ce qu’ils cherchaient. Devant eux, se dressait une île que Henri reconnut comme étant celle de ses songes.


Un moment de vérité


Ils mirent le cap dessus et accostèrent sur la plage. Henri sonda l’île du regard ; elle lui sembla bien familière. Certes les arbres ne portaient pas ces étranges couleurs et le sable n’était pas d’or mais la similitude avec ce qu’il avait pu voir jusque maintenant était frappante. Ils descendirent du navire, laissant le capitaine seul et se dirigèrent vers la forêt dont les arbres étaient d’ordinaires conifères tel que le mélèze, connu de ces régions arctiques. Cependant, leur taille les différenciait des autres arbres de la même espèce. Traversant cette immense forêt, un chemin de pierre témoin qu’une vie intelligente avait vécu ici jadis. Henri prit quelques photos ainsi que des échantillons du sol. Ils s’enfoncèrent ensuite plus profondément dans les bois, espérant trouver une quelconque trace de civilisation. Au bout d’une heure, ils ne trouvèrent toujours rien. Ils faillirent rebrousser chemin quand une lueur lointaine attira l’attention de René. Ils virent la fumée surplomber la cime des arbres ; il n’y avait aucun doute, quelqu’un avait allumé un feu.
Ils se dirigèrent vers la lumière que produisait les flammes, attirés par celle-ci comme deux papillons de nuit. Ils arrivèrent alors à l’orée d’une clairière où des gens à moitié nu dansaient autour d’un gigantesque feu entourant lui-même ce qui semblait être un monolithe, tout


aussi grand. Il s’agissait sûrement là d’une civilisation primitive inconnue, adorant cette pierre mystérieuse. Dans cette pierre était sculptée une figure reconnaissable d’Henri. Il s’agissait en effet d’Ubescrivelig, de son effroyable et repoussante apparence. Il avait les ailes complètement dépliées, les bras croisés et son regard grave semblait vous transpercer tel un javelot. René dut retenir son ami d’hurler à la mort pour ne pas attirer l’attention. Un sentiment de malaise le parcourut et il tomba à la renverse. Il se cogna le crâne contre une pierre et perdit connaissance. Il se réveilla deux heures plus tard sur le bateau, René et le capitaine le regardaient inquiets.
« Que t’est-il arrivé là-bas ? demanda René contrarié.
— Je n’en sais rien, répondit Henri le regard vide. Je regardais cette pierre et je n’sais pas pourquoi mais j’ai été subitement pris d’un malaise. Et cette musique entêtante qui me transperçait le crâne à un tel point que j’ai cru qu’il allait exploser.
— J’ai bien cru qu’t’avais fait une crise et qu’t’allais nous claquer entre les doigts ! intervint le capitaine.
— Désolé pour la petite frayeur mais je vais bien maintenant…Si, si, je vous assure, ajouta-t-il en voyant l’expression grave sur le visage de ton ami.
— D’accord mais on repart, dit René. Hors de question de retourner là-bas ; je la sens pas cette histoire.
— Il le faut pourtant. Toutes les réponses à mes questions se trouvent là-bas.


— Mais…, René fut coupé avant d’avoir pu terminer sa phrase. Bon d’accord mais si tu sens que tu vas refaire un malaise, tu le dis et on fiche le camp.
— D’accord, répondit machinalement Henri.
Ils retournèrent donc au monolithe, Henri bien déterminé à percer son mystère. Ils arrivèrent à la clairière, personne. La fête était finie et les danseurs avaient quitté la scène. Henri s’approcha de la pierre, suivi timidement par son ami qui faisait tant d’effort pour redoubler de prudence. Henri admira avec crainte et fascination la gravure représentant le terrible, l’infame Ubescrivelig. A ce moment, un tas de questions lui traversa l’esprit. Comme par exemple : comment ce peuple primitif avait-il eu connaissance de ces créatures ? Pourquoi les vénéraient- ils ? Essayaient-ils de les invoquer en ce monde ? Et pourquoi ?... Bien sûr il n’aurait pas la réponse et il savait au fond de lui qu’il ne pourrait rien retirer de ces individus. René se demandait, lui, où ils étaient passés et craignait de se faire surprendre. Il tapota l’épaule de son compagnon et lui fit signe de repartir mais ce dernier refusa de la tête et continua à contempler le monolithe. René tenta de le supplier mais rien n’y faisait, Henri refusait d’écouter. Soudain, trois de ces primitifs surgirent, les menaçant de leurs bâtons. René voyant que son ami ne réagissait pas, prit son courage à deux mains et essaya vainement de repousser leurs assaillants par des hurlements d’intimidation… Cela n’eut aucun effet et ils ouvrirent les hostilités. René se défendit comme un diable avant d’être assommé, frappé en pleine nuque. Ils n’eurent ensuite pas de mal à maîtriser Henri et après avoir appelé le reste de


leur tribu, ils attachèrent leurs victimes à des poteaux improvisés.
René essayait de ramener son ami à la raison mais celui- ci était déjà bien loin. On hurlait, invoquait, chantait sous la lune sous le regard horrifié de René lorsqu’il comprit ce qui allait se passer.


Le sens du sacrifice


René criait, hurlait après son ami, le suppliant de réagir mais ce dernier n’écoutait guère. René se savait donc perdu et il faillit se mettre à chialer si son orgueil et sa fierté n’avait pas repris le dessus. Il savait qu’il était foutu et que s’il fallait qu’il souffre ou qu’il meurt, autant le faire comme un homme. Il ferma les yeux et pria de toute son âme que l’on vienne le secourir lui et Henri mais personne ne vint. Autour du monolithe, on dansait et chantait quelques oraisons aux dieux maudits, profanateurs. On récitait, psalmodiait quelque rituel enchanteur dans une langue étrangère aux deux explorateurs.
Soudain, Henri comme possédé se mit à réciter cette lugubre prière qui ne présageait rien de bon. René fut surpris et terrifié que son ami puisse parler cette langue qu’il ne connaissait pas il n’y a même pas quelques minutes. Comment diable pouvait-il la connaître ? Tout cela n’avait plus aucun sens pour le pauvre René. Il essaya d’attirer l’attention de son ami mais rien n’y faisait, ce dernier refusait tout simplement d’entendre ou ne pouvait recouvrer la raison. Puis l’on ramena du bois mort et quelques feuilles que l’on disposa tout autour de René et Henri et sous le regard horrifié de ce premier, on préparait le bûcher.


Il n’y avait plus aucun doute, ils allaient être sacrifié comme deux vulgaires offrandes à ces dieux usurpateurs de la dimension Vaar. René le sentait au fond de ses tripes ; quelque chose de grave se tramait sous leurs yeux et il ne pouvait rien faire pour éviter l’horreur à venir. Un des primitifs s’avança et alluma le brasier. Sous la chaleur des flammes, René se mit à hurler de toutes ses forces, appelant à l’aide et priant qu’on vienne les sauver. Ses pieds commençaient à bruler et le feu rongeait déjà sa peau qui partait en lambeaux. Il souffrait le martyre. Il dut lutter pour ne pas perdre connaissance et continuer à appeler au secours. Henri, lui, semblait ne pas ressentir la douleur et continuait de réciter cette fichu prière. René se savait perdu. Ils allaient mourir et tout ça pourquoi ? Pour ces créatures venues prétendument d’une autre dimension ? Foutaises ! Une telle chose n’existait pas et ils allaient être tués pour rien du tout.
« Tu parles d’un sacrifice ! hurla-t-il… Merde ! ». Il ne savait plus quoi faire ; ils étaient perdus, foutus. Et Henri qui ne réagissait toujours pas était maintenant en proie à une inquiétante transe. Son corps était rongé par les flammes qui avaient déjà bien entamé ses jambes. René se sentait partir quand une détonation se fit entendre des bois. Un primitif tomba à terre, poussant un hurlement de douleur. Les sauvages regardaient autour d’eux, apeurés et incapables de comprendre ce qu’il se passait. Un autre homme tomba ; puis trois et quatre, comme des mouches. René reconnut alors le capitaine du bateau sortir de la forêt et se diriger vers eux. L’un des primitifs se rua vers lui mais celui-ci tira et l’autre tomba à son tour. Les autres se


résignèrent et prirent leurs jambes à leur cou. Nos deux explorateurs étaient sauvés ; le capitaine tombait à point. Il se dépêcha d’éteindre les flammes et de les libérer. Ils étaient dans un piteux état mais ils étaient vivants. René et le capitaine emmenèrent leur ami au navire et l’allongèrent dans sa cabine. Henri s’était tu en même temps que les prières et s’était endormi depuis. Le capitaine soigna et pensa leurs blessures du mieux qu’il put et ils finirent tous par sombrer dans les bras de Morphée. René eut beaucoup de mal à dormir non seulement à cause de la douleur mais également à cause de ce qu’il s’était passé là-bas ainsi que le comportement étrange de son compagnon. Ne pouvant donc point fermer l’œil, il décida de sortir sur le pont prendre l’air. Il sortit une clope de la poche de sa veste et l’alluma. Il en fuma quelques taffes avant de la jeter par- dessus bord. Il resta là un instant à contempler le vaste océan quand il entendit le capitaine arriver.
« Sale journée, hein ?
— M’en parlez pas, répondit René. J’ai bien cru qu’on allait y rester… Encore merci.
— Mais de rien, dit le capitaine un sourire aux lèvres. Je ne vous voyais pas revenir alors j’ai décidé de partir à votre rencontre et c’est là que je les ai vus.
— Et Henri ? demanda René inquiet pour son ami.
— Il va bien, le rassura le capitaine. Vos blessures ne sont pas si graves. Heureusement, je suis arrivé à temps.
— Et son état psychologique ? Il était comme possédé sur cette île de malheur.


— Ça je n’en sais rien. Va falloir attendre demain… Bon moi je retourne me coucher. Bonne nuit.
— Bonne nuit, lui renvoya René. »
Le capitaine repartit donc dans sa cabine, laissant René seul. Ce dernier s’en grilla une autre puis alla se coucher.
Dans sa chambre, Henri parlait dans son sommeil. Il semblait être en pleine conversation avec quelqu’un ou plutôt avec quelque chose. Il conversait avec la chose dans une langue inconnue, du moins de l’homme moderne. Je pourrais vous raconter en détail ce qu’ils se racontent mais la chose en est tellement affolante que je préfère me taire.


L’appel


Henri se retrouvait encore une fois dans la forêt aux cent couleurs. Il s’avança en se frayant un chemin entre les arbres et arriva devant les remparts de l’énorme cité troglodyte Jungdtar. Il s’arrêta devant une immense porte ornée de créatures tellement repoussantes qu’il en avait mal à l’estomac et faillit vomir. Il se retint puis frappa, trois coups qui résonnèrent dans toute la cité. Il attendit pendant un instant puis la porte s’ouvrit enfin. Il hésita d’abord avant d’entrer. Il ignorait ce qui l’attendait là- dedans et cela l’inquiéter vraiment. Il jugea les environs du regard et entra dès qu’il fut certain de ne courir aucun risque.
La cité était étrangement déserte ; Henri pensait y rencontrer quelques créatures ou bien même des humains comme lui mais il n’y avait là pas âme qui vive. Il regarda dans une ou deux maisons creusées dans la roche, elles étaient vides. Il erra un long moment, seul quand soudain il entendit comme un hurlement sinistre, une complainte lugubre. Il chercha d’où provenait ce bruit atroce ; il venait de l’autre côté de la cité. Henri bien qu’effrayé par ces cris fut emporté par sa curiosité et alla voir de quoi il retournait. Il les vit alors. Les trois démons cyclopéens sortirent des abîmes et lui firent face. Ils regardaient Henri avec une telle intensité que celui-ci faillit en perdre


connaissance. Ubescrivelig s’avança, ne lâchant pas Henri des yeux tandis que les deux autres restèrent en retrait. Henri aurait voulu fuir loin d’ici mais une force invisible le retenait et l’empêchait de faire le moindre mouvement. Il attendit donc là, pendant quelques minutes quand soudain une voix résonna dans sa tête. Une voix si puissante qu’il crut que son crâne allait exploser. Cette voix, ce qu’elle lui disait, tout cela lui était insupportable. Elle hurlait à ses oreilles des choses d’une indicible horreur. Ce fut trop horrible pour moi pour vous les retranscrire. L’immonde géant lui fit en effet de funèbres révélations sur une catastrophe inévitable à venir et qu’il en serait l’instrument… Ainsi en avait-il été décidé. Henri se boucha les oreilles, refusant d’en écouter d’avantage mais la voix s’adressait à lui de manière télépathique et il ne put l’empêcher de l’atteindre. Henri demanda alors à la créature comment il pourrait être responsable d’une telle atrocité et la réponse l’horrifia encore plus. Il vociféra, hurla à la bête que tout cela n’était que pure folie, un odieux mensonge et qu’il en avait assez entendu. La créature émit un rire sinistre et reprit son discours. Henri tremblait maintenant, non plus de peur mais de rage. Sluge qui n’avait jusqu’alors pas bougé s’avança à son tour et fit face au vieil homme. Il plongea son regard dans le sien et tout alentours commença à tourner vite, de plus en plus vite. Henri en avait des haut-de-cœur et avait du mal à se tenir sur ses jambes. Son esprit se mit alors à errer ici et là, perdu dans ses propres méandres. Il ne savait plus très bien où il était ni même ce qu’il faisait. Il regarda l’heure sur sa montre. Elle était figée. D’ailleurs l’espace lui-même


semblait s’être pétrifié. C’est là que Sluge lui montra le passé et l’avenir de Vaar. Des images, de terribles images, lui apparaissaient de tous les côtés, l’emportant dans un tourbillon de folie. Enfin, dans sa démence il entendu un hurlement déchirant lui percer les tympans.
Il revint à lui avec une horrible vision. Il n’était plus dans la cité de Jungdtar mais bel et bien de retour sur le navire. Il était en choc. Non seulement à cause de ce qu’il avait vu et entendu mais également à cause de l’affreux spectacle qui s’offrait à ses yeux. Devant lui gisait René, complètement éventré. Il retenait avec peine ses boyaux, le regard tétanisé fixant son ami avec terreur. Henri ne réalisait pas vraiment ce qu’il était en train de se passer et se croyait encore en plein cauchemar. Il regardait son ami sans bouger, pétrifié. L’autre le suppliait de faire quelque chose mais Henri ne savait quoi faire. Il était là perdu dans ses pensées alors que son compagnon se mourait. Puis il comprit qu’il n’y avait plus qu’une seule solution et les larmes commencèrent à couler à torrent le long de ses joues. Il n’avait en effet plus le choix ; son ami était foutu. Aussi décida-t-il, avec un terrible pincement au cœur, de l’achever et ainsi abréger ses souffrances.
Le capitaine qui n’avait jusque-là rien entendu et qui était resté dans sa cabine fut attiré par les cris de René et accourut aussi vite qu’il le put. Il vit Henri effondré, en larme et agenouillé devant le cadavre de son ami.
« Il…il est mort, dit Henri tremblotant.
— Qu’avez-vous fait ?! Que diable s’est-il passé ici ? demanda le capitaine


— J’en sais rien. J’étais en train de dormir et l’instant d’après je me tenais devant lui. Je…je crois que je l’ai tué.
— Vous ne vous rappelez vraiment de rien ? insista le capitaine.
— Non… de rien. Comme je vous l’ai dit je me suis trouvé là sans même ne savoir pourquoi ni comment.
Le capitaine regarda un instant le corps inerte de René puis passa alternativement de ce dernier à Henri. Il réfléchit à la situation puis finit par ajouter :
— Bon, reprenez vos esprits et débarrassons-nous vite du corps.
— Mais on peut pas le jeter par-dessus bord comme un vulgaire déchet.
— Alors nous irons l’enterrer quelque part. »
Sur ces mots, ils reprirent la mer, à la recherche d’un endroit où mettre leur pauvre ami en terre. Ils tombèrent sur un petit îlot sur la route du retour et décidèrent de l’enterrer là. Henri resta un moment devant la tombe improvisée de son ami afin de s’y recueillir. Il le remercia d’avoir toujours été à ses côtés et lui exprima ses regrets quant à l’horrible geste qui avait mis fin à ses jours. Le capitaine posa la main sur son épaule et lui murmura quelques mots pour apaiser sa conscience. Il avait cependant beau dire que ce n’était pas sa faute, qu’il ne savait plus ce qu’il faisait, Henri avait du mal à ne pas culpabiliser. Etait-il devenu fou ? Sa raison s’était-elle évanouie dans les profondeurs abyssales, dévorée par les


démons qui depuis des nuits l’assaillent ? Il ne savait plus où il en était et se demandait ce qu’il allait advenir de lui. Il eut alors cette affreuse vision post-apocalyptique d’un monde sans vie où régnait ces répugnants titans, ces abominations. Elles appelaient, essayaient de se frayer un chemin au travers de ce voile qui sépare nos mondes.
Cependant, elles ne pouvaient toujours pas passer, au grand soulagement d’Henri. Elles avaient besoin de plus de prières et de sacrifices ; ce que Henri leur refusait, essayant de toutes ses forces de ne pas succomber à leurs appels. Il passa plusieurs nuits blanches de peur d’être atteint par le biais de ses rêves, là où il était si facile pour ses monstres d’accéder à son inconscient et reprendre ainsi le contrôle de son esprit. Non, ça il ne pouvait se le permettre. Il relata donc dans son journal tout ce qu’il avait vu afin que les générations à venir puissent être prévenues.
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