Ω Milàn Košar Ω
16 ans Ω Demi-dieu fils d’Abysses Ω Croate Ω Prince des Abysses Ω Espadon abattu
Du noir. Il m’entoure. Il ne m’est pas familier. Je ne l’ai jamais senti. Je ne le connais pas. Ce n’est pas le noir de la Maison. Ce n’est pas le noir de la nuit. Ce n’est pas le noir du sommeil. Il est différent. Il me gêne. Il est désagréable. Je n’ai pas envie d’y rester. Je ne veux pas y rester. Alors j’ouvre les yeux. Le blanc éclate et me frappe les rétines de plein fouet, et je suis obligé de refermer les yeux pour qu’ils ne brûlent plus. Mon esprit est blanc, aussi blanc que la lumière, et je me force à cligner des yeux. Ils s’accommodent petit à petit, ma vision floue devient de plus en plus nette et un mur se forme sous mon regard. Ce n’est pas un mur de pierres sèches claires.
Ce n’est pas un mur de pierres sèches claires. Mes yeux s’agrandissent. Ma bouche s’entrouvre. Je me redresse brusquement en position assise en prenant appui sur mes deux mains sur ce qui doit être un matelas. Mon cœur bat la chamade. Ma respiration se saccade. Mes pensées reviennent. Elles se remettent en place dans ma tête. Elles s’alignent. Elles s’ordonnent. Je comprends enfin.
Je ne suis pas chez moi. Ce n’est pas un mur de chez moi. Ce n’est pas chez moi.
Où suis-je ? Quel est cet endroit ? Où est Maman ? Maman… Maman. Du rouge. Des filets rouges dans l’eau. Maman allongée sur le dos par terre. Sa poitrine hors de l’eau. Ses jambes dans l’eau. La mer qui s’étale sur la moitié de son corps. Sa tête tournée vers elle. Son regard vide. Son visage livide. Son expression figée. Son cœur…
Ma lèvre inférieure tremble violemment. Les larmes me montent subitement aux yeux. Je plaque une main sur ma bouche. J’ai un haut-le-cœur. Je me retiens de vomir.
Maman… Maman est… Papi et Mamie… Ils… Ils sont… Ils sont… Papa ! Papa, où es-tu ? Où es-tu ? Tu es vivant, tu ne peux qu’être vivant, alors où es-tu ? Pourquoi tu n’es pas là ? Pourquoi tu n’es pas avec moi ? Je regarde frénétiquement autour de moi. Papa n’est pas là. Il n’est pas à côté de moi. Il n’est pas loin. Il ne peut pas être loin. Mais je ne le sens pas.
Je ne le sens pas. Je ne sens pas sa présence. Je ne sens pas son aura. Je ne sens rien.
Je ne sens rien ! Je suis un coquillage vide. Je suis aussi vide que les yeux de Maman. Comment ?
Ce n’est pas possible. Papa est forcément quelque part. Il n’a pas pu mourir. Il n’a pas pu disparaître. Il doit être là. Il doit être avec Plav…
Plav ! Je suis sûr qu’il est angoissé ! Il faut que je les rejoigne ! Instantanément, je me lève en jetant le drap qui me couvrait sur le sol et cours avec précipitation jusque la porte. Je l’ouvre brutalement, la faisant claquer contre le mur, puis m’arrête dans l’encadrement. Je vois une autre devant moi donnant sur l’extérieur, de la lumière entrant à l’intérieur par l’ouverture, et me rue dehors.
-Papa ! Je crie.
Je m’arrête et regarde frénétiquement autour de moi de nouveau, le souffle court.
Où es-tu ?! Il y a des constructions. Il y a de la végétation. Il y a des gens. Il n’y a pas Papa. Je me concentre sur lui. Je me concentre sur mes sensations. Je me concentre sur mon instinct. Je m’ouvre à mon environnement. Je déploie mes sens. Je ressens.
Mer, guide-moi. Je la sens soudainement. Je sens mon sang bouillonner. Je sens l’eau salée remuer. La mer remue comme si la cause était mon sang bouillonnant. Il en est la cause.
La mer est là. Je me remets à courir. Je m’oriente en fonction de la température montante dans mes veines. Plus mon sang s’agite, plus la mer se rapproche. Elle se rapproche. Je m’en rapproche. Je cours aussi vite que je peux. Les cheveux au vent. Les membres souples. Les pieds frôlant le sol. L’air me fouette le visage, les bras, les jambes. La mer est toute proche. Elle apparaît. Mon sang ne fait qu’un tour. La chaleur explose. Le soulagement m’inonde.
La mer. Elle est là. Je ne m’arrête pas. Je ne peux pas. Je ne peux que courir vers elle. Son énergie se mélange à mon adrénaline. Elle coule en moi. Mon corps et l’eau fusionnent. Nous sommes en symbiose. Je cours sur le sable. Il vole à chacune de mes foulées. Je tends une main vers la mer. Les vagues s’élèvent. Elles m’appellent.
-PLAV ! Je hurle à pleins poumons.
Ici ! Me répond mon frère.
Je regarde dans la direction d’où vient sa voix. Je le vois. Plav. Ma famille. Mon meilleur ami. Il est là. Je me jette dans l’eau sans hésiter une fraction de seconde. La mer m’enveloppe. L’eau emplit mes pores. Elle me revigore. Elle me renforce. Elle me fait le plus grand bien. Plav se rue sur moi. J’ouvre les bras. J’enlace Plav. Je touche son nez, sa tête, son corps. La pulpe de mes doigts l’éprouve. Je le connais par cœur. Ses nageoires m’effleurent. Je pose ma tête sur la sienne. Je ferme les yeux. Je le serre de toutes mes forces contre moi.
Plav… Mes larmes coulent. Elles se perdent dans la mer.
Tu m’as manqué… Murmure Plav dans un sanglot.
Mes larmes redoublent. Il m’a horriblement manqué.
« Tu m’as manqué aussi », je lui réplique en pensée. Sans lui, j’étais scindé. J’étais coupé. J’étais déchiré. J’ai récupéré l’autre partie de moi. J’ai récupéré ma moitié. Plav et moi formons un tout. Ses nageoires me caressent les flancs. Sa tête se frotte contre la mienne. Plav est frémissant. Je suis tremblant. Je me recule légèrement sans le lâcher de manière à pouvoir le regarder dans les yeux. Mes mains sont de part et d’autre de sa tête. Je prends doucement la parole :
-Qu’est-ce qui s’est passé ?
Plav secoue la tête. Il est désemparé. Il hésite.
Milàn…
Ça ne va pas quand il utilise mon prénom entier. Ça ne peut pas aller.
Maman est… Maman est… Ça ne va pas. Il n’a pas à hésiter. Il doit me dire. Tout de suite. Je fronce les sourcils. La colère monte. Je l’interroge sèchement :
-Qu’est-ce qui s’est passé ?! J’étais endormi et je ne me suis pas endormi tout seul ! Je ne l’aurais jamais fait, il y avait Maman, alors qu’est-ce qui s’est passé ?!
Plav frissonne. Il détourne les yeux. Je le fixe. Mes traits sont crispés. Mon corps est raide. Il me regarde. Il est apeuré. Il me dit d’une traite :
Papa t’a endormi et je t’ai ramené à la Maison pour te protéger sur sa demande. Il a ramené Nada et Papi et Mamie avec lui. Après, Dieu Éros et Déesse Nyx sont venus. Ils ont parlé et ont appris à Papa l’existence de la Colonie. C’est là où nous sommes et tu es avec des enfants comme toi. Vous avez tous un dieu ou une déesse comme parent.
-Quoi ?! Je m’exclame, furieux.
Il m’a jeté là ?! Il m’a laissé ?! Il a osé faire ça ?! Il a osé !
Mon visage est déformé par la colère. La mer bouge. Les vagues sont plus hautes, plus longues, plus puissantes.
C’est pour te protéger ! S’écrie Plav, en détresse.
Il a mal. Il souffre. J’ai mal de le voir comme ça. Mais je suis si en colère. Elle est en train de m’aveugler. Papa m’a laissé. Il m’a jeté dans la « Colonie ».
Il m’a abandonné. Il l’a fait. Je n’ai jamais pensé que ça puisse arriver. Je croyais qu’on s’aimait, qu’on se faisait confiance, qu’on resterait ensemble.
C’est faux. Il est parti. Il m’a lâché. Ça ne va pas rester comme ça.
-On va le chercher, je décrète froidement.
Je sens que Plav désapprouve. Je l’ignore. Je sais ce qu’il pense : si Papa ne veut pas être trouvé, il ne le sera pas. On perd notre temps. Qu’on le perde. Il est hors de question que je reste les bras ballants. Je contourne Plav. Je le chevauche. Plav fait volte-face. Il nage. La mer retombe. Elle ne devrait pas. J’ai envie de noyer la Colonie. J’ai envie que la mer se déchaîne. J’ai envie qu’elle l’engloutisse. J’ai envie qu’elle déferle sur la terre. J’ai envie qu’elle ravage tout sur son passage. Je veux qu’elle avale Triton. Triton est coupable. Il a tué Maman. Il a commis un crime impardonnable.
Il doit payer. Plav avance. Je regarde attentivement autour de nous. Le noir nous accueille. Je ferme les yeux. Je respire. Je suis soulagé. Les Abysses. La Maison. Ma maison. Je suis de retour chez moi. Je me sens bien. Je me sens mieux que sur la terre ferme. Je n’ai rien à faire sur la terre. Ma vie est dans la mer. Elle est aux côtés de Papa, de Plav et de mes amis marins. Quelques-uns sont là. Ils s’approchent. Je les reconnais tous. Je les aime. Je sens leur tristesse. Je la partage. Je les remercie dans des chuchotements. Ils me réconfortent. Je leur demande s’ils n’ont pas vu Papa. Ils me répondent par la négative. Personne n’a revu Papa depuis. Il se cache. Il se terre. Je lui en veux profondément.
Il n’a pas le droit. Il n’a pas le droit de nous laisser tomber. Il n’a pas le droit de me laisser tomber.
Il ne peut pas. Plav continue d’avancer. Je sens quelque chose de long, de fin et de doux me frôler. Je la reconnaîtrais entre mille.
-Pérasma…
La murène s’enroule délicatement autour de moi. Elle m’étreint. Je pose mon front contre sa tête. Je la caresse.
Pérasma… Elle souffre. Comme nous tous. Elle ne mérite pas ça. Elle est un des êtres les plus gentils que je connaisse. Je lui murmure :
-Ma belle… Où est ta sœur ?
Pérasma frémit. Plav m’explique :
Elles se sont disputées et elle n’a pas vu Katófli depuis deux jours.
-Elle va revenir… Je rassure Pérasma.
Lorsque Pérasma et Katófli se disputent, c’est aussi une déchirure. Pérasma se détache de moi. Je continue de la caresser avec tendresse. Je suis inquiet. Mais Katófli reviendra. Elle revient toujours. J’espère qu’elles se réconcilieront vite.
-Je suis à la Colonie, mais je ne compte pas y rester. Je cherche Papa, et si Katófli n’est toujours pas revenue une fois que je l’aurai vu, on partira à sa recherche ensemble, d’accord ?
Pérasma acquiesce. Je l’embrasse sur le haut de la tête. Elle s’enfonce dans la nuit marine. Plav repart. Il nage. Il nage encore. Il nage toujours dans la Maison. Il n’y a rien. Strictement rien. On n’avance pas. On n’avance pas… On n’y arrivera jamais… Je craque. Je pleure de rage. Plav essaie de me consoler. Rien n’y fait. Les vannes ont été ouvertes. Je pleure toutes les larmes de mon corps. Elles se sèchent après un temps indéterminé. J’ai les yeux gonflés. J’ai mal au crâne. Je suis fatigué. Plav le sent.
Il faut que tu te reposes…
Des étoiles dansent devant mes yeux. Je m’agrippe à Plav. Je lui rétorque d’une voix éraillée :
-Non.
Mon ton est sans appel. Plav soupire. Il est contre moi. Qu’il soit contre moi ou non ne change rien. Je veux retrouver Papa. La Maison m’est ouverte. Mais la chambre de Papa ne l’est pas. Je vais la chercher. Je me planterai sur son seuil une fois devant. Je taperai sur sa porte jusqu’à ce que Papa m’ouvre. Il m’ouvrira avant que je cède. Je ne céderai pas. Jamais. Je veux le voir. Je le ferai.
Ω Milàn Košar Ω
16 ans Ω Demi-dieu fils d’Abysses Ω Croate Ω Prince des Abysses Ω Espadon abattu
Nous avons enfin retrouvé Katófli. Ça fait cinq mois que je suis à la Colonie et ça faisait deux mois que Katófli était partie, mais nous l’avons retrouvée dans un recoin de la mer. Elle flottait dans l’eau et était immobile, inerte, et Pérasma a failli mourir de peur en la voyant dans cet état, mais Katófli était vivante et simplement épuisée. Je l’ai placée sur le dos de Plav avec une infinie délicatesse et nous avons nagé jusque la Colonie, puis Plav s’est arrêté près du bord, dans l’eau, et y est resté. Katófli se reposait sur son dos et Pérasma tournait en rond à côté d’eux, angoissée. Katófli a mis plusieurs heures à reprendre conscience et des jours entiers à se remettre de son aventure, parce qu’elle a décidé il y a deux mois toute seule, comme une grande, de prendre Triton en chasse. Pendant deux mois, elle a donc inlassablement parcouru les mers et les océans à sa recherche, les écumant pour venger Maman. Cependant, ses forces ont fini par l’abandonner, Katófli ne faisant presque que nager en alimentant sa colère et sa haine, et son énergie s’amenuisait dans le temps, jusqu’à ce qu’elle n’en ait plus. Je suppose qu’elle a coulé sans pouvoir lutter et a ensuite perdu conscience. Quand elle s’est réveillée, je n’ai pas attendu alors que j’aurais dû, je le savais parfaitement, mais j’étais trop en colère et, hors de moi, je lui ai hurlé dessus. Sous la colère et l’inquiétude, je lui ai asséné qu’elle n’aurait jamais dû faire ça, partir sans prévenir et traquer Triton, qu’elle a été inconsciente, qu’elle n’a pas réfléchi, qu’elle aurait pu mourir, que ce n’était pas ce que Maman aurait voulu.
Katófli m’a tenu tête et m’a fixé droit dans les yeux, jusqu’à ce qu’elle s’effondre et baisse le regard en pleurant silencieusement. J’étais furieux et lui ai dit ses quatre vérités, car j’ai eu extrêmement peur et je n’étais pas le seul, tout le monde a eu peur pour elle, Pérasma la première, et Katófli qui nous a fait ça m’a fait enrager. À quoi pensait-elle ? Qu’est-ce qui lui est passé par la tête ? Comment a-t-elle pu en arriver là ? Je sais qu’elle voulait bien faire, que ses intentions étaient bonnes, en quelque sorte, parce que vouloir venger quelqu’un en tuant un autre être ne l’est pas d’un certain point de vue, mais elle a mis sa vie en danger. On n’a pas besoin d’une nouvelle mort. Et si elle avait finalement trouvé Triton ? Qu’aurait-elle fait en tant que sujet de la mer et des Abysses ? En tant que murène ? Rien, elle serait morte et je le refuse. Je refuse d’y songer, elle est vivante et c’est tout ce qui compte. Avec des « si », on refait le monde, mais la question ne se pose pas. Je la comprends sincèrement, combien de fois j’ai eu envie de plonger dans la mer et d’y chercher Triton, le dénicher et le confronter, mais je veux trouver Papa avant de le faire, le revoir. Seulement après, je poursuivrai Triton, mais pas dans le but de nous venger. Je lui demanderai pourquoi est-ce qu’il a tué Maman et je m’en irai avec la réponse à cette interrogation, ni plus ni moins. Au début, durant les deux premiers mois à la Colonie, j’en voulais au monde entier et mes objectifs étaient de rendre à Papa tout le mal qu’il me faisait et tuer Triton de mes propres mains, mais la peine l’a emporté sur la fureur.
Je me suis rappelé que je n’étais pas le seul à souffrir, qu’il n’y avait pas que moi, moi et moi seul, et me suis rendu compte que je me comportais égoïstement en me concentrant sur moi, sur ma souffrance, sur ce que je ressentais, alors que Plav et les Abysses souffraient aussi à côté de moi. Je ne le voyais pas, étant trop centré sur moi et ma propre souffrance pour remarquer celle des êtres que j’aime le plus au monde, et je m’en veux horriblement pour ça. Je ne me pardonnerai pas avant un bon moment de ne pas avoir été là pour eux, d’avoir été un gamin égocentrique, égoïste et capricieux et d’avoir porté des œillères tout ce temps. Ce n’est pas digne d’un prince. Je ne prends pas particulièrement au sérieux ce titre, car je n’ai rien d’un prince et me comporte avec les Abysses comme je me comportais avec mes parents, mais, dans un coin de mon esprit, je sais que même si je n’en ai pas l’allure, j’en suis un et les Abysses me considèrent comme leur prince. Ils me respectent et me font confiance, pas uniquement parce que je suis le fils de leur roi, mais aussi parce que la réciproque est vraie et que je les aime. Je leur donnerai ma vie sans hésiter et les Abysses me confient la leur, et je la défendrai au péril de la mienne. Bien que je ne sois encore qu’un enfant, j’ai des responsabilités et protéger les Abysses en est une, et j’ai failli en ne m’inquiétant pas outre-mesure lorsque j’ai appris que Katófli avait encore disparu. J’aurais dû, sachant pourtant que ce n’était pas habituel de sa part, que Katófli ne s’en allait pas autant de temps à cause d’une dispute avec sa sœur, qu’il lui était forcément arrivé quelque chose. Résultat, elle était à deux doigts de mourir par ma faute et mon cœur se serre violemment dans ma poitrine quand j’y pense.
Je n’ai pas été assez vigilant, je n’ai pas assez prêté attention aux signes, je n’ai pas été digne de confiance. Je n’ai pas été digne de porter mon titre de prince. Je n’en suis pas un et n’en serai jamais un, mais je m’évertue à être un meilleur Milàn chaque jour, m’améliorer pour ceux que j’aime, et c’est difficile, long et pénible, mais ça en vaut la peine, les Abysses en valent la peine. C’est pourquoi je ne peux pas me permettre d’entrer en guerre contre Triton, je n’en ai pas le pouvoir et ça m’agace profondément, mais j’ai un devoir, celui de veiller sur les Abysses. C’est ma mission et je la mènerai jusqu’à ce que je meure. Tant que je serai de ce monde, les Abysses sont sous ma protection et je ne m’arrêterai pas de les défendre. Je n’arrêterai pas non plus de chercher Papa. Papa… Papa souffre. Il ne m’a pas abandonné et je ne l’ai compris que des mois après, Plav avait raison. Papa m’a protégé, il a fait tout ça afin de me protéger et il souffre. S’il n’est pas avec moi aujourd’hui, c’est parce qu’il a perdu sa femme, l’amour de sa vie, et qu’il en souffre à chaque fraction de seconde. J’ai perdu ma mère, il a perdu celle qu’il aimait et la souffrance est inévitable dans les deux cas. Papa ne m’a pas laissé, il n’aurait jamais pu faire ça, je le sais, je le connais et ai confiance en lui. Il m’a placé à la Colonie, car je ne crains rien ici, j’y suis en sécurité, le danger que représentent les monstres est écarté, et il ne veut sans doute pas que je le voie dans sa souffrance.
Papa est comme ça, pudique, à se cacher lorsqu’il ressent des choses trop fortes, et le seul et unique être à qui il se montrait dans ces moments-là était Maman, qui a tout vu de lui. J’aimerais aussi tout voir de lui, mais ce n’est pas pareil, je suis son fils et il est mon père, le rapport n’est évidemment pas le même et il croit sûrement que, pour son fils, un père doit être fort. Il a tort, il n’a pas besoin de l’être, on a seulement besoin d’être ensemble et, tous les deux, nous serons plus forts qu’il ne l’est seul sans Maman. Je n’ai aucun doute là-dessus et c’est ce que je lui dis tous les jours, assis sur le sable de la plage de la Colonie ou dans l’eau, dans les Abysses, avec Plav. Nous lui répétons sans arrêt qu’il peut venir, que nous pouvons nous soutenir, partager notre souffrance et la surmonter ensemble, mais Papa reste sourd à nos prières, parce que je suis certain qu’il les entend. Je n’abandonne pas et n’abandonnerai pas : je veux le revoir, il me manque terriblement et je suis prêt à tout pour ça. Je veux revoir mon père, je veux le prendre dans mes bras, je veux le serrer contre moi, je veux lui dire que je suis là pour lui et que je l’aime de tout mon cœur. Il ne doit pas en douter, jamais, et je l’attends, j’attends qu’il remonte à la surface et j’espère qu’il le fera un jour. Ça peut prendre des années, peu importe : j’attendrai le temps qu’il faudra, j’attendrai toute ma vie, je l’attendrai jusqu’à ma mort. C’est mon père et, pour lui, j’attendrai indéfiniment.
Ce matin, Katófli s’étant rétablie, Plav et moi sommes retournés dans les Abysses y ramener les deux murènes et, là-bas, j’ai fait promettre à Katófli de ne pas recommencer. Katófli a acquiescé, bien plus docile que d’habitude, et s’est effacée et mise en retrait, faisant profil bas. Elle était désolée, honteuse et pleine de regrets, et je l’ai pardonnée et l’ai enlacée tendrement. Je l’ai confiée à sa sœur avant de revenir avec Plav à la Colonie, soulagé. Plav se rapproche lentement du bord, mais je suis toujours entièrement dans l’eau sur son dos et il se rapproche encore, ma tête crevant la surface tandis que je sors petit à petit de l’eau en restant sur Plav. Soudain, Plav donne un coup de queue et roule sur le sable et je bascule de son dos et roule avec lui deux fois sur moi-même en souriant légèrement, pris par surprise et amusé. Plav rit et je me retrouve allongé sur le dos sur le sable, à moitié dans l’eau, le regard rivé sur le ciel. Est-ce que le ciel a des abysses à lui ? C’est la question que je me pose à chaque fois que je l’observe et je soupire, avant de me redresser en position assise et de me relever, le sable collant à mon corps dénudé à l’exception d’un maillot de bain. Non loin de moi, Plav roule de nouveau sur le sable de manière à ce que les trois quarts de son corps soient dans l’eau et il s’immobilise, fermant les yeux. Ça ne m’étonne pas, Plav adore les bains de soleil et je devine qu’il va s’endormir dans peu de temps et se reposer, car il est fatigué.
C’est ce que j’ai aussi envie de faire, je sens que je suis épuisé et pour cause, je n’ai pas beaucoup dormi la nuit dernière ni les nuits d’avant, surveillant obstinément l’état de Katófli. La fatigue prend de plus en plus de place en moi alors que je marche sur le sable jusque mes vêtements, que j’ai étendus sur la plage de manière à ce qu’ils ne soient pas atteints par l’eau. Quelques jours suite à mon arrivée à la Colonie, j’ai enfilé mon maillot de bain et ne l’ai plus quitté pour plus de confort, et mes vêtements traînent sur le sable, sur la plage. J’imagine qu’ils ne surprennent plus personne depuis le temps que je suis là, mais ils pourraient, je suppose, sauf que je n’en ai aucun souvenir. Plav étant ma mémoire, il me remémore souvent qui est venu à la plage récemment, mais je ne m’en souviens pas pour autant. Je n’ai pas envie de me souvenir de ces personnes. Je n’y songe plus, je préfère dormir et je suis sorti de l’eau pour sentir le soleil sur ma peau, mais je m’apprête à y retourner, parce que l’eau est une couverture mouvante très agréable. Je m’étire en fermant les yeux, relâche mes muscles, détends mon corps, effleure mes bagues aux doigts de ma main droite et fais un pas afin de rejoindre Plav.