vampiredelivres a écrit : ↑lun. 16 nov., 2020 2:02 pm
L'EXILÉE
(2/3)
Eliane atteignit sa destination à la tombée de la nuit, quand les derniers rayons rougeoyants se perdaient dans les vastes plaines avaloniennes AH BAH. D'ailleurs, c'est bien Avalon le nom du pays ? J'ai un énorme doute. AH C'EST AVALAEN.. Sur sa droite, en direction du nord, un large lac reflétait l’obscurité de la nuit tombante. Loin derrière, même si elle ne les voyait presque plus, elle perçut la douce vibration familière des montagnes du nord, comme une entité vivante dont l’énergie était pareille à son arcane. Elle inspira profondément le parfum glacé de la nuit, chargé d’humidité et de verdure, sourit mais soupira, nostalgique. Quelque part par là, nichée sur un versant abrupt, se trouvait la cité d’Ombre, sa maison. Mais il n’y avait plus personne pour l’attendre là-bas. Son père Zerrhus était mort, son cousin Alzen était à la tête de la province, et même s’ils avaient toujours gardé des relations cordiales, Alzen était profondément indépendantiste. Il se soumettait à la Couronne seulement car Eliane la portait. Pour toute autre Reine qu’elle, il aurait déjà levé l’armée et renié le serment d’allégeance à Ciel.
Elle songea un instant aux petites rues pavées de la ville, aux maisons où tout le monde connaissait tout le monde, aux minuscules villages indépendants épars, perdus dans les vallées, et aux immenses collines vides qui servaient de pont entre Ombre et le reste d’Helvethras. L’ambiance de là-bas lui manquait cruellement. La vie de là-bas lui manquait cruellement. Plus elle y réfléchissait, et plus elle méprisait cette cage dorée dans laquelle elle s’était volontairement enfermée. Elle avait cru pouvoir en tordre les barreaux, mais les gens étaient décidément toujours les mêmes. Il aurait fallu au moins trois générations avec son modèle de règne pour réussir à changer quelque chose, mais elle n’avait ni ce temps, ni les appuis nécessaires. Sans héritier ou héritière, le trône reviendrait à quelqu’un de la famille de Vilhelm, et tout retomberait à la case départ. Tant d’efforts vains, tant d’énergie et de sacrifices… songea-t-elle amèrement. Tout ça pour quoi ? Ça ?
Morose, elle secoua la tête, grommela dans sa barbe, essayant de chasser les pensées noires. Elle n’avait guère l’intention de se morfondre, surtout dans le cadre actuel. Elle avait choisi son chemin, une route étroite et sinueuse où il suffirait d’un rien pour basculer. De toute manière, sa position déjà précaire l’exigeait.
Avec une brève pensée pour Karashei, qui aurait adoré le paysage si elle avait pu être ici et non portée disparue depuis près de deux décades, elle pressa ses talons contre les flancs de son cheval pour le lancer au trot, rejoignit le groupe sans crainte, son cheval gardant le pas assuré malgré le terrain rocailleux où plus d’un homme aurait trébuché mille fois. Une fois en bas, elle réajusta la capuche sur sa tête. Ils n’étaient censés rejoindre leur destination, un poste-frontière helvetrien, que le lendemain matin, raison pour laquelle elle avait planifié la rencontre cette nuit.
Aussi silencieusement que les sabots des chevaux le permettaient, elle et ses hommes trottèrent vers le lac en utilisant le couvert des collines pour tromper la surveillance des gardes. Ils avaient abandonné une petite partie de leur escorte un peu à l’est en guise de diversion, dans un campement bruyant et lumineux situé entre la cité Lumière et ses plus proches villages, et avaient cavalé à bride abattue en direction du lac.
Le temps qu’ils parviennent sur les berges rocailleuses, les derniers rayons de soleil avaient disparu, et la lune se dissimulait derrière de lourds nuages. Invisibles ou presque, ils ralentirent, à la recherche de la fissure, cette petite grotte encastrée dans l’une des collines, à quelques pas seulement du lac.
Ce fut Mattias qui finit par discerner la crevasse entre deux blocs rocheux couverts de mousse. Elle était à peine assez large pour laisser passer un homme de côté. Eliane mit pied à terre, laissa deux soldats passer devant, puis s’engagea à leur suite, une main posée sur la dague à sa ceinture. Ils progressèrent de longues minutes entre les parois étroites, avançant à tâtons, jusqu’à parvenir à un espace un peu plus large où ils s’immobilisèrent.
— Arika, souffla Eliane.
Le cristal qu’elle tenait dans son autre main s’illumina de l’intérieur, révélant une petite grotte. Les gouttes d’eau qui tombaient de temps en temps du plafond s’écrasaient sur des stalagmites d’un blanc lumineux, scintillant. Eliane passa doucement une main dessus, songeuse, esquissa un semblant de sourire en s’éraflant le doigt sur le bord saillant d’une pierre. Il y avait à peine assez d’espace dans la caverne pour que quatre personnes s’y retrouvent, et chaque son résonnait le long des corridors. Elle fit un signe à Mattias de rester avec elle. Protecteur, il se plaça devant elle et tira une courte dague, adaptée à l’espace restreint dans lequel ils étaient enfermés. Les trois autres soldats qui étaient entrés avec elle s’alignèrent dans le corridor.
Le temps, rythmé par les chutes irrégulières de gouttes qui tombaient sur les stalagmites, s’étira dans les ténèbres comme un voile sombre. Eliane avait dissimulé son cristal sous sa cape afin d’étouffer son éclat, tant bien que, les yeux ouverts ou fermés, elle ne voyait aucune différence.
Enfin, des bruits de pas, lourds, quoique étouffés, résonnèrent au loin. La souveraine tendit l’oreille, patiente. Les échos de la grotte s’embrouillaient, se chevauchaient, l’empêchant de pouvoir discerner le nombre de personnes, mais au crescendo de leurs sons, elle sut qu’ils se rapprochaient. Elle passa une dernière fois en revue les multiples, presque innombrables raisons, qui l’incitaient à faire ce qu’elle allait faire, inspira profondément. Son cœur battait, lent mais fort, dans sa poitrine ; elle sentait chaque coup se répercuter dans ses os. Dans les ténèbres, elle sentit pitite répétition ^^ l’ombre qui avait longtemps guetté son cœur s’étendre comme une marée sombre, un courant traître qui déferla dans ses veines. Elle inspira profondément, presque anxieuse. Presque
Un homme apparut. La lumière éblouissante de sa torche jetait des ombres profondes sur les plis de son visage, et donnait à ses yeux sombres un éclat rougeoyant, presque sauvage. Il fixa un instant Eliane, puis Mattias, puis acquiesça, et s’écarta sans un mot. Un autre suivit, plus petit, à peine plus jeune. Eliane lui aurait donné une soixantaine d’hivers, même si ses cheveux sombres gardaient leur noir brillant. Sa face arrondie, un peu cireuse, était celle d’un homme qui n’avait jamais vécu dans le besoin. Sans être replet, il était empâté, un peu bedonnant, serré dans un vêtement qui l’engonçait. La peau de ses joues était molle, tombante. Son regard paraissait terne, un peu vitreux, mais Eliane savait qu’elle ne devait pas s’y tromper. Elle inclina poliment la tête sur le côté, il fit de même.
Ils se fixèrent un moment dans un silence quasi absolu, qui ne fut rompu que par le bruit d’une goutte d’eau solitaire qui s’écrasa sur la pierre. Eliane attendait, curieuse.
— Pourquoi ? demanda-t-il finalement.
— Le combat que j’ai mené ces dernières années est perdu, répondit-elle platement.
— Ce n’est pas ce que mes rapports disent. Les patrouilles se multiplient, on me rapporte que la population se porte de mieux en mieux…
Elle sourit doucement à l’idée d’espions avaloniens dans ses villes. Quelques hivers plus tôt, elle les aurait considérés comme une menace à éradiquer, mais désormais, le fait qu’ils soient infiltrés – probablement aussi dans les hautes sphères du palais – était presque plaisante. Cela ne faisait que confirmer ce qu’elle pensait déjà : que nettoyer Ciel équivalait à dératiser une grange infestée, dotée de millions de cachettes et d’un véritable réseau de galeries souterraines. Il aurait réellement fallu au moins trois générations de travail acharné pour chasser définitivement les traces de l’occupation d’Avalaën, et purifier la noblesse de ses tares héréditaires.
— Certes. Mais une fois que j’aurai disparu, qui continuera à tenir les rênes ?
L’Empereur d’Avalaën sembla un instant perplexe, comme s’il se demandait si elle l’avait amené là pour lui demander de la tuer.
— J’ai entendu les rumeurs de complots envers vous, mais…
— Vos informateurs ont un peu de retard, répliqua-t-elle. Partiellement parce que je continue à étouffer l’affaire du mieux que je peux, mais mes ressources s’amenuisent. Cette rencontre, c’est mon dernier mouvement.
— Vous en êtes certaine ?
— Absolument.
Ses yeux de glace étincelèrent, et Dieter baissa la tête, songeur. Cela faisait des lunes déjà qu’ils échangeaient à mots couverts à ce sujet, et des bien hivers qu’ils entretenaient une relation diplomatique plutôt bénéfique aux deux camps. Dans leurs lettres courtoises et la précision tranchante des mots, il avait discerné l’esprit affûté de son interlocutrice. Elle ne s’embarrassait jamais de précautions inutiles, et ne se voilait jamais non plus la face, quel que soit le sujet. Elle ne venait pas solliciter son aide, simplement annoncer les évènements.
— Si vous ne le souhaitez pas, les termes dont vous conviendrez avec mon cousin me seront amplement suffisants.
Mais songez à ce que vous pourriez obtenir si vous m’aviez à vos côtés… n’ajouta-t-elle pas. Il le comprit malgré tout.
— Comment vous faire confiance ? releva-t-il.
Eliane esquissa un rictus dur.
— Écoutez vos espions. Quoique de toute manière, cela fera du bruit.
Elle se détourna, entrelaça ses doigts, ajouta du bout des lèvres :
— La prochaine fois que vous chercherez à me joindre, envoyez vos lettres à Ombre.
Ils arrivèrent aux postes-frontière dans le courant de la matinée. Le commandant, qui les attendait avec une impatience mêlée de crainte, avait réservé une chambre presque confortable dans les baraquements du fort pour la souveraine, mais dès qu’elle eut déposé ses affaires, elle demanda à s’entretenir avec lui.
Trois automnes plus tôt, elle était venue vérifier l’état des casernes et la situation générale des frontières. Elle avait ainsi pu découvrir que, si les tensions entre les soldats d’Helvethras et d’Avalaën s’étaient quelque peu apaisées, c’était bien la seule réelle amélioration depuis le début de son règne. Le moral des troupes était au plus bas, l’entretien du matériel était catastrophique. Le traitement des chevaux laissait plus qu’à désirer, quant aux relations entre les gardes des postes-frontières et les paysans qui labouraient les terres proches, il n’y avait rien de pire. Aussi, trois automnes auparavant, elle avait indiqué au grand commandant du poste principal qu’elle escomptait des changements plus que positifs à sa prochaine visite.
Il l’accueillit dans la salle principale, avec des mets qui se voulaient raffinés, produit produits ? de la chasse locale. Elle lui adressa un sourire en piquant sa fourchette dans un morceau de lièvre rôti, et il esquissa un sourire nerveux. Il avait beau faire près de deux têtes de plus qu’elle et bien le double de son poids, dès qu’elle le regardait, elle sentait son angoisse. La présence de Mattias juste derrière elle, l’air sévère, n’aidait guère.
— Comment se porte le fort ? interrogea-t-elle d’emblée.
Les salamalecs alors je connaissais pas ce mot d’usage, dont Vilhelm ou tout autre membre de la Cour aurait fait preuve, ne l’intéressaient pas. En outre, en attaquant ainsi de front, elle cherchait à le prendre de court. Comme escompté, l’homme, la cinquantaine avancée, des cheveux gris et des plis sur ses joues, parut lutter pour garder un visage neutre.
— Mieux, Votre Majesté. J’ai pris note de vos remarques de la dernière fois, j’espère que vous verrez les changements.
— J’espère.
Elle mordit dans le morceau de viande avec entrain, affamée, s’étonna presque de la qualité de la sauce aux herbes. C’était bon. Mais était-ce ce que les soldats mangeaient ? Il y avait peu de chances. La dernière fois, elle avait exigé les repas de tout le monde, et avait eu de bien mauvaises surprises quotidiennes. Aujourd’hui, pour la forme, elle avait évité de poser ses exigences dès le début, sachant maintenant que le commandant Kilean, aveuglément loyal à Aymeric, irait se plaindre par courrier sitôt qu’elle aurait le dos tourné, et Aymeric remonterait nécessairement la plainte à Vilhelm.
— D’où vient la viande ? s’enquit-elle.
Puis, en voyant l’anxiété pointer dans les yeux noirs du commandant, elle ajouta :
— Elle est excellente.
— Ah ! sourit-il, soulagé. L’un de nos nouveaux, Ydar, est un excellent chasseur.
Elle acquiesça, termina son repas en silence, sans que l’homme n’ose l’interrompre, puis se leva.
— J’aimerais visiter les chambres.
Le désespoir sembla tomber sur Kilean comme une chape de plomb, il dut lutter pour se retenir de se tortiller comme un enfant pris en faute sous le regard de sa mère.
— Ah, mais…
— Mais ? releva-t-elle un peu plus sèchement.
— Non, rien, Altesse. Suivez-moi.
Abattu, il la guida dans le fort, d’abord dans la cour interne. Malgré le fait que ce ne soit que le début de l’automne, il faisait frais dans la grande cour rectangulaire, aussi Eliane remonta-t-elle son châle sur ses épaules. Elle ne portait, contrairement au reste des hommes présents, qu’une chemise, quoique épaisse, et un long pantalon tombant. Ses longs cheveux blancs étaient ramenés en une large tresse, agrémentée de fils d’or, dans son dos. Elle avait refusé le port de la couronne ou d’un quelconque diadème, ainsi que les longues robes traditionnelles.
— N’avez-vous pas froid ? interrogea craintivement Kilean.
Elle lui adressa un sourire amusé, et un flocon solitaire voltigea le long de ses doigts. L’homme déglutit.
À son arrivée dans les chambres, les soldats l’accueillirent avec un mélange de crainte et de mépris. C’étaient tous des hommes de la province de Lumière, fidèles à Aymeric, et malgré les années, le ressentiment du Sire de Lumière à l’égard de la souveraine demeurait, et se perpétuait dans les terres. Elle les salua, froide mais polie malgré tout, inspecta les pièces une à une. Les constats progressifs lui tirèrent des sourires amers.
L’isolation n’avait absolument pas été repensée, la propreté non plus. Quant au problème de rats, il semblait à première vue avoir été éradiqué, mais elle finit par apercevoir, dans le coin d’une chambre, une petite bête aux yeux noirs comme la nuit et aux dents acérées, acculée dans un coin. Les trois hommes avaient dressé une planche pour former une barrière et empêcher le raton de s’enfuir, et l’asticotaient avec des branches pointues, s’amusant de ses cris. Irritée, elle s’éclaircit la voix, mais, trop occupés par leur jeu, ils ne tournèrent même pas la tête. Elle s’avança à pas de loup, jusqu’à ce que l’un d’entre eux note sa présence dans le coin de son champ de vision. Il s’immobilisa d’un seul coup, et les deux autres se raidirent à leur tour en comprenant.
Elle n’accorda qu’un bref regard, glaçant et dédaigneux, à leurs faces soudain blêmes, puis s’avança. Faisant fi des petits crocs aiguisés du rongeur, elle l’attrapa par la peau du cou comme elle aurait attrapé un chaton, le porta sous le nez du commandant. L’animal émettait de petits cris plaintifs, se tortillait en essayant de mordre, mais ne parvenait pas à s’arracher à la prise de la femme. Bordel même moi j'ai peur d'Eliane ptn Alors j'imagine pas son entourage
— Voudriez-vous m’expliquer ?
Le commandant ne pipa mot, et elle ne le poussa pas. Elle se contenta de se pencher, libérer le raton, qui détala à toute vitesse, puis continua sa route comme si de rien n’était. Elle savait que le message était passé.
Trois jours plus tard, elle venait d’arriver à un avant-poste positionné dangereusement proche d’un village avalonien, quand un cavalier en approche fut annoncé. Alors qu’elle était au pied de la tourelle de pierre, il déboula au galop dans le camp, sauta à bas de son cheval, confia les rênes au premier palefrenier venu, la salua à peine, et fila droit en direction de Mattias. Ce dernier prit la missive, acquiesça, puis la lut, avant de la froisser et de la fourrer dans sa poche, et Eliane préféra s’éloigner.
Bien plus tard, le soir, Mattias vint la retrouver dans la tente qui avait été montée à son intention juste à côté du petit fort composé de trois tours. Il faisait frais entre les lourds draps, puisqu’un seul brasero sur les cinq avait été allumé, mais cela ne dérangeait nullement la jeune femme. À son arrivée, elle leva la tête, s’assit sur le lit de camp sur lequel elle s’était allongée pour lire un ouvrage à la lueur des flammes.
— Le Roi me convoque de toute urgence à Ciel, annonça Mattias à mi-voix.
Même s’il n’y avait en principe personne aux alentours de la tente, sa voix ne porta guère plus loin que ce qu’Eliane aurait pu entendre. Elle hocha lentement la tête, et un sourire fugace, quoique lumineux, ourla ses lèvres.
— Ainsi donc, il vient de l’apprendre.
Le Général ne pipa mot, mais la pointe d’anxiété dans ses yeux verts-gris était suffisamment parlante. Il haussa les sourcils.
— Souhaitez-vous changer…
— Non, trancha-t-elle sèchement. Tiens-t’en au plan dont nous avons convenu. Je retournerai à Ciel d’ici deux à trois décades, le temps de finir ma visite et de faire le trajet. Mais prépare le nécessaire… et préviens Astryd.
La servante et amie d’Eliane n’était pas du voyage, légèrement souffrante quelques jours avant le départ. Du moins était-ce la version officielle, puisqu’en vérité, elle se portait parfaitement bien. Elle s’était simplement contentée de tout mettre en place afin que Vilhelm découvre le pot-aux-roses en l’absence de son épouse. Rho bah.
— D’autres questions ?
— Non, Ma Reine. Je serai parti à l’aube.
Elle acquiesça, mélancolique, et il tourna les talons.
Malgré les magnifiques paysages qui défilaient, Eliane trouva le voyage du retour fade et lent. Il lui tardait, désormais, d’être libérée du poids de ces responsabilités qui lui incombaient. Mais au lieu de prendre les grandes routes qui leur auraient raccourci le trajet, ils avaient choisi de faire le tour, de remonter le long du lac puis de croiser à travers les vastes plaines vides que se partageaient les provinces d’Ombre et de Lumière. En journée, elle pouvait discerner la silhouette menaçante, et pourtant si familière, des montagnes de chez-elle, et l’idée d’être loin lui transperçait le cœur. Elle aurait presque voulu s’enfuir, couper court à tous ces simulacres, mais elle tenait au moins à faire les choses dans les formes et à poser les bases d’une nouvelle politique avant de partir.
Enfin, au détour d’une haute colline, se dessinèrent les remparts de la cité de Ciel. Ils y entrèrent par la porte sud, empruntant le pont de l’Aube Rouge, et elle ne put s’empêcher d’arrêter la cohorte au milieu du large pont, juste pour quelques minutes. Cinq à six toises en-dessous, les flots rugissants de l’Irava, le profond fleuve qui avait emporté Karashei Nan mais je refuse de croire à sa disparition.
Y'a un adage sacré en littérature (pas du tout officiel, mais je suis sûre qu'on le partage tous) : pas de corps, pas de mort , rugissait. Le niveau de l’eau était encore haut, rappel de l’inondation qui avait causé de grands dommages dans la province de naissance de son amie. Avec un soupir, Eliane remonta en selle, songeant que, au moins, les deux filles de Karashei étaient en sécurité à Ombre, et rien là-bas ne pourrait leur causer de tort.
Les rues étaient, comme souvent, agitées et remplies, mais on s’écarta sur le passage de la troupe royale. Eliane fut à la fois saluée et huée de toutes parts, mais ne prêta aucun regard à la population. Le regard fiché sur les murs internes, qui délimitaient le palais, elle garda la tête haute et l’esprit absent, jusqu’à parvenir dans la cour. Cependant, une fois à l’intérieur, elle sentit une pointe d’appréhension traîtresse se nicher dans son cœur. Un bataillon de gardes l’attendaient et, un peu plus loin, les vautours de la Cour, prétendant être occupés, lui glissaient subrepticement des regards mauvais. Elle serra les dents à la vue de Mattias.
— Votre Majesté.
Assez fort pour que le reste des soldats l’entendent distinctement, et pour que les vautours captent au moins le sens de la discussion, il se pencha pour lui expliquer :
— Vous êtes accusée de haute trahison envers la Couronne d’Helvethras. Sur décision du Roi, vous êtes invitée à demeurer dans vos quartiers jusqu’à ce que vous soyez conviée au jugement.
Elle sourit, ne feignant qu’à moitié l’amertume.
— Et si je refuse ?
— Je vous en prie, Ma Reine, ne faites pas de scène.
Ils échangèrent un bref regard, et il inclina imperceptiblement la tête. Elle poussa un long soupir, approuva.
— Très bien. Serai-je au moins libre d’aller et venir à ma guise ?
— Seulement accompagnée par vos gardes ou moi-même.
Ainsi donc, encadrée plutôt qu’escortée, elle s’engagea dans les longs couloirs jusqu’à la suite royale. La procession, qui tenait davantage de l’exhibition d’un animal de foire à ses yeux, transforma bien vite son appréhension et sa crainte en fureur, mais elle s’imposa une absolue maîtrise de ses émotions et de ses expressions. Seuls ses yeux azurins, que de rares osèrent croiser, véhiculèrent ne serait-ce qu’un peu la rage qui l’habitait.
Dans la suite royale l’attendait Astryd, affalée sur un fauteuil en l’absence du maître et de la maîtresse des lieux. Quand les portes refermèrent sur les regards curieux et les oreilles traînantes, Eliane l’interrogea silencieusement du regard.
— Il a trouvé la lettre. Et celles d’avant.
Comme prévu, sous-entendait son ton, mais ni l’une ni l’autre ne se permirent des commentaires qui auraient pu être entendus. Elles savaient toutes les deux qu’Eliane était désormais sur le fil du rasoir, espionnée par tous ceux qui guettaient le moindre de ses faux-pas.
— Le livre ? demanda Eliane.
Astryd indiqua le dessous du lit.
— Et pour le reste ?
Un bref soupir échappa à la servante, qui croisa ses mains dans son dos et s’étira longuement, courbant le dos comme un chat.
— Ils sont en train de rassembler tous ceux qui auraient des témoignages fiables pour te descendre C'est un peu familier comme terme non ?. Laurus est revenu, et depuis qu’il est là, Vilhelm est encore pire.
— Il n’y a pas que ça à mon avis. C’est presque la mi-automne. Les effets du sortilège d’Aitah doivent s’être dissipés.
Astryd haussa les sourcils, sa bouche s’ouvrit légèrement.
— Ah.
— Oui.
Contre toute attente, Eliane considéra un long moment la situation, et finit par pouffer doucement. La nature reprenait ses droits, les sentiments revenaient. Si, comme elle l’anticipait, les effets du sortilège des cœurs brisés s’était dissipé, Vilhelm devait être en train de souffrir mille morts en redécouvrant l’impact que la mort d’Imogen avait réellement eu sur lui. Elle l’avait soustrait à cette douleur durant près de quinze hivers, renouvelant à sa demande le sortilège dès que cela s’était fait nécessaire. Mais par un étrange concours de circonstances – ou son propre oubli subconscient – elle n’avait pas été là cette fois-ci, au moment fatidique. Étrangement, cela pourrait peut-être même l’aider encore davantage.
Elle s’assit dans le siège à côté de son amie, affala sa tête contre le dossier avec un soupir.
— Qui est dans la liste des témoins ?
— De ce que j’ai entendu, Laurus évidemment, Tyrha, de nombreux vieillards aigris qui se targuent d’être de bons conseillers…
— Et ? interrogea Eliane en voyant qu’Astryd paraissait hésiter.
— Elliott.
La souveraine cilla.
— Pardon ?
— Je ne sais pas, c’est une rumeur qui court les corridors ! se récria Astryd en levant les mains. Mais il n’empêche que je l’ai entendue plus d’une fois. En revanche, je n’ai pas eu l’occasion de lui parler, il me fuyait comme la peste jusqu’à ce que je me fasse enfermer ici. omg mais non ? Ou alors il craint pour ses filles ? Pense qu'Eliane est responsable de la disparition de Karashei (car c'est Eliane qu'on visait dans l'attaque d'Uriel et Karashei)
Eliane haussa un sourcil, essayant de comprendre les raisons qui pousseraient Elliott à témoigner contre elle, mais n’en vit aucune qui paraisse valable. Elle finit par repousser le problème, sachant pertinemment qu’elle reviendrait dessus plus tard, en temps et en heure.
— D’autres encore ?
— Des dames et des demoiselles venues de partout s’arrachent la vedette en essayant de sortir les pires racontars qui soient, mais elles n’ont pas vraiment d’intérêt. En principe, tu seras convoquée d’ici trois jours.
— Des revendications imprévues ?
— Pas que je sache.
Durant le reste de l’après-midi, et jusqu’à une heure indécente de la nuit, Eliane lut le livre qu’Astryd avait rapporté de la réserve royale et dissimulé sous le lit : le tout premier exemplaire de la législation helvetrienne. Ligne par ligne, elle décortiqua le manuel, et ne le referma que quand la lune infléchit sa course vers la terre à nouveau. Le lendemain, elle poursuivit sa lecture toute la journée, sans que l’ombre de son époux n’apparaisse dans les pièces qui leur étaient communes. Totalement seules, les deux femmes prirent leurs repas ensemble, discutèrent, jouèrent et travaillèrent comme au bon vieux temps, quand elles grandissaient sous le même toit.
Le surlendemain soir en revanche, quelqu’un vint toquer à la petite porte dérobée dissimulée derrière une tenture. Astryd ouvrit sur Isayah, qui paraissait nerveuse mais surtout peinée. Malgré les interdictions, Eliane se redressa immédiatement, jeta une lourde cape sur ses épaules, rabattit la capuche pour dissimuler ses cheveux trop reconnaissables et, à la faveur de la nuit qui rendait le château presque désert, elle s’engagea à la suite de l’alchimiste. Elles parvinrent sans encombres jusqu’à l’office de cette dernière, où, sur la table de travail, un corps avait été dissimulé sous un drap blanc.
Avec l’accord de sa souveraine, Isayah tira lentement le drap, d’un geste empreint de respect et de sollicitude, découvrant le visage et le haut de la poitrine. Muette, Eliane contempla le cadavre avec un mélange d’horreur et de désespoir. La chair gorgée d’eau Non. Noooooon (je te jure que j'ai lâche un "non" plaintif devant mon ordi) avait viré à un bleu verdâtre écœurant. Les pommettes étaient creusées, comme criblées de trous, rongées par les poissons. De profondes déchirures constellaient le visage, et par endroits, la peau s’en-allait en lambeaux. À la place des yeux, des cavités vides béaient sur les ténèbres. Étrangement – elle supposa que c’était à cause de l’eau salée SALEE ???? BORDEL MAIS WESH J'AI TROP CRU QUE C'ETAIT UN AUTRE CADAVRE REPECHE POUR FAIRE CROIRE JSP MOI UNE AUTRE FOURBERIE SORTIE DE TON ESPRIT. QUE C'ETAIT PAS ELLE. MAIIIIIIIIIIIIIIIIIIS NOOOOOOOOOOOOOOOOOON. POURQUOI IL EST SALE TON PTN DE FLEUVE. ELLE A FINI DANS LA MER ? FAIS CHIIIIER. J'AI LA HAIIIIIIIIIIINE – aucune infecte odeur de pourriture ne se dégageait.
Elle tendit la main, effleura du bout des doigts la chair molle, presque gélatineuse. Les cheveux, auparavant roux fauves, souples et doux, avaient commencé à griser, s’étaient transformés en une sorte de masse de fils informes, raides et cassants. D’une certaine manière, Eliane s’estimait heureuse que ni Uriel ni les filles de Karashei ne la voient dans cet état. Eau tu es et à l’eau tu seras rendue, disait le rituel mortuaire de sa province natale. Elle l’avait – contre sa volonté certainement – appliqué au mot. L’Irava l’avait portée jusqu’à la mer NUNUNUNUNUNA8JFDDNVKJFNVFJKNVFJKF FAIS CHIER qui avait à son tour ramené le corps sur les plages rocheuses après l’avoir gardé près d’une lune en son sein.
— Envoie-la au Temple, pour la préparer aux funérailles, commanda Eliane à l’alchimiste, qui acquiesça sans mot dire. Elles auront lieu à Eau.
Elle laissa ses doigts glisser le long de l’épaule, jusqu’à la main gauche de Karashei. Autour de son poignet, une fine chaînette d’or, simple et discrète, cadeau d’Uriel. Il en avait offert trois au total, toutes identiques, « aux trois seules femmes de sa vie » selon ses propres mots. Les deux autres étaient respectivement à Alya et Varhalie, ses deux filles. Elle entrelaça doucement ses doigts à ceux de Karashei. Pour une fois, leurs mains étaient à la même température.
— Que ton âme rejoigne les arcanes, murmura-t-elle. Et puisse le Temple t’accueillir.
Cela faisait bien longtemps qu’Eliane n’avait pas prié le Temple, cette confrérie de prêtres et de prêtresses qui contrôlaient les flux des arcanes. L’espace de quelques secondes, elle fut tentée de le faire, puis repoussa l’idée. Il n’y avait rien d’autre que ses propres actions qui l’avaient menée là. Karashei méritait le repos, désormais, pour tout ce qu’elle avait apporté au cours de ces quinze derniers hivers. Le Temple seul déciderait si elle était digne d’en faire partie.
— Adieu, cousine… soupira-t-elle en serrant doucement ses doigts rigides.
Jusqu’au lendemain matin, elle ne dormit plus, trop préoccupée par l’ensemble de la situation pour parvenir à apaiser son esprit. Les plans qu’elle dressait, les phrases qu’elle préparait, tout cela tournait en rond dans son crâne. L’aube venue, elle avala une tasse de salko, une boisson exotique provenant du nord d’Avalaën, qui effaçait les effets de la fatigue et du manque de sommeil, et quand les gardes déverrouillèrent la porte principale pour lui signaler qu’il était temps de l’escorter à la salle du trône, ils parurent surpris de la trouver réveillée. Elle sourit à Astryd, qui glissait le précieux livre dans un sac de toile, puis vérifia sa tenue d’un regard critique.
Au lieu de ses atours traditionnels de la Cour, robes fluides ou pantalons tombants, évasés aux chevilles, elle avait choisi l’uniforme d’apparat des Chauves-Souris, que son cousin Alzen lui avait fort gentiment envoyé. L’ensemble, sobre et élégant, confortable au possible, lui rappela l’espace d’un instant les célébrations qu’elle avait connues chez elle, plus jeune.
La chemise noire, aux manchettes discrètement brodées de fils couleur perle, était enserrée dans un bustier de plate mate, semblable à un corset. Le pantalon, ajusté sans être moulant, s’enfonçait dans une paire de bottes en cuir imperceptiblement rehaussées. Au niveau de la taille, là où le bustier et le pantalon se rejoignaient, une longue traîne de satin noir aux reflets violets avait été fixée à la ceinture par deux fibules d’argent. Enfin, les épaulettes d’acier en forme d’ailes de chauve-souris complétaient l’ensemble, accentuant par leurs bords aiguisés la sévérité du visage d’Eliane. Maquillée d’une simple ligne de khôl sur les paupières, elle songea en se regardant dans le miroir à ce jugement qui avait eu lieu quinze hivers auparavant, celui d’un soldat qu’elle n’avait jamais oublié. Melvin d’Ombre, le véritable père d’Aidan et Jesten. Ou du moins de Jesten, qui avec ses yeux vairons et son profil typique d’Ombre aurait toujours du mal à nier les rumeurs qui le suivaient.
Tant d’efforts, tant de morts et de cœurs blessés… tout ça pour en arriver là. Dans le reflet des rayons de l’aube, ses yeux azurins étincelaient. Elle tendit la main vers la couronne d’argent et d’obsidienne, la déposa délicatement sur sa tête. Avec les saisons, elle n’en sentait même plus le poids.
Elle serra les dents, leva le menton puis, satisfaite de l’allure qu’elle dégageait, elle s’engagea d’un pas résolu dans les couloirs sombres, quasiment vides. Les courtisans, habituellement présents à chaque angle, étaient aux abonnés absents.
La salle du trône en revanche était bondée. Quand Eliane s’avança, les discussions moururent. Un fin sourire éclaira ses lèvres quand elle nota les regards assassins des femmes, notamment celui de Jassena. Leur haine, palpable, emplit la pièce, mettant même leurs époux mal à l’aise. Elles avaient probablement espéré voir la souveraine à terre, humiliée, détruite, mais elle entra dans la salle la tête haute, assurée et déterminée, les obsidiennes brillant dans ses cheveux blancs ramenés en longue tresse dans son dos. Sa longue Répétition ^^ traîne claquait dans au oui rythme de ses pas rapides. Sans l’ombre d’une hésitation, elle se plaça sur l’estrade, debout face à la foule, à la droite de Vilhelm. Le trône qu’elle occupait d’habitude avait disparu, emporté pour l’occasion. Celui de Vilhelm en revanche n’avait pas bougé du centre.
— Pourrions-nous en finir au plus vite ? demanda Vilhelm à l’archiviste royal, l’air ennuyé.
En principe, les époux auraient dû être les juges impartiaux d’un tel procès, mais la reine étant pour une fois l’accusée, l’archiviste avait été chargé de la lourde tâche de faire office d’arbitre dans le conflit.
Sans accorder un seul regard à son mari, Eliane détailla les premiers rangs. Laurus était assis juste en face d’elle, le visage creusé par les années. Il avait vieilli. Ses cheveux auparavant sombres étaient devenus blancs, sa posture s’était affaissée. S’il n’y avait pas eu la large cicatrice sur sa joue gauche, Eliane ne l’aurait peut-être pas reconnu au premier coup d’œil. À côté de lui avaient été placée Dame Tyrha, qui faisait depuis son mariage partie de la famille royale éloignée, et ses fils, Jesten et Aidan. Si les jumeaux essayaient pour une fois d’éviter l’attention et de ne pas croiser le regard d’Eliane, Tyrha, elle, fixait sa souveraine droit dans les yeux. Eliane lui rendit son regard, inclina légèrement la tête comme pour la saluer.
Ensuite venaient Vasilas, l’ancien Sire d’Eau, Falwë, la petite sœur de Karashei, Dame Laetitia, ancienne Dame de Lumière, le Général Mattias, chef des armées de Ciel, puis une foultitude d’autres grands nobles de la Cour. Un peu plus loin dans la salle étaient assis les conseillers, puis les courtisans moins importants, et enfin les pupilles royaux, conviés pour l’occasion, nerveux dans leurs uniformes de cérémonie.
En plus de la petite et grande noblesse, de nombreux soldats étaient présents. Ils s’alignaient le long des murs, espacés de trois pas à peine, vêtus d’habits de cérémonie mais armés malgré tout. En principe, ils étaient là pour assurer le calme durant le procès. Le regard d’Eliane glissa sur Mattias sans s’y attarder, et lui garda les yeux rivés droit devant.
— Très bien, soupira l’archiviste, comme contrarié d’être celui qui devrait officier dans une telle situation.
Vilhelm se redressa sur son trône. Sa couronne d’or, incrustée de joyaux bleus, étincelait sur son front, mais aux yeux d’Eliane, il ne paraissait soudain plus aussi royal qu’il aurait pu l’être avant. Il était redevenu l’enfant qu’elle avait rencontré vingt ans plus tôt, exubérant et facilement irritable.
— Aujourd’hui, nous sommes réunis pour juger des crimes de la Reine Eliane de Ciel.
Elle haït immédiatement l’appellation, qui pourtant la poursuivait depuis plus de quinze hivers.
— Puisqu’il est d’usage de rappeler les faits avant que le verdict ne soit prononcé, les voici.
Il sortit d’une poche de son veston richement décoré un morceau de parchemin, le déplia, et lut :
— Reine Eliane de Ciel, vous êtes accusée de haute trahison envers la Couronne. Les charges qui pèsent sur vous sont les suivantes : conspiration avec Avalaën, propagation de fausses rumeurs au sein de la Cour et des conseils royaux, fomentation de la rébellion d’Ombre… et sorcellerie. C'est bizarre la sorcellerie dans leur monde d'arcanes et d'alchimie Je me demande ce qu'ils considèrent comme de la sorcellerie du coup
Le sourire de façade qu’elle s’était imposée ne s’effaça pas tout au long de la tirade de l’archiviste. Et, plus elle conservait son sourire, plus elle voyait la rage obscurcir les yeux de Vilhelm. Cette vue lui procura une sensation d’intense satisfaction presque dérangeante, qu’elle fit de son mieux pour réfréner. Elle devait garder l’esprit lucide.
— La sorcellerie est une notion dépassée depuis que la connaissance de l’art des arcanes a été gracieusement offerte par les prêtres du Temple à la population d’Helvethras.
— Une nouvelle loi a été promulguée en votre absence, intervint le souverain avec un sourire vicieux. Elle n’affecte en rien l’art des arcanes, mais cette chose que vous appeliez alchimie est désormais considéré comme sorcellerie. Ah.
— Ah ? Je l'ai dit en premier Eliane releva Eliane avec toujours ce rictus qui rendait son époux furieux. Donc vous allez me juger sur le fondement de lois qui n’existaient pas au moment où j’ai commis mes prétendus crimes.
Un vent de murmures agita la salle, Laurus ne parvint pas à réprimer un tic nerveux de la paupière. Eliane savait que les véritables arguments de Vilhelm – ou de son père, d’ailleurs – avaient un fondement juridique plus que bancal. La seule force qu’ils maîtrisaient à peu près était le pouvoir dont ils jouissaient, et leur capacité à altérer les législations en amont. Cependant, pour cette fois, elle ne comptait pas lutter contre ces injustices flagrantes qui, en principe, l’auraient incité à contredire Vilhelm immédiatement. Elle le laisserait se ridiculiser de lui-même, lui accorderait une victoire qu’elle reprendrait ensuite. De toute manière, l’ensemble de la Cour voyait déjà à quel point la situation tournait au risible.
— Les lois de Ciel ont un effet rétroactif, comme vous le savez.
— Encore une nouvelle loi, grinça-t-elle sans même avoir à consulter l’archiviste.
Ce dernier acquiesça. Sa tristesse, ainsi que sa colère, étaient évidentes, peintes sur son visage en nuances d’ombres et de plis grincheux qu’il réprimait à peine. Malgré les nombreux remaniements qu’Eliane avait effectués au sein de l’administration du château, elle n’avait jamais ne serait-ce que suggéré la possibilité de remplacer l’archiviste royal. Elle connaissait et estimait sa rigueur, son dévouement à son travail et sa patience. Plus d’une fois, ils avaient passé des nuits à relire et à comparer les textes des décrets qui seraient ajoutés aux lois d’Helvethras. Qu’il doive maintenant se dresser contre elle, avec des accusations aussi frauduleuses que celles qu’il avait énoncées, lui hérissait le poil.
— Très bien. J’attends les preuves.
Du coin de l’œil, elle surveillait Laurus. Dans son attitude revêche et son sourire suffisant, elle discernait une assurance qu’il n’aurait en principe pas dû posséder. Il aurait dû se souvenir qu’il s’attaquait à elle, et qu’elle ne laisserait pas passer un tel affront, mais la vieillesse semblait l’avoir rendu sénile et revanchard. Dans tous les cas, elle ne le craignait pas. Contrairement à lui, elle avait relu en long, en large et en travers les lois du Royaume. Elle avait une porte de sortie quasiment infaillible… et dans le cas où elle échouerait, elle pouvait toujours compter sur Mattias.
Vilhelm fit signe à un soldat, posté à côté de l’estrade, qui lui apporta deux rouleaux de parchemin dont les sceaux étaient rompus.
— Cette première lettre est arrivée pour vous il y a une décade de cela. Elle porte le sceau personnel de l’Empereur Dieter d’Avalaën.
Il la déplia lentement, cérémonieusement, semblant savourer son effet. La foule commençait à s’exciter face à la tension qui régnait entre les époux. À l’affût du moindre morceau de viande fraîche, les vautours guettaient.
Tandis qu’elle l’écoutait tisser les toiles du piège dans lequel il s’enfermerait, elle songea à l’empereur Dieter. Malgré ses doutes, il lui avait rendu un immense service en acceptant d’écrire cette fameuse lettre, qui mentionnait notamment le déplacement des troupes en direction des forts les moins défendus de la frontière de Lumière. Le sous-entendu limpide était qu’elle lui avait promis d’inspecter elle-même les forts en question, et qu’elle lui ferait un rapport détaillé à son retour. Et, tandis que la Cour s’indignait à cor et à cri, Eliane se demanda un instant si le jeu en valait la chandelle. S’il n’aurait pas mieux valu partir en toute discrétion, s’évanouir, disparaître. Se cacher un temps à Ombre, puis mettre les voiles en direction d’Avalaën.
Puis, elle s’imagina le chaos qui s’emparerait de la salle du trône à la fin du procès, et un sourire mauvais étira ses lèvres fines. La diversion était nécessaire. Ce qu’elle faisait actuellement permettrait à l’intégralité du plan de se dérouler sans accroc. Il fallait juste qu’elle entende enfin les calomnies et les médisances que la Cour et Vilhelm murmuraient à son sujet depuis son arrivée. Qu’elle paraisse vaincue, pour ressortir victorieuse.
La lecture de la seconde lettre provoqua un joyeux tollé dans l’assemblée, qui se mit d’un à huer Eliane avec une haine soudain non dissimulée. Écrite de la main de la souveraine elle-même, elle demandait au Sire Alzen d’Ombre de fermer les frontières, de préparer l’armée et de rompre tout contact avec Ciel. S’il ne prenait pas part au conflit, disait-elle, l’envahisseur avalonien épargnerait sa province.
Il fallut de longues minutes pour couper court au brouhaha ambiant… et même les soldats furent mis à profit quand un jeune homme originaire de Terre commença à jouer des coudes pour atteindre Eliane, bousculant tout le monde sur son passage, avec la claire intention de lui causer du tort. Heureusement, il fut maîtrisé sans mal.
— Avez-vous quelque chose à dire pour votre défense ? demanda enfin l’archiviste avec une pointe d’espoir dans les yeux.
— Pas pour le moment, non, soupira Eliane, l’air ennuyée. Pouvons-nous passer à la suite ?
Sa nonchalance provoqua des haussements de sourcils et une nouvelle volée de murmures, cette fois-ci étonnés. Laurus lui-même parut un instant douter.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Si je ne m’abuse, énonça-t-elle posément, vous avez énoncé là les preuves de ma conspiration avec Avalaën et de la préparation de la rébellion d’Ombre. J’attends toujours les preuves en ce qui concerne les fausses rumeurs et la sorcellerie.
Les murmures devinrent chuchotements anxieux face au calme improbable de la jeune femme, qui ne tremblait pas face à l’idée même de la peine de mort qui l’attendait en principe. Les grands conseillers, qu’elle connaissait bien pour leurs critiques perpétuelles de ses méthodes et de ses principes, échangèrent des regards nerveux. Aux yeux du commun des mortels, elle était trop calme. Figée sur l’estrade, immobile telle une statue de glace, elle n’avait guère bougé depuis plus de quinze minutes, si ce n’était pour faire passer son poids d’une jambe à l’autre de temps en temps. La frénésie qui gagnait lentement la Cour ne l’atteignait pas.
Après un bref échange discret avec l’archiviste, Vilhelm fit signe à Tyrha de se lever. Elle s’exécuta lentement, posément. Un instant seulement, Eliane regretta le sort qu’elle avait dû subir. Les pas de la femme étaient raides, petits. Elle claudiquait légèrement de la jambe gauche. Une discrète cicatrice, qu’elle avait tenté de dissimuler de son mieux grâce aux poudres, courait de son oreille jusqu’à son menton, souvenir cuisant du jour où Gaxier lui avait entaillé le visage avec un morceau de porcelaine. Eliane savait tout des horreurs que le cousin de Laurus avait fait subir à l’ancienne Demoiselle de Terre après leur mariage. En guise de « compensation » pour les enfants qu’il acceptait de reconnaître comme les siens, il s’était tout permis, même les pires cruautés. Et Elliott avait assisté, impuissant, aux longues journées d’agonie silencieuse de la jeune femme.
Aujourd’hui cependant, grâce à ces horreurs, elle était l’une des femmes les mieux loties de la Cour. Elle possédait son propre manoir, une somme plutôt conséquente qu’elle pouvait dépenser selon son bon vouloir, et ses deux fils étaient les héritiers presque directs du trône d’Helvethras. Elle ne semblait rien regretter.
— Dame Tyrha de Ciel, annonça l’archiviste.
— Dites-nous ce que vous avez vécu, Dame Tyrha, commanda Vilhelm d’une voix froide.
Il jeta un regard victorieux, hautement satisfait, à Eliane. Elle lui rendit un simple haussement de sourcils narquois qui parut l’inquiéter quelque peu. Tyrha s’éclaircit la voix.
— Les conditions de mon mariage avec le Sire Gaxier, que les arcanes préservent son âme, ont été arrangées dans des conditions complexes…
L’auditoire fut parcouru d’un bruissement moqueur, qui fit l’effet d’une claque à la femme. Malgré les années, personne n’avait oublié, et personne n’oublierait, l’histoire du soldat. Eliane dut réprimer un rictus moqueur. Elle avait l’impression de sentir à nouveau le sang poisseux sur ses doigts et sur sa joue, et était quasiment certaine que Tyrha revivait la scène, elle aussi.
— … et il avait été arrangé par Dame Eliane…
— Son Altesse ! coupa sèchement l’archiviste.
Elle déglutit face aux yeux bleu glacier perçants d’Eliane, acquiesça.
— Son Altesse Eliane, pardon. Je pense que… je pense que tous – et toutes, surtout – se rappelleront du Sire Gaxier et de ses… penchants, va-t-on dire.
Les murmures moqueurs qui avaient couru dans l’assemblée s’éteignirent, une gêne palpable s’installa sur les visages. Eliane se rappela de Karashei, de sa terreur, de ses larmes. De ce qui aurait pu se produire si elle n’était pas intervenue. Une haine, lointaine et tenace, lui piqua le cœur d’une aiguille brûlante.
— Son Altesse Eliane était au courant de ces choses. Elle connaissait les conséquences de ce mariage, elle connaissait Sire Gaxier.
— Me blâmez-vous de l’avoir arrangé ? l’interrompit d’un seul coup Eliane.
Tyrha, dont le regard s’était fait lointain, fut d’un seul coup ramenée sur terre. Son regard voltigea de Vilhelm à Laurus, puis à Eliane ; elle baissa les yeux.
— Oui.
Ce n’était qu’un murmure, mais il se réverbéra dans la salle devenue muette. La souveraine n’ajouta rien. Les rares choses qu’elle ne pouvait pas remettre en cause, c’étaient les émotions de Tyrha. Sa haine et sa souffrance, sa peur et ses souvenirs, qui avaient dû la hanter encore longtemps après la mort de Gaxier… ou qui la hantaient encore aujourd’hui. Elle ne l’avait pas vécu, elle ne pouvait que s’imaginer le traumatisme. Et Tyrha avait beau avoir accepté en connaissance de cause, elle n’avait ni la résolution d’esprit ni la témérité qui l’auraient aidée à supporter sa situation sans faillir.
— Elle m’a seulement dit qu’elle ferait en sorte que ce ne soit que temporaire, poursuivit la concernée après un long silence. Aujourd’hui, je ne sais toujours pas ce qu’elle a fait, mais je suppose que le page qu’elle m’a envoyé saura donner plus de détails. Dans tous les cas, peu après la naissance de nos enfants, mon époux était mort.
— Et vous étiez libre, ponctua Eliane avec un sourire venimeux qui fit trembler Tyrha. Ne me remerciez surtout pas.
L’ancienne Demoiselle de Terre regagna sa place aussi vite que l’étiquette le lui permettait, fuyant les regards qui continuèrent malgré tout à peser sur ses épaules encore de longues minutes, même lorsqu’Elliott prit place sur l’estrade à son tour. Eliane détailla avec attention son visage, qui paraissait toujours être celui d’un enfant malgré les années, son nez en trompette, ses boucles d’un noir de jais. Ses yeux habituellement pétillants étaient ternes, noircis par une ombre qu’elle avait déjà remarquée plus tôt, mais dont elle ne parvenait toujours pas à identifier l’origine.
Il était anxieux. Face à une assemblée à laquelle il n’appartenait pas, il se tortillait nerveusement, réajusta son col, esquiva les yeux d’Eliane du mieux qu’il put, voulut regarder Vilhelm puis s’en détourna après une brève seconde, se hissa sur ses pointes de pied pour essayer de repérer quelqu’un au fond de la salle.
— Présentez-vous, lui intima l’archiviste d’un ton bien plus doux que celui qu’il avait utilisé pour s’adresser à Tyrha.
— Je… je m’appelle Elliott… et je…
Il prit une inspiration hachée, parut réfléchir, lâcha d’une seule traite la suite :
— J’étais le page envoyé chez Dame Tyrha après son mariage.
Personne ne bougea ni ne parla. Face à l’atmosphère pesante, Elliott se ratatina comme une pomme flétrie, avec la claire intention de disparaître. Raconte, lui signifia Eliane sans le dire à haute voix. Mais il ne la regardait pas : il fixait intensément le bout de ses chaussures.
— Je ne… c’est pas une bonne idée… je ne devrais pas…
Vilhelm ouvrit la bouche pour le rabrouer, mais Eliane lui coupa l’herbe sous le pied.
— Raconte, Elliott. Il n’y a rien que tu puisses dire qui me fera du mal. Tu n’es coupable de rien.
Il se figea, leva lentement la tête vers elle, éberlué.
— Bien sûr ! s’offusqua-t-il brusquement. Toi par contre… Comment ? Comment tu as pu ?
Eliane battit des paupières.
— Comment ai-je pu quoi ?
— LES TUER ! ELLE ÉTAIT COMME TA SŒUR, OU PRESQUE ! TU AVAIS…
Ses vociférations furent brutalement coupées par une vague de violents sanglots. Il se mit à hoqueter, à trembler. Et, à travers ses yeux voilés de larmes, elle vit sa profonde douleur… et surtout sa colère. Une colère que quelqu’un avait utilisé pour le retourner contre elle.
Il n’y avait qu’une seule personne dont la mort aurait pu détruire Elliott ainsi. Karashei. Enfin, elle et leurs filles, mais ces dernières étaient en sécurité à Ombre, Alzen le lui avait confirmé. Il n’y avait donc que Karashei.
Elle n’avait jamais parlé avec Elliott de l’accident de Karashei, réalisa-t-elle brusquement. Occupée à préserver Alya, Varhalie et elle-même des complots qui s’amoncelaient, elle avait écarté la souffrance d’Elliott, n’avait jamais pris le temps de lui expliquer ce qui était réellement arrivé sur le Pont de l’Aube-Rouge ce jour-là. Et quelqu’un d’autre en avait profité. Mais esh Elliott t'es kon aussi. Karashei et Uriel faisaient partie des rares alliés d'Eliane, elle gagnait rien à les faire tuer.
— Elliott ? appela-t-elle doucement.
Il détourna le menton.
— Elliott, regarde-moi et dis-moi que j’aurais pu le faire.
Secoué de frissons, il finit par accepter de croiser son regard. Les larmes débordaient encore de ses yeux, son sentiment d’injustice était palpable, presque tangible. Il irradiait autour de lui comme une arcane, tant bien que l’espace d’une seconde, Eliane se demanda s’il n’avait jamais possédé le pouvoir de manipuler cette forme de magie ancestrale. Mais non, c’étaient seulement ses émotions qui se manifestaient ainsi, virulentes, contagieuses.
— Jamais, asséna-t-elle.
Désarçonné par la vérité qui irradiait de son ton, il recula d’un pas.
— Mais pourquoi…
Sa voix se rompit sur la fin du mot. Elle lui sourit doucement, tendrement, tristement. Dans le fond de la salle, Astryd crispa les poings, prise d’une fureur difficilement contrôlable. Elle aussi avait compris.
— Je n’ai pas tué Karashei, ni Uriel, soupira Eliane. Je n’aurais jamais songé à priver tes filles de leur mère.
Dans le coin de son champ de vision, Vilhelm accusa le coup, et le Sire Vasilas d’Eau aussi, quoi qu’un peu moins que son Roi.
— Eliane… souffla Vilhelm d’une voix tremblante… Êtes-vous en train de suggérer qu’Alya et Varhalie d’Eau sont en réalité des bâtardes ? Sire d’Eau, ces calomnies…
Eliane serra les dents.
— Ce ne sont pas des calomnies.
La voix éraillée du vieillard, grand-père de Karashei, arrêta le souverain sur sa lancée. Il se tourna vers Eliane, une insondable tristesse au fond de ses yeux délavés par l’âge, et inclina la tête comme pour la remercier.
— Son Altesse Eliane a su trouver une voie qui apporterait le bonheur à ma petite-fille. Et le Sire Uriel, que les arcanes le protègent, a toujours fait de son mieux auprès d’elle. Je n’aurai jamais honte de ce mariage, ni de mes arrière-petites-filles.
Il s’arrêta un instant, parut mesurer ses mots, puis décréta fermement :
— Les seules calomnies que j’ai entendues pour l’heure sont les vôtres, Votre Altesse. Ce procès est risible, et vos accusations le sont encore plus.
◊~◊~◊
MDR C'EST QUOI CE RETOURNEMENT DE BRAIN LA.
Oh y'a rien qui va dans ce procès c'est incroyable
Elliott, ptn, il mérite une paire de baffes quand même. Il a une demi-cervelle ou quoi ? Je comprends qu'il se laisse sombrer dans la douleur de la perte de Karashei, mais quand même...
BREF. Je suis pas sûre de capter tout ce qu'Eliane veut accomplir suite à ce procès, les tenants et les aboutissants, mais je sais qu'elle va nous surprendre comme toujours
En réalité, il faudrait que je me refasse une lecture d'une traite, car j'ai l'impression de passer à côté d'indices que tu nous aurais laissés pour mieux comprendre
Déjà, je me demande s'il y avait plus qu'une simple volonté d'affaiblir Eliane dans l'attaque du point de l'Aube. D'un autre côté, Sire d'Eau est à présent complètement aux côtés d'Eliane. Et Eliane veut s'appuyer sur une faiblesse des règles juridiques pour s'en sortir... Une forme de véto de la part des chefs des autres pays ? Mmmhhh, je réfléchis
Tyrha... Je sais pas si ça fait partie du jeu ou si elle s'en prend vraiment à Eliane. Elle essaie de se venger des souffrances qu'elle a vécues à cause de son mariage ? Ou du plan qu'Eliane lui a joué depuis le début ?
ARF tellement d'éléments à emmagasiner et prendre en compte, c'est pas simple
Mais encore une fois, bravo. C'est happant, on s'immerge facilement dans ton univers, dans les paysages et le palais. Tes personnages sont plein de nuances et de surprises, c'est agréable !
On sent que tu maîtrises ton truc quoi
J'espère que tu nous feras pas trop souffrir au prochain chapitre