Et donc voilà la suite ! Bonne lecture
Chapitre 18 (3/3) : Le Break, 2.0.
Nous restâmes un instant figé. J’avais beau m’y attendre, la vision de Léna me paralysa monentanément les jambes.
-Non mais qu'est-ce que tu fais ? s’indigna (naïvement) Callie, qui croulait presque sous le poids d’Antoine.
-Je penses que la véritable question est qu'est-ce que tu as fait, rectifia Danny, crachant presque ces mots.
Il avait déjà la réponse. Son intuition le lui avait fait comprendre dès l’instant où il avait vu du sang dans le frigo. Mais la conclusion logique refusait toujours de s’imposer à mon esprit. Léna eut un petit sourire peiné. Elle ferma le verrou de la porte, et s’avança joyeusement dans le salon en nous faisant signe de la suivre. Nous échangeâmes des regards perplexes, mais Léna interrompit notre débat pour prendre la parole :
-Tu te souviens de cet appartement, Danny ? souffla-t-elle en caressant un canapé.
La mâchoire de Danny se contracta.
-Oui, rétorqua-t-il sèchement. Et je me souvenais d’une chambre, dans l’autre pièce. Pas un temple.
Il commençait à trembler, mais j’ignorais si c’était sur le coup de l’émotion, ou si le poids d’Antoine commençait à être trop lourd à supporter. Le sourire de Léna se figea, et ses yeux se durcirent.
-Il faut bien que quelqu’un se rappelle de lui.
La remarque me piqua au vif, et je ravalai de mon mieux le commentaire brûlant qui me venait à la bouche. Ce n’était pas censé me toucher plus que ça. En théorie, je n’avais pas de rapport avec Geoffrey. Mais Danny ne se gêna pas :
-Tu crois que moi, je m’en souviens pas ?!
-Et il a fallu que attende sept ans pour t’intéresser à ce qu’il l’a tué ! s’écria Léna en se tournant brusquement vers lui, accusatrice.
-J’étais un gosse, Léna ! lui rappela-t-il, maîtrisant tant bien que mal les accents de rancoeur. Un gosse. Comment voulais-tu que je trouve quoique soit ? Comment voulais-tu que je crois que c’était un meurtre ?
Les yeux de Léna roulèrent dans leurs orbites.
-Oh, arrête. A douze ans, tu étais largement capable de voir les signes, cingla-t-elle avec froideur.
Danny la fixa avec de grands yeux. Je sentais sa tension d’ici, et je le sentais sur le point d’exploser. Alors je me fis violence, et articulai prudemment :
-Tu es sûre que tu n’inverses pas les rôles ?
Le regard de Léna glissa lentement vers moi, et elle pencha la tête sur le côté, l’air de réfléchir à la question.
-Ce que je veux dire, précisai-je, c’est qu’aux dernières nouvelles, ce n’est pas Danny qui héberge un vampire.
-Oh ! comprit soudainement Léna en levant les yeux au ciel. Tobias ? Un … vieil ami.
Danny se raidit, en même temps que moi. Je n’avais pas oublier ce que « Tobias » avait dit à Danny. Il avait connu Geoffrey. Il y a longtemps. Léna parut s’amuser de la réflexion qui brillait dans nos yeux. J’eus une soudaine envie de lui sauter à la gorge. Mais à quoi jouait-elle ?
-Oh, ne vous en faites pas, il n’a jamais touché Geoffrey, se moqua-t-elle en s’installant sur le canapé. En revanche, il n’a pas pu s’empêcher de me blesser, mais m’a laissé la vie sauve – oh, oui, c’était voulu. Ils avaient encore besoin de moi. Mais il a une dette envers moi. Les autres …
-Besoin de toi ? répétai-je sans comprendre.
-Et il a aussi tué Elodie ? répliqua durement Danny.
-Non, bien sûr. Les vampires qui ont tué Elodie ont été tués. Tu le sais, tu y a participé.
La mâchoire de Danny se contracta à nouveau. Callie n’y tint plus, psychologiquement et physiquement. Elle abandonna Antoine à Danny (qui, lui aussi à bout, le posa doucement à terre), et se précipita vers Léna couteau en main. Elle lui mit la lame sous la gorge, les yeux brillants, les cheveux parcourus de veines rouges et noirs.
-Et c’est toi qui les a introduit ? demanda-t-elle d’une voix étouffée.
Léna ne jeta pas le moindre coup d’œil au couteau, et dit de façon très posée :
-Oui.
Je portai une main à ma bouche, instinctivement. Je m’attendais en entrant à entendre ses mots. Il avaient été une possibilité, douloureuse, un spectre qui flottait au-dessus de nous, et qui n’avait jamais cessé de flotter. Le spectre venait de prendre substance. Pourtant, je voyais toujours à travers. Je n’arrivais simplement pas à le croire. Pas à le comprendre. Nous nous étions confiés à Léna. Elle était la personne au-dessus de tout soupçon. Elle avait souffert autant que nous.
Comment pouvait-elle être le corbeau ?
Callie recula un petit peu, sous le choc. Des larmes brillaient dans ses yeux.
-Pourquoi ? croassa-t-elle en retenant ses pleurs.
Je rejoignis Callie en quelques pas pour la soutenir psychologiquement. Je savais que Léna avait été une grande sœur pour elle. La maman de tout le monde, un pilier sur lequel tout le monde s’était appuyé depuis la mort de Geoffrey. La famille venait d’être à nouveau amputée. Léna fixa tranquillement Callie, et contourna son couteau pour cueillir une larme qui venait de couler.
-Oh ma petite Callie, soupira-t-elle. Toute notre vie, nous avons tué les créatures de notre maître. Est-ce que tu trouves cela logique ?
J’eus l’impression qu’elle me donnait un coup de poing dans l’estomac. Le « notre maître » était une référence presque explicite à Baal (dont la traduction était seigneur, maitre). Mais ce qui me choquait le plus était le fond de ce qu’elle venait de dire.
Qui n’avait pas cessé de me répéter que c’était ou les créatures d’Hélios, ou moi ? Qui m’avait toujours répété que la seule chose que je devais faire, c’était les tuer pour survivre ? Et maintenant, elle nous demandait si on trouvait ça normal ?
J’avouais qu’il y avait quelque chose qui m’échappait.
-C’est ou elles, ou non, lui rappela Danny, de la perplexité dans la voix.
Il me jeta un coup d’œil, et je vis que nous venions de faire le même cheminement. Même nos cerveaux étaient identiques. C’était pour cela que nous étions généralement en phase.
-C’est possible d’avoir un « elle
et nous », fit durement Léna.
-Ce n’est pas ce que tu as dit, me souvins-je.
-Et ce n’est pas ce vers quoi elles tendent, enchérit durement Danny. Sinon, Geoffrey et Elodie seraient encore en vie.
Léna nous regarda doucement, et ricana.
-Oh, ces créatures-là ? Oui, tuez les Sirènes, tuez les Corbeaux … Mais pas celles que notre seigneur a spécialement bénies.
-Baal ne bénit personne en particulier, il ne se rend pas compte de ce qu’il fait, déclarai-je en mettant un maximum de conviction dans ma voix.
-Peut-être, admit Léna. en revanche, tu es bien placée pour remarquer que mon ami Tobias n’a pas l’air complètement dérangé.
Je supposai que ça relevait du point de vue. Personnellement, il me faisait flipper, et il avait tout d’un psychopathe. Mais le visage de Danny m’indiquait qu’il appuyait Léna sur ce point. Celle-ci sourit, satisfaite.
-Alors tuer des Créatures intelligibles, ça relève du meurtre, conclut-t-elle.
-A quoi ça rime, Léna ? s’agaça Callie en se relevant. Pourquoi tu dis tout cela ?
Elle nous regarda tous les trois, l’air compatissant, comme si une vérité aveuglante nous échappaient.
-Vous ne comprendriez pas, souffla-t-elle en s’adossant au fauteuil avec son aisance habituelle.
-Non, au contraire, cingla Danny. Parce que t’associer avec les assassins de Geoffrey, ça se comprend tout à fait.
Les yeux de Léna se durcirent dangereusement, et un éclair indéfinissable passa dans ses iris. Ignorant le couteau que Callie tenait toujours (passivement), elle se leva pour se planter devant Danny. Il ne recula pas, et se contenta de la scruter intensément. J’eus une boule au ventre. La teneur de ce moment était pesante : Danny tentait de garder la tête haute, mais ses yeux trahissaient les émotions douloureuses qui le traversait : trahison, déception, et espoir.
-Danny, s’il y a quelque chose dont tu peux être certain, c’est que j’aimais Geoffrey, affirma Léna avec lenteur. Je l’aime toujours. Et c’est pour lui que je fais tout ça.
Je vis la paume d’Adam de Danny descendre et remonter nerveusement. Mes entrailles se glacèrent. J’avais l’impression que le monde que je m’étais construit en venant à Sappho s’effondrait pierre par pierre.
Pour lui que tu faisais
quoi, Léna ?
-Non, j’avoue ne pas comprendre.
Pendant une fraction de seconde, les yeux de Léna se tournèrent vers moi, mais elle reposa rapidement son attention sur Danny.
-Tu te souviens de ce que Geoffrey disait sur Dieu ?
La question me parut déplacée. Danny écarquilla les yeux, désappointé, avant de hocher doucement la tête.
-Il y a un ordre dans la nature, et c’est à nous de suivre cet ordre, se rappela-t-il.
J’eus l’impression de recevoir un coup de poing au creux du ventre, et mis une main sur ma bouche pour masquer mon trouble. Ma gorge se comprima. Cette maxime m’était horriblement familière. J’avais entendu ces mots toute mon enfance. «
Elle te protège, ma petite étoile. Rien de ce qu’elle fait n’est fait par hasard, même si elle n’en a pas conscience. Nous ne sommes pas un hasard. Il y a de l’ordre, dans ce monde qu’elle anime. Et sans nous en rendre compte, nous suivons cet ordre. Nous l’animons, lui donnant vie et substance. C’est aussi ça la vie, ma petite étoile. C’est nous ».
Je me souvenais de ces mots comme si je les avais entendus hier. Papa me les avait dit pendant des années. Ce que j’ignorais, c’était que Geoffrey les avait également entendus. Le poids de leur perte se fit alors cruellement sentir, et je me détournais pour que ni Danny ni Léna ne voit mon trouble.
-Quel est l’ordre, Danny ? s’enquit doucement Léna, à la manière pragmatique d’un professeur.
Je ne vis pas la réaction de Danny, mais je devinai la lueur de curiosité qui s’était activée dans son regard. Elle me fut d’autant plus insupportable, même virtuelle, puisqu’il faisait référence, sans le savoir, aux paroles de mon père – qu’il avait, rappelons-le, détesté. Je me rapprochai d’Antoine, et sortis la serviette que j’avais rangé dans ma poche pour tapoter sa blessure. Sa bouche tressaillit, et je poussai un soupir de soulagement. C’était le premier signe de vie qu’il donnait depuis qu’on l’avait retrouvé.
-Tiens bon petit prince, on va te sortir de là, murmurai-je en essuyant le sang sur son front.
-Si tu parles de l’ordre du cosmos …, fit Danny d’un air superbement dubitatif.
-Ne me fais pas ces yeux-là. Enfin, Danny, sois logique ! (Le son des pas de Léna m’indiquait qu’elle commençait à faire les cent pas). On est d’accord, Gaia est la vassale de Baal. Alors pourquoi devrions nous nous acharner à détruire les créatures que le seigneur a créé, si nous ne sommes que des créations de sa Vassale ? Quel droit avons-nous sur elles, Danny ?
-Et elles, quelles droits ont-elles sur nous ? répliqua-t-il âprement. Quel droit ont-elles de prendre nos vies ?
Léna marqua une pause, et je lui jetai un coup d’œil. Une lueur étrange, presque fanatique, brillait dans son regard. Son visage s’était transformé à mes yeux. Léna avait fait tomber le masque.
-Tous les droits que donnent le pouvoir. Et le pouvoir, elles l’ont. Il a simplement été dénigré. On les a réduit à des « créatures », des animaux à abattre. Alors qu’elles sont bien plus puissantes. Hélios, tu parles ! Ce n’était qu’une façon pour les grecs de minimiser la force de l’entité créatrice pour les enfants de Gaia qu’ils formaient ! Une manière de les rassurer. « Ne vous en faites pas. Ce n’est que le Soleil, n’ayez pas peur. Vous avez vu le pouvoir que vous procure la terre ? Vous êtes bien plus forts ! ». Quelle réduction ! Quelle arrogance !
Le ton de Léna dégoulinait de rancœur, mais aussi de ferveur. Son discours venait de loin, aussi bien dans son être que dans son histoire. C’était un discours assimilé depuis longtemps qu’elle présentait avec les tripes.
-Réduire Baal à « Hélios », au « Soleil »… C’est quelque chose de presque blasphématoire. Une volonté des grecs, du berceau de la civilisation occidentale de prendre la main sur le pouvoir. Car au fond, les écoles, nous, notre rôle, ce n’est que ça : une lutte de pouvoir. Les anciens voulaient reprendre le pouvoir à Baal. D’où le mythe de ces Créatures sans cervelles, le cerveau complètement grillé par le méchant « Hélios » qu’on vous met dans la tête à longueur de journées. On a diabolisé ses créatures pour qu’elles perdent le pouvoir. On t’a toujours dit que Médée était une créature d’Hélios, tu te souviens ? Tu as lu la
Médée de Sénèque? Qui est le cruel, dans la pièce, Médée ou Jason ?
Je fermai les yeux alors qu’un silence s’installait du côté de Danny. Je connaissais la réponse pour avoir étudié Médée en long, en large et en travers, faisant des comparatifs avec tous les auteurs ayant travaillé dessus, dont Sénèque. Et c’était sans doute la version qui m’avait le plus marquée. Parce que Médée n’apparaissait pas si méchante que cela. Dans cette version, pour être honnête, j’avais surtout considéré que l’antagoniste était plus Jason que Médée. Mon cœur se serra. C’était exactement la conclusion qu’attendait Léna.
-Tu sais bien que j’ai raison, poursuivit-t-elle, une note de satisfaction dans la voix. Sénèque, bien que latin, a été un des derniers penseurs à dépeindre une Créature d’Hélios pensante, et ayant de l’empathie. Médée avait été marquée par Baal, il est vrai. Mais ce n’était pas une déjantée. Elle méritait sa place parmi les grands de son monde – si un enfant de Gaia ne la lui avait pas usurpée. On a qu’une vision de l’histoire, chez nous. La nôtre, une vision manichéenne qui frise le ridicule : eux les méchants qui tentent de nous tuer, et nous les gentils qui tentons de nous défendre.
Callie ricana doucement.
-Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, c’est partiellement ce qui se passe.
Léna partit à son tour d’un petit rire.
-Je te l’accorde, il y a deux sortes de Créatures de Baal. Les soldats, ceux qui obéissent à leurs plus bas instincts, et l’élite, ceux qui sont comme Médée et Tobias. Souvent des humains, du reste, devenus vampires. Danny, souviens-toi, il y a un ordre des choses. Donner à des gens l’intelligence et la puissance ne peut être fait par hasard. L’ordre du cosmos n’a pas à être différent de celui sur terre.
Je réprimai un haut-le-cœur. Elle me donnait la nausée à utiliser la mémoire de Geoffrey – les arguments de mon père – pour tenter de convaincre Danny du bien fondé de sa pensée. Cette conversation ne menait à rien, sinon à faire gagner du temps à Léna et à embrouiller l’esprit de Danny. Les grandes théories et philosophies, c’étaient très peu pour moi.
-Et concrètement, ta belle idéologie, c’est quoi ces conséquences ? enchéris-je en réprimant les émotions qui se bousculaient dans ma voix. La destruction des écoles qui empêchent des copains de Baal de prendre le pouvoir ?
Je sentis plus que je ne vis le regard de Léna glisser sur moi. Un petit sourire retroussa ses lèvres.
-On ne perd pas de vue ses priorités ? s’amusa-t-elle. Mais comme j’ai trouvé en toi une adversaire particulièrement coriace, je vais te répondre : oui, quelque chose dans ce goût-là.
J’avais beau m’attendre aussi à cette réponse, elle me coupa le souffle. Je ne pus m’empêcher de dévisager Léna d’un air incrédule. Callie avait aussi porté la main à la bouche, mais ses yeux brillaient, non de larmes, mais de fureur.
-C’était toi le corbeau ?
Léna posa son regard sur Callie, et eut un petit sourire méprisant.
-Lui ? fit-t-elle en donnant un coup de menton en direction d’Antoine. Oui, je supposai qu’il allait finir par demander l’aide de quelqu’un, notamment après la mort d’Elodie. Simplement, je n’avais pas deviné vers qui il allait se tourner (elle me scruta, de son regard bien particulier, comme si elle me testait). Et j’avoue ne toujours pas comprendre, Léonie. Je pensais qu’il irait voir quelqu’un de mieux placé. Pas une novice – a fortiori une novice qui vient se confier à moi.
Mon sang ne fit qu’un tour dans mes veines. Je la gratifiai d’un regard furibond, mais j’étais intérieurement perplexe. Quelque chose sonnait étrange dans ce qu’elle venait de dire.
Comment savait-elle qu’Antoine était venu me voir en premier ? Ça ne pouvait être Callie : elle n’avait été au courant des secrets d’Antoine qu’aujourd’hui.
Callie plissa des yeux, et un éclair d’horreur les traversa. Un reflet rouge sombre passa dans ses cheveux.
-Tu as vraiment … menacé Lucas ? s’assura-t-elle d’une petite voix.
Le sourire satisfait et les yeux durs de Léna m’indiquaient que non seulement elle l’avait menacé, mais qu’elle aurait mis la menace à exécution si elle avait dû. L’effroi me retourna l’estomac de manière douloureuse.
Avait-elle perdu la raison à ce point ?
Danny avait dû arriver à la même conclusion que moi. Il avait serré les poings tellement ses mains tremblaient.
-Comment peux-tu faire ça ? souffla-t-il, effaré. Comment tu peux ne serait-ce que
penser tuer Lucas de sang froid ?
-Dans une guerre, il y a toujours de bons soldats qui meurent, martela-t-elle avec une parodie de sourire triste. J’avais besoin d’Antoine, il était le seul qui puisse faire tomber efficacement les défenses de l’école. Le plan aurait été parfait … (elle me lança un regard acéré) si un petit oiseau trop curieux n’avait pas été fouiller dans les arbres. Et puis, tu imagines à quel point c’est rare de trouver un enfant de la Lune qui ait un point sensible si tangible ? A côté, Achille et son talon peuvent aller se rhabiller ! Il a bien tenté de résister, mais les Sirènes lui ont fait définitivement comprendre que j’avais les arguments de mon côté.
-Les Sirènes, répétai-je en fronçant les sourcils. Tu parles de celles que tu nous exhortes à tuer sans compassion ?
Léna eut un petit sourire, mais ses yeux s’assombrirent considérablement. Ce fut Danny qui répondit d’une voix contenue à grand-peine :
-C’est différent ça, Léo. C’est de la pure vengeance.
Léna haussa un sourcil, l’air surprise que Danny l’ait si vite cernée.
-En effet, confirma-t-elle, des accents dangereux dans la voix. Il y a très longtemps que j’ai conscience de tout ça, Danny.
-Tu l’étais il y a sept ans, continua-t-il, le plus posément que possible.
-Tu es à l’origine de la première brèche, compris-je soudain, une brève conversation me revenant en mémoire comme un éclaire. Tu étais au courant pour les Gardiens depuis très longtemps, depuis que tu étais étudiante – et tu n’as pas jugé bon d’en informer Devyldère.
Un immense poids s’ôta de mon cœur. En une phrase, je venais de déculpabiliser non seulement Devyldère, mais aussi papa. Léna me lança un nouveau regard surpris, mêlé au test silencieux qu’elle me faisait sans cesse passer.
-Bien vu, et bien entendu, avoua-t-elle avec une certaine réserve. J’avais été fouiller dans les archives, les très vieilles auxquelles personne n’a jamais eu accès. Quand à la façon dont la brèche s’est faite …
Mais Danny en avait entendu assez. Il avait été frappé d’horreur quand j’avais évoqué l’implication de Léna sur la première brèche, mais maintenant qu’elle confirmait, l’horreur faisait place à la fureur. Je devais avouer que j’avais bien du mal à ne pas y céder également. Je me rendis compte que j’avais sous-estimé le désir de vengeance qui bouillonnait en moi depuis que j’avais découvert que Geoffrey était mon demi-frère.
-Alors tu l’as tué, conclut Danny d’une voix blanche de colère.
Léna se tourna vers elle, les yeux flamboyants, piquée au vif par l’accusation.
-Non ! vociféra-t-elle. C’était un accident ! Jamais, jamais ça n’aurait dû arriver, je ne l’aurais jamais permis ! La brèche avait été crée, certes, et j’y ai contribué. Mais ce n’est pas moi qui ait fait entrer ces vampires ! Pas moi ! C’était simplement un groupe stupide ! (Elle pointa le doigt vers la porte). Pourquoi crois-tu que Tobias m’obéisse au doigt et à l’œil ? Il a une dette envers moi, une dette de sang que je lui fait payer chaque jour que Dieu fait !
-Et que tu fais payer à toutes les « créatures stupides », terminai-je en réprimant ma rage de mon mieux. En nous exhortant à exécuter ta vengeance.
Je songeai à toutes les créatures que les enfants de Gaia avaient tué sous l’impulsion de Léna. Toutes les Créatures qui étaient passées sous le fil de l’épée du candide Lucas, déchirant chaque fois plus son âme, simplement parce que Léna l’avait convaincu que c’était l’unique façon pour lui de s’en sortir. J’en eus la nausée. Léna incarnait un paradoxe difficilement concevable : d’un côté la logique d’une domination des élus de Baal qui devaient prendre le pouvoir parce que c’était leur droit par l’organisation du cosmos, et d’un autre la folie vengeresse qui réclamait le sang de ce qui lui avait coûter tout ce qu’elle aimait il y a sept ans. Ce que je n’avais pas compris, c’était qu’en plus de perdre Geoffrey, elle avait perdu sa raison. Elle me lança un regard empli de résignation. Elle n’éprouvait aucun remord. Elle n’avait fait que son devoir : envers son idéologie (Cf Lucas et Elodie) et envers Geoffrey (cf les Sirènes … et encore Lucas). Puis elle se tourna vers Danny, et eut l’air presque suppliant.
-J’aimais vraiment Geoffrey, assura-t-elle une nouvelle fois. Et je l’aime toujours et à jamais.
-Ça, on l’avait vu, fit remarque Callie avec son manque habituel d’empathie.
Je ne pus m’empêcher de lui adresser un sourire crispé. Je pensais que la pièce en honneur à Geoffrey nous avait tous marqués. Léna pensait peut-être convaincre Danny – et Danny seul, son petit frère, le dernier vestige vivant qu’elle avait de Geoffrey – du bien-fondé de ses actions. Pour ma part, elle n’y arriverait pas. Rien ne justifiait ce qui était arrivé à Elodie. Et rien ne justifiait ce qu’elle avait fait à Antoine et Lucas. Danny la contempla un long moment, et un instant, j’eus deux peur contradictoires : qu’il lui pardonne et la suive dans sa folie, ou qu’il lui plante une flèche dans le cœur sans demander son reste. Finalement, ses yeux croisèrent les miens, et je secouai discrètement la tête. Il reporta son attention sur Léna pour faire le même geste, et se détourna pour venir vers moi et Antoine.
-Non, refusa-t-il. Ce n’est pas de l’amour, ce que tu as fait. c’est … je ne sais même pas le définir (il secoua encore la tête). Désolé, Léna.
Le « désolé » me paraissait de trop, mais j’étais soulagée de sa réaction mesurée. Je m’accroupis vers Antoine en lançant à Danny un regard approbateur. Je tâtai encore la plaie d’Antoine, et cette fois, sa gorge laissa entendre un léger grognement. Sa respiration était beaucoup plus régulière et ses paupières tressaillaient. Il commençait à reprendre conscience.
-On y va, soufflai-je à Danny.
Il hocha la tête, et voulut me relever, mais un pied s’abattit violemment dans mon ventre alors que je voulais me relever avec Antoine.
-Léo ! crièrent Danny et Callie.
Je tombai lourdement à terre, en me prenant le ventre entre les mains. Mes entrailles étaient remontées, et je retenus la nausée qui me venait de mon mieux. Mon regard était embué, mais je vis le sourire sadique du métalleux – Tobias – à travers.
-Non, petit oiseau, susurra-t-il en s’approchant de moi, ses dents luisant. Ce n’est pas l’heure de partir.
Un éclair de panique me traversa et je voulus me relever, mais il me jeta à terre sans ménagement. Je vis du coin de l’œil Danny armer son arc, mais Léna se jeta sur son bras avec un poignard sorti de nulle part. Danny étouffa un cri en s’affalant, et Callie hurla. Alarmée, j’ouvris les yeux au moment où Léna retirait son arme de l’épaule droite de Danny, qui s’était affalé à terre, Callie à son chevet, et l’essuyait froidement sur son jean.
-Désolée Danny, mais il a encore de longues années à faire à mon service, gronda-t-elle, presque sans aucune once d’émotion. De plus, je regrette, mais je ne peux pas vous laisser emmener Antoine. Il commençait à être gênant à Sappho, mais nous avons besoin de gens comme lui, les filii lunae. Ils le veulent vivant. Tobias, laisse Léonie tranquille, s'il te plaît. Tu as plein de sang dans le frigo.
Je vis le vampire avoir une moue de déception. Je m’écartai discrètement en tentant de prendre ma dague sans attirer l’attention.
-Tu veux rire ? grogna-t-il en approchant sa main de ma gorge. Elle est casse-couille au pas-possible, et en plus, tu m'avais promis que je pourrais l’avoir.
-Tu pouvais l’avoir si tu l’interceptais à son arrivée à Orléans, rappela durement Léna. Là, c’est différent. Oh, et puis vas-y ! ça cassera Antoine pour de bon !
Mes yeux s’écarquillèrent d’horreur, et je pris ma dague entre mes mains pour me rassurer. Le geste fut trop brusque, et le vampire me prit soudainement à la gorge d’une main, retenant celle qui tenait ma dague de l’autre. Sa poigne était extraordinaire. Je vis fugacement Danny tenter de se relever, mais Léna mit son pied sur son épaule blessée pour le remettre à terre.
-Non ! hurla la voix de Callie.
Je ne la vis pas au premier abord. Puis, j’entendis Léna hurler de douleur, et porter sa main sur son épaule avec des yeux écarquillés. La pointe d’un couteau y dépassait, et une tâche de sang s’étendait sur le pull de Léna. Callie apparut soudainement derrière elle, abandonnant son camouflage, des larmes sillonnant ses joues. Avec un cri, Léna se jeta sur elle. Tobias leva la tête pour humer l’odeur de sang frais qui émanait des blessures de Léna et Danny, et j’en profitai pour récupérer ma main et donner un coup vif dans sa cuisse avec ma dague. Tobias étouffa un grognement, et attrapa ma jambe. Je me débattis, mais sa poigne me coupait presque la circulation. La panique s’éprit de moi quand je me vis retrousser ses lèvres sur ses canines, et son regard affamé se poser sur ma clavicule. Mon cœur se mit à battre vite et fort.
Réfléchis, m’ordonnai-je, tentant de lutter contre l’affolement qui paralysait mon esprit et mes membres.
Débats-toi, téléporte-toi ! Mais je savais que je n’arriverais pas à actionner ma téléportation. Tobias me fixait, prêt à fondre sur mon artère, quand il poussa soudainement un cri de douleur en regardant ses doigts avec horreur. Ses mains étaient ornés d’anneaux de fer, et des cloques commençaient y apparaître, comme des brûlures. Il me délaissa pour retirer les anneaux avec frénésie, quand il poussa un nouveau hurlement en portant sa main au piercing qu’il avait sur la lèvre. Il se leva avec un grognement étouffé, et je me redressai en resserrant ma prise sur la dague, le cœur battant.
-Baal tout puissant, c’est quoi cette sorcellerie ?
-Usuellement parlant, on appelle plutôt ça de l’alchimie, corrigea une voix faible, mais familière.
Je faillis défaillir de soulagement en l’entendant. Antoine. Quand Tobias fut complètement relevé, paniqué, j’échappai à sa prise et me précipitai vers lui. Il était encore assis contre le mur, mais s’était un peu redressé, et ses yeux étaient ouverts.
-Ça va princesse ? murmura-t-il avec un faible sourire.
-C’est à toi qu’il faut demander ça, imbécile, grondai-je.
Mais le soulagement ne s’entendait que trop dans ma voix, et le faible sourire d’Antoine s’accentua. Il tenta de se relever, mais il blêmit immédiatement, et j’appuyais mes mains sur ses épaules pour l’obliger à rester assis. Le tour de magie qui m’avait sauvé la mise face à Tobias avait épuisé les rares forces qu’il avait. Je jetai un regard à la ronde. Callie était toujours à la lutte avec Léna dans le salon et arrivait globalement à la tenir à distance. Danny tentait toujours de se relever, mais chaque fois qu’il y arrivait, Léna se détournait de Callie pour le mettre à terre. Une boule de colère remonta dans ma gorge.
-Birdy, fit Antoine d’une voix pressante. L’alchimie … je ne vais pas tenir longtemps.
Je ravalai mon courroux, et hochai la tête. Je comprenais le message : bientôt, le métalleux se jetterait à nouveau sur moi. Je pris la dague que je venais de laisser tomber à côté d’Antoine, posai la garde contre mon cœur. Il battait à tout rompre. Antoine me lança un regard pénétrant.
-Ecoute, j’ai partiellement entendu … ce qu’a dit Léna, articula-t-il avec lenteur. Et ce n’est pas que des conneries. Mais là, dans ces circonstances, je pense qu’on peut s’en tenir à la vision darwinienne de la vie. N’hésite pas.
Mes entrailles se glacèrent. Le sous-entendu était explicite : dès qu’il cesserait de se débattre, c’était ou lui, ou moi. Pas de demi-mesure.
J’allais être obligée de le tuer pour avoir la paix.
Antoine serra ma main.
-Ne réfléchis pas, princesse, me souffla-t-il avec difficulté. Fais-le.
Avant que je n’ai pu répondre, des pas lourds se firent entendre dans notre direction. Antoine hocha la tête, et je me détournai pour voir Tobias se précipiter sur moi. Des cloques couvraient ses doigts et sa lèvre, mais une lueur dangereuse, affamée, assoiffée de sang brillait dans ses yeux. Cette lueur faillit me clouer sur place, mais je réussis à arracher mes jambes à cette torpeur pour lui mettre mon pied dans mes parties intimes. J’entendis Antoine ricaner derrière moi, mais je ne pris pas le temps de m’attarder, d’autant plus que Tobias, qui s’était tout d’abord replié sur lui, avait sorti quelque chose de ses amples vêtements de métalleux. Je ne vis pas ce que c’était, mais il le lança et ça allait se ficher à une vitesse folle derrière moi. Affolée, je me retournai. C’était une étoile à cinq branches, qui s’était fichée à quelque centimètre de la tête d’Antoine. Tobias grogna, et je compris qu’Antoine avait réussis à l’éviter en penchant sa tête. Il en prépara une nouvelle, et je vis dans ses yeux et dans ceux du jumeau de Lucas qu’il finirait par atteindre sa cible.
Il fallait que j’éloigne Tobias d’Antoine.
Je levai la main pour téléporter l’étoile qu’avait le vampire, et elle apparut docilement dans ma main. Tobias lança un regard surpris à sa propre main, avait de me gratifier d’un regard furieux. Bon, j’avais attiré son attention. Le reste du plan, Léo, qu'est-ce que c’était ?
-Léna m’avait promis ton sang, grogna-t-il, sauvagement (et Léna le trouvait civilisé ?). Je te jure que je l’aurais, même si c’est celui d’un petit oiseau.
Mon surnom dans sa bouche m’horripilait, et je déglutis. Oui, je le croyais sur parole. Mais en l’occurrence, je n’avais pas d’autre choix que de lui faire miroiter cette possibilité si je voulais éviter qu’il ne tue définitivement Antoine. Je reculai à tâtons vers la porte qui menait à la pièce-temple derrière, et ouvris la porte avec défi.
Allez, le suppliai-je en feignant de me retourner pour m’échapper.
Viens me chercher. Tobias était prévisible. Il se rua sur moi, et je dûs me mettre à courir pour de bon. La porte de la salle de bain était ouverte et je m’engouffrai dedans en la fermant pour ralentir Tobias. La salle de bain était pourvue d’une étroite baie-vitrée et je l’ouvris. Elle menait à un minuscule balcon qui donnait sur la Loire tourbillonnante. La rambarde était une précaution ridicule, parce si elle était assez large pour que je puisse monter dessus dans perdre l’équilibre, elle m’arrivait à hauteur de genoux.
-Super, lâchai-je sombrement en contemplant les flots vifs de la Loire en contrebas. Et je fais quoi, maintenant ?
Dans ma volonté de laisser du temps à Antoine et aux autre, je n’avais pas réalisé que j’allais dans une impasse. Mon cœur se mit à battre la chamade et je refermai ma prise sur la dague avec angoisse. La porte s’ouvrit alors à la volée et Tobias se précipita vers moi. Je lui donnai un nouveau coup de pied mais il intercepta ma jambe. Je perdis l’équilibre, et réussis à poser mes fesses sur la ridicule rambarde de pierre pour éviter de tomber. Mes doigts s’y agrippèrent avec panique. Je me débattis, mais Tobias appuya sur ma jambe pour m’attirer à lui. Je voulus lui asséner ma dague dans le cou, mais il me prit de vitesse en tordant mon poignet. Sa force était incroyable, et mon poignet craqua en un bruit atroce. Je ne pus retenir un petit cri, et ma dague tomba avec un son fracassant. Un sourire sadique retroussa les lèvres de Tobias. Ses yeux se posèrent sur ma gorge, et ses doigts se refermèrent sur mes avant-bras, pour me maintenir tranquille. Je me battis avec la force du désespoir, reculant sur la rambarde au point que je pensais que si Tobias ne m’avait pas tenu, je serais sans doute tombée. Il eut un sourire amusé.
-Oh mon petit oiseau, tu veux voler ? susurra-t-il en s’écartant de moi. Je peux te donner satisfaction …
Mon cœur tomba dans ma poitrine.
-Je préfère éviter, articulai-je difficilement.
Je repliai ma jambe sous moi, et tentai de lui donner un coup de genou, mais il appuya sur mon poignet blessé. Je sentis mes os craquer sous la pression, et les larmes me vinrent au yeux. La douleur m’aveugla, et mes genoux faillirent plier sous moi. Il me prit sans ménagement par la taille et me força à monter sur la rambarde. Il ne me suivit pas, serrant toujours mon poignet blessé pour me maintenir sous contrôle.
-Alors petit oiseau, tu sens des ailes prêtes à se déployer ?
Non, elles ne l’étaient pas du tout. Je voulus reculer, le cœur au bord des lèvres, mais je sentis une douleur indescriptible me traverser le bras. Je ne pus retenir un hurlement, et m’affaissai sur moi-même. Tobias posa brutalement sa main sur ma bouche pour me faire taire, et colla des lèvres gluante contre ma gorge. Elles collaient, et une odeur âpre et lourde flottait dans l’air. En un éclair de lucidité, surgissant à travers la brume de douleur qui paralysait mon cerveau, je compris ce qui s’était passé.
Tobias venait de me mordre l’avant-bras bras droit.
Il l’avait lâché pour pouvoir me faire taire, et je le repliai sur ma poitrine. Je vis le carnage à travers mes larmes. Une plaie sanglante en forme de croissant de Lune se dessinait sur la peau pâle. Mon poignet était violeté par la brisure. Mon bras était inutilisable. La nausée s’éprit de moi, et je tentai de me dégager. Mais dès que je bougeais, Tobias me faisait pencher en avant, droit vers la Loire. Ses lèvres se pressèrent un peu plus sur la gorge.
-Alors petit oiseau, l’eau ou le sang ?
Ses lèvres poisseuses étalèrent un liquide visqueux à l’odeur malsaine sur ma gorge. Du sang – mon sang.
Ni l’un ni l’autre, gémis-je intérieurement en m’efforçant de ne pas regarder la Loire en bas. Mon bras brûlait tellement que j’avais l’impression qu’il allait se détacher de mon corps, et je n’osais pas bouger de peur que Tobias ne me pousse dans le vide.
J’étais coincée.
Des sanglots nouèrent ma gorge, mais je me refusai à les laisser éclater. Ça aurait donné trop de satisfaction au pseudo vampire. Mon immobilité dû donner sa réponse à Tobias, et je sentis ses lèvres sourire et ses mains remonter le long de mes hanches. Mon sang se figea dans mes veines et l’indignation desserra l’étau qui me comprimait la gorge.
-Ne me touche pas, sifflai-je, mauvaise.
Tobias s’écarta, décollant (pour mon plus grand soulagement) ses lèvres de ma gorge pour éclater de rire. Son rire s’étouffa soudainement, en même temps qu’un son sourd retentit, couvrant momentanément les flots de la Loire. Tobias me lâcha d’une main, et je fus brièvement déséquilibrée.
-Saloperie ! jura-t-il en se massant la tête. tu crois vraiment que c’est une lampe de chevet qui va m’arrêter, mon gars ?
Je tournai la tête prudemment, et mon cœur fit un bond. Antoine se tenait dans l’encadrement, pâle comme la mort, et, effectivement, une lampe de chevet dans les mains. Il eut un petit sourire effronté.
-Je suis d’accord sur le fond, admit-t-il. Mais c’était tout ce que j’avais sous la main.
Son regard passa rapidement sur moi – sur mon bras violacé et ensanglanté, ma dague à terre, et la main de Tobias toujours refermée sur mon bras sain. Le vampire ricana, et d’une main, sortit une ses étoiles.
-En théorie, on devait te garder en vie pour continuer l’œuvre …
-Mais quelle perspective réjouissante, persiffla Antoine avec un sourire torve.
-… Mais tu m’as assez fait chier pour le restant de mes jours.
Il lança étoile, comme ça, sans élan, droit sur lui. Je réprimai un cri, mais Antoine se bougea juste à temps pour qu’elle se fiche à un cheveu de son oreille. Et avant qu’il n’eut le temps de dire « ouf », une autre se planta à un centimètre de sa main.
-Et je vais t’apprendre, grommela Tobias en s’armant d’une troisième étoile, qu’on ne me brûle pas les pattes comme ça.
Antoine pâlissait à vue d’œil. Il avait eu assez de force pour venir jusqu’ici et frapper Tobias, mais peut-être il était trop faible pour changer ne serait-ce qu’un atome. Le vampire allait forcément le toucher, à un moment ou à un autre. Mon cœur se serra si fort que j’en oubliais la brûlure qui me rongeait le bras. Et Callie et Danny qui étaient encore dans l’autre pièce avec Léna …
Il fallait que cela cesse.
Tobias lança sa troisième étoile. Celle-ci fit mouche et se planta dans la cuisse d’Antoine. Il grogna, mais réussit à se tenir debout. Mais il était exempt de tout possibilité de mouvement. Tobias ricana, savourant son triomphe d’avance, mais Antoine en avait encore sous le pied : je vis ses yeux se plisser, et le béton sous Tobias s’affaissa, aspirant ses pieds comme un sable mouvant. Le vampire battit du bras avec surprise, déséquilibré. Antoine s’affaissa sur le mur, mais réussit à tenir debout par je ne sais quel miracle. Ce tour l’avait vidé de ces dernières forces. Il eut le temps d’accrocher mon regard, avant de le glisser à terre. Je suivis son regard, et compris rapidement. Je hochai la tête avec difficulté, et dépliai mon bras avec prudence. A chaque seconde, un éclair de douleur me traversait le bras, mais je n’avais pas le choix, d’autant plus que Tobias se redressait. Si la douleur et l’urgence ne m’embuaient pas le cerveau, je me serais délectée de son air terrorisé.
-Arrête ça ! glapit-t-il en resserrant la prise sur mon bras sain. Sinon je la fais tomber !
Non, il ne me ferait pas tomber. J’en avais assez d’être à sa merci. Je dépliai les doigts de ma main blessée, et me concentrai autant que me le permettait la douleur qui m’élançait toujours. Quand le métal froid entra en contact avec ma peau, je refermai mes doigts dessus.
N’hésite pas, plus que jamais, c’est ou lui, ou toi. Je fermai les yeux, rassemblant mes forces, mon courage et ma lucidité, et me fis violence. Je ne pris même pas conscience du mouvement que fit mon bras. Ni de la douleur que ça occasionna. En revanche, j’eus douloureusement conscience de la dague tremblant dans ma main quand elle perça la peau, de la résistance qu'opposa la chair, la trachée et l’œsophage, du gargouillement écœurant de Tobias produisit quand la lame fut plongée jusqu'à la garde. Et pire que tout, du sang, abondant, nauséabond, malsain qui se repandait à flots sur ma main, giclant jusqu'à mon visage. Horrifiée, je lâchai la garde pour voir le vampire d’affaisser à genoux. Tobias tituba et me lança un regard où se mêlait l’horreur et la douleur.
-Je choisis le sang, soufflai-je quand ses yeux accrochèrent les miens.
Il me lâcha pour tenter de retirer la dague qui lui traversait la gorge de part en part, mais le mal était fait, et il s’affaissa rapidement face contre terre, toussant, crachant, gargouillant de façon écoeurante. Quand il me lâcha, je me sentis tanguer, et perdis momentanément l’équilibre, mais je réussis à me maintenir sur la rambarde en battant des bras. Ce fut là que j’aperçus ma main blessée – celle qui avait tenu la garde. Ecarlate. Couverte d’un sang visqueux qui coulait sur ma paume en douces gouttes pour se noyer dans la Loire. Je ne quittai pas ce sang des yeux, cette main qui s’était octroyée le droit de prendre une vie … soit disant pour sauver la sienne. L’odeur me donna la nausée, et je réprimai la bile qui me montait à la gorge.
-Birdy.
Cette voix me ramena à la réalité, et je consentis à baisser difficilement les yeux. Antoine s’était redressé, et s’avançait vers moi, une main tendue.
-Descends s'il te plaît, me demanda-t-il doucement. C’est fini.
Fini. Ce mot définitif me donna encore plus la nausée, et mon regard se porta à Tobias qui se vidait encore de son sang, à moitié sur le petit balcon, à moitié dans la salle de bain. Mais il ne bougeait déjà plus.
C’est fini.
-Je … Je l’ai …, bafouillai-je, les yeux rivés sur le vampire.
-Birdy, gronda Antoine en s’avançant encore. Regarde-moi, s'il te plaît.
Après quelques secondes, j’arrachai mon regard à Tobias pour fixer Antoine. Ses yeux étaient enfoncés dans leurs orbites, mais ils trouvèrent la force de se planter dans mes miens, me ramenant dans le monde réel. Sa main s’avança encore.
-Viens princesse, souffla-t-il. S'il te plaît.
Je hochai la tête, et pris la main qu’il me tendait avec ma main valide. Je descendis prudemment de la rambarde avec l’aide d’Antoine, tremblante. Nous nous fîmes face quelques secondes, haletants, puis je tins plus : repliant un bras contre ma poitrine, je me blottis contre lui, posant mon front contre son épaule. Antoine eut une seconde d’inaction, puis son bras m’enlaça alors que sa main me caressait les cheveux. Il soupira dans mon cou. Je tremblais de tous mes membres, et il me fallut un moment avant de comprendre que je pleurais aussi.
-C’est tout Birdy, tenta de me consoler Antoine en continuant de me caresser les cheveux. C’est fini, tu n’avais pas le choix …
-Dis moi qu’on s’y habitue, bégayai-je contre son épaule. Que ça passe un jour …
J’avais cette horrible impression de vide. Sur la rambarde, cette impression que j’étais prête à me laisser aller, répondre à l’appel de la Loire bouillonnante à mes pieds, inconsciemment, pour avoir défié ainsi la nature. Gaia avait un jour donné la vie à Tobias.
De quel droit la lui avais-je repris?
-Non, Birdy, souffla Antoine. Je ne peux pas te dire ça.
Je m’attendais à cette réponse, mais elle me gela tout de même les entrailles. Je m’en doutais bien. Je le voyais à la tête de Lucas, à chaque fois qu’il devait tuer quelqu’un. Il ne s’était jamais habitué.
-Merci.
Antoine s’écarta un petit peu pour me contempler, surpris. Je levai ma main valide pour sècher mes larmes.
-D’être venu me chercher, précisai-je d’une petite voix.
Antoine eut un petit sourire, et leva la main pour essuyer une larme sur ma joue. Je n’en revenais pas de me autant laisser aller devant Antoine Meynier, mais pour l’heure, je m’en fichais.
-Tu n’as pas l’impression que tu inverses les rôles, princesse ? se moqua-t-il doucement. Techniquement parlant, c’est moi qui devrais te remercier. Sans toi, je serais sans doute dans un train pour l’enfer.
Un petit sourire crispé s’étira sur mes lèvres.
-Je crois que j’ai abandonné l’idée que tu me remercies un jour.
Antoine eut un sourire espiègle, mais ne dit rien. Nous restâmes un moment sur le balcon, avec les hurlements de la Loire comme seuls meubles de ce silence. Puis je sursautai soudainement, et m’écartai d’Antoine avec horreur.
-Léna !
Je voulus me dépêcher de rentrer pour aider Callie et Danny, mais Antoine raffermit sa prise sur moi. Son sourire avait disparu, et je lui fis de grand yeux.
-Callie a été encore plus indécise que toi, grommela-t-il. Mais sa chance, c’est que Léna paraissait l’être aussi. Elle a réussi à avoir le dessus sur Cal, mais au lieu de lui faire du mal, elle a pris ses clefs de voiture et s’est enfuie. Callie a voulu la poursuivre, mais Danny continuait de pisser le sang, alors elle est restée, et moi je suis venu te chercher.
Je sentis un poids se retirer de mon cœur et je laissai aller mon front sur l’épaule d’Antoine. Callie allait bien. Je redressai à nouveau la tête.
-Alors on va voir Danny.
Antoine hocha doucement la tête, et je le sentis sur le point de faire un commentaire du genre « tu t’inquiètes pour ton amoureux ? ». Heureusement, il s’abstient, et exanima rapidement mon bras blessé avant de sortir du balcon.
-Heureusement que Hollywood a tort, commenta-t-il en passant un doigt au dessus de la morsure de Tobias. Nos vampires à nous n’ont pas de venin.
-Quelle chance, bougonnai-je avec une grimace. Et ta jambe ?
Il avait retiré l’étoile qui s’était plantée dans sa cuisse, et son pantalon était tâché de sang, de même que son Tee-shirt – mais pour ça, je plaidais coupable.
-Je vais survivre, affirma-t-il en me poussant vers la porte. Lève les yeux au ciel, Birdy.
N’ayant pas le moins du monde envie de voir le cadavre de Tobias, je m’exécutai et Antoine me guida jusqu’au temple. Puis il me lâcha quelques secondes pour retourner dans la salle de bain, et revint avec la dague ensanglantée. J’eus une moue, et il me poussa à nouveau vers le salon. Quand j’arrivai, Callie me sauta au cou.
-Oh ciel de Dieu tout puissant !
Elle s’écarta, et je constatai qu’une brève étreinte avait suffi à la tâcher de sang. Je ne voulais même pas voir à quoi je ressemblais. Antoine s’affala dans un fauteuil sans demander son reste et ferma immédiatement les yeux. Callie m’entraîna dans un autre fauteuil, en face de Danny. Il était allongé sur le canapé, et Callie avait sommairement bandé sa blessure à l’épaule. Il écarquilla les yeux quand il me vit, et j’eus en son regard horrifié la confirmation que mon état ne devait pas être joli à voir. J’avais douloureusement conscience du sang qu’il y avait sur mon visage, mon cou et mes vêtements. J’en étais recouverte, que ce soit du mien, ou de celui de Tobias. Je repliai mes jambes sur ma poitrine et mis prudemment mon bras blessé sur mes genoux.
-J’ai eu tellement peur, babilla Callie en arrivant vers moi avec un bol d’eau et une serviette. Comment ça s’est fini avec Tobias ?
-Elle l’a invité à danser, cingla durement Antoine sans ouvrir les yeux. D’autres questions, Callie ?
Pour la première fois depuis que je le connaissais, je fus reconnaissante au sarcasme d’Antoine. je n’avais pas envie de m’épancher sur le sujet, mais Callie était assez intelligente pour lire entre les lignes. Danny se redressa sur le canapé.
-Mouais, je suppose que ça s’imposait, commenta-t-il faiblement en grimaçant.
Antoine ouvrit les yeux pour regarder Danny avec étonnement.
-C’est de l’humour, Hautroi ?
-La ferme, Meynier. Quand on rentre à Sappho, tu vas me faire le plaisir d’effacer tes putains de signes, d’accord ?
-Encore faudra-t-il qu’on rentre à Sappho, remarquai-je sombrement. Aïe !
Callie venait de commencer à désinfecter mon bras, mais chaque fois qu’elle posait la serviette dessus, la plaie m’élançait.
-Désolée, s’excusa-t-elle précipitamment. N’empêche que je fais avec les moyens du bord, sers les dents ma belle.
Je serrai les dents, et la laissai faire. Bientôt, mon bras fut sommairement bandé, et elle me fit une écharpe avec un foulard de Léna qui trainait.
-N’empêche que t’as raison admit-t-elle en s’asseyant à terre. Danny ne peut pas conduire dans cet état.
-Aucun de nous ne pourrait conduire dans l’état où nous sommes, sauf toi qui es trop jeune, précisa Antoine, qui s’était replongé dans sa torpeur. Que quelqu’un appelle Gret’, Raymond … Je sais pas, vous avez bien prévenu quelqu’un ?
Nous échangeâmes des regards gênés. Effectivement, maintenant, notre précipitation nous paraissait relativement stupide. Inquiété par notre silence, Antoine ouvrit les yeux, et nos mines penaudes le firent gémir.
-Tu parles d’une équipe de sauvetage, grommela-t-il entre ses dents.
La remarque me piqua au vif. Voilà que son sarcasme recommençait à m’agacer !
-Petit Prince, la seule chose que tu as à dire, c’est « merci ».
J’avais volontairement zappé l’autre partie. Je ne voulais pas que Callie et Danny s’imaginent quoique soit. Antoine me lança un regard complice, avant de fermer les yeux. Danny réclama son portable et appela Raymond sans donner de détail. Après ce coup de fil, il se leva pour donner un coup de pied taquin dans la jambe d’Antoine.
-T’inquiète pas mon gars. La cavalerie arrive.
VOILA ! A la semaine prochaine pour la première partie du dernier chapitre, "The End?"
N'hésitez SURTOUT PAS pour les commentaires sur cette partie : je veux ABSOLUMENT TOUT ce que vous avez à dire
Bisou les enfants, à la semaine pro !
PS : je vous préviens plus tard.