Mercredi 5 octobre 2022, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.
Ethan observait ses élèves courir sur le stade d’athlétisme quand une ombre se glissa derrière lui. M. Cross le dépassait d’un ou deux centimètres seulement, mais il en imposait surtout grâce à ses épaules larges et son aura menaçante. Même si Ethan était aujourd’hui son collègue, il avait parfois l’impression de redevenir l’adolescent insolent que M. Cross avait plus d’une fois corrigé.
— Alors ? lança le prof d’un ton bourru sans même le saluer. Tu t’en sors ?
Les mercredi, la classe de 5ème année d’Ethan et celle de 6ème année de Manuel Cross s’entraînaient en même temps au stade d’athlétisme. Le professeurs en profitaient pour échanger sur les progrès de leurs classes respectives et croisaient leurs élèves pour leur permettre de faire face à de nouveaux adversaires.
— Eh bien, souffla Ethan en observant sa vingtaine d’étudiants en action, pas trop mal je crois. Les Réguliers et les Boursiers se sont pas encore étripés, ils commencent enfin à s’entraîner en autonomie et ils ont hâte de passer à du plus concret.
Une esquisse de sourire étira les lèvres minces de M. Cross.
— Si tu es meilleur prof qu’élève, c’est le principal.
Ethan accepta la pique de bonne grâce et ricana tout bas. Son collègue l’observa brièvement avant de lâcher :
— J’aurais jamais parié sur toi, honnêtement. Peut-être sur ton frère. Il était méthodique, patient et il faisait du tutorat. Mais les surprises arrivent et c’est pas plus mal.
M. Cross ne manqua pas la façon dont les épaules de son cadet se raidirent à la mention d’Edward. Pourtant, il enchaîna de la même voix inflexible :
— Tu as des nouvelles, d’ailleurs ? Je sais qu’il a rejoint la Ghost Society après son diplôme, mais je me suis toujours demandé ce qu’il faisait là-bas.
— Je ne suis plus en contact avec lui, Manuel.
L’intéressé plissa les yeux et se laissa tomber sur une chaise en plastique qu’il trimballait toujours avec lui. Ses bras costauds croisés sur la poitrine, il gronda tout bas :
— Ethan, j’ai discuté avec M. Scott. Le directeur m’a expliqué ce qui s’est passé avec Jeremy. (Face au regard irrité que lui jeta Ethan en retour, le professeur durcit son ton : ) Tu l’as peut-être oublié, mais il a été mon élève pendant deux mois. Et un de mes élèves qui disparaît du jour au lendemain, ça me fait tiquer. Évidemment que j’allais me renseigner. Encore plus si les Sybaris étaient impliqués.
— Ne dites pas leur nom, siffla Ethan en zieutant nerveusement autour de lui. Si j’ai changé de nom et si je m’interdis d’être proche de Thalia ou de Jeremy au sein de l’École, ce n’est pas pour rien. Je ne veux pas qu’on connaisse mon lien avec Alexia. Et je veux que mes enfants soient tranquilles.
Agacé, M. Cross secoua doucement la tête avant de planter le regard sur un groupe d’adolescents qui couraient ensemble sur la piste.
— Ethan, tu ne peux pas être naïf à ce point. Des gens finiront par faire le rapprochement. Et si tu veux protéger tes enfants des Sybaris, tu ferais mieux de savoir quels prochains coups ils prévoient. Ignorer volontairement ton frère revient à te tirer une balle dans le pied.
Les trapèzes contractés d’Ethan lui endolorissaient les cervicales. Il n’avait sûrement pas prévu de discuter de sa famille maternelle aujourd’hui. Encore moins avec M. Cross. Il s’efforça pourtant de repousser sa première réaction instinctive – nier tout en bloc, refuser d’y penser – et marmonna :
— Je ne vois pas comment je pourrais m’entendre avec Edward. Il y a deux ans de ça, j’avais déjà de gros différends avec lui. Aujourd’hui ? je ne lui pardonnerai jamais pour ce qu’il a fait à Maria et à nos enfants.
— J’en conviens, Ethan. Je te suggère simplement d’assurer tes arrières pour t’éviter le même genre de drame qu’il y a deux ans. Sincèrement, reprends contact avec Edward. Essaie de comprendre ce qui l’a motivé. Tu pourras sûrement mieux prévoir ses prochaines décisions.
Ethan se tourna vers son collègue, crispé. Il aurait aimé rejeter sa proposition comme on ignore un mégot écrasé au bas du caniveau. Une vision gênante sur l’instant, mais oubliée dans la seconde qui suit. Malgré tout, les minutes s’égrenaient et Ethan ne pouvait plus que penser à son frère. Penser à leurs séparations, leur rancœur, leurs espoirs déchirés.
Il n’avait plus jamais appelé Edward depuis ce coup de fil amer qu’ils avaient échangé après que Jim avait rejoint son oncle. Pourquoi l’aurait-il fait ? Ce n’était pas un échange téléphonique qui aurait réglé la situation. Et, aujourd’hui, Ethan n’avait plus aucune envie d’entendre parler d’Ed. Leur histoire commune n’avait pas l’air de pouvoir se dérouler sans se teinter de drame.
— Ho-oh.
La remarque de M. Cross, mélange d’amusement et d’agacement, extirpa Ethan de ses songes. Il dévisagea son collègue d’un air interrogateur avant de comprendre que ce n’était pas vraiment à lui qu’il s’adressait. Après avoir suivi son regard, Ethan fronça les sourcils et jura entre ses dents.
Sur la piste, deux groupes de sa classe s’étaient approchés et se bousculaient. Ce n’étaient pour l’instant que des provocations ponctuées d’insultes et des corps qu’on repousse dédaigneusement. Ethan craignait que la situation dégénère rapidement.
— Ça suffit ! lança-t-il en accourant près de la dizaine d’élèves. Qu’est-ce qui se passe ?
L’adrénaline qui fusait dans les veines d’Ethan s’épaissit de crainte en constatant que son fils faisait partie des élèves directement impliqués. À ses côtés, Ryusuke et Valentina faisaient face à Emily et Hugo. Ce dernier se frottait le genou en grimaçant.
— Cet espèce de sauvage m’a foncé dessus, expliqua Hugo en indiquant Jim d’un coup de menton. J’ai glissé et je me suis blessé.
— Je t’ai pas vu arriver, répliqua fermement Jeremy. T’as dévié de ta ligne sans prévenir. Je pouvais pas me téléporter pour t’éviter, abruti.
Ethan poussa gentiment une élève de côté pour s’interposer entre les deux groupes. Il craignait qu’ils en viennent rapidement aux mains.
— Ça suffit, lâcha-t-il d’un ton ferme. Vous retournez tous à votre entraînement.
— Vous dites rien à propos des insultes ? sourcilla Hugo avec un rire incrédule.
— Tu viens de le traiter de sauvage, intervint Tess, la dernière arrivée dans leur classe.
Ethan éprouva un vague sentiment d’absurdité alors qu’il proférait des banalités dans l’espoir de calmer les deux groupes d’élèves opposés. Son propre fils était en train de se faire insulter, provoquer et…
— Cowell, lança M. Cross dans son dos. Je t’ai vu te déporter sur la ligne de Wayne sans prévenir. Il t’a foncé dedans, mais c’était involontaire. Fin du problème.
Son intonation péremptoire fit taire l’ensemble des élèves ainsi que la petite voix dans l’esprit d’Ethan.
— Vous prenez son parti, m’sieur, lança Hugo en toisant M. Cross.
— Je prends le parti de personne. Je traite mes élèves équitablement. Ça doit te faire bizarre, Cowell, mais c’est comme ça. Reprenez l’entraînement, bande de dindes.
Les élèves grommelèrent, se jetèrent des regards noirs, mais finirent par rejoindre la piste. Ethan retint Hugo par l’épaule puis lui indiqua son survêtement poussiéreux.
— Tu veux que je regarde ton genou ?
— Non, c’est bon, j’ai pas mal. Mais merci.
Sans s’attarder plus longtemps, Hugo chassa ses mèches noires en arrière et suivit Emily sur la piste d’athlétisme. Ethan le considéra d’un air perplexe. S’il n’avait pas vraiment mal, pourquoi en avait-il fait tout un plat ?
— Tu géreras mieux la prochaine fois, souffla M. Cross en s’approchant de lui.
— Ils me respectent pas encore complètement, soupira Ethan avec un sourire gêné. Est-ce que je joue trop au prof sympa avec eux ?
— Sûrement. Ils sont pas habitués aux profs détente comme toi. La plupart des enseignants recrutés ici la jouent à la dure, même si on veut tous la réussite de nos élèves au fond.
— J’arrive pas à être sévère, avoua Ethan d’une voix légère. Ce sont des gamins, ils ont besoin d’être encadrés et écoutés, mais je suis pas d’accord avec la sévérité ou la rudesse. Ça a jamais marché avec moi, en tout cas.
Pensif, M. Cross considéra son collègue sans manifester d’émotion. Après quelques secondes, il lâcha :
— Fais comme tu le sens, Ethan. C’est ta première année en tant que prof à temps complet. Tu peux bien tester différentes méthodes. (Tout en se rasseyant, il indiqua la classe de 5ème année.) Garde quand même à l’œil tes Réguliers et tes Boursiers. C’est encore bien tendu.
— Je sais bien, grommela Ethan en se renfrognant. Mais ce serait moins compliqué si Jeremy était pas impliqué. Je veux surtout pas qu’on m’accuse de favoritisme.
— Je comprends, mais fais gaffe à pas tendre à l’inverse et à être trop clément avec les Réguliers.
Morose, Ethan préféra garder le silence. Il observa son fils qui courait au loin, le cœur lourd. Ce n’était pas facile de recoller les pots cassés après dix ans de séparation. Ça l’était encore moins quand il devait imposer une distance alors qu’ils se côtoyaient plusieurs heures par jour.
Tess avait pris l’habitude de manger avec le groupe d’amis de sa binôme. Les premiers jours, elle s’était assise à la table de sa cousine, Trice, mais cette dernière l’avait incitée à faire connaissance avec les amis de Valentina. En un mois de cours, elle s’était facilement incluse dans leur groupe.
Valentina lui plaisait pour sa simplicité et son caractère spontané. Tess partageait avec Kaya le goût des piques acérées et avec Jim le dédain pour les élèves comme Hugo. Ryusuke était suffisamment ouvert et curieux pour échanger avec elle sur des dizaines de sujets différents. Quant à Jason, il jouait dans le même groupe que sa cousine Trice.
Comme ils venaient d’aborder le sujet des Intouchables entre deux bouchées de pâtes, ils se turent à l’approche des professeurs. Ces derniers profitaient d’un espace dédié au fond de la cantine, mais devaient passer entre quelques rangées de table pour y accéder. Comme Jeremy lorgnait vers le groupe de profs, Tess fit teinter sa fourchette contre son verre.
— Quoi ?
— Y’a un truc que je voulais te demander. (Face à sa moue curieuse, elle s’éclaircit la gorge et enchaîna d’une voix incertaine : ) Tu le connais, notre prof ?
— Lequel ? On en a plein, ricana-t-il avant d’enfourner une dose de pâtes bien trop importante.
— M. Hunt.
Comme Jim était encore en train de mâcher, il se contenta de froncer les sourcils. À la gauche de Tess, Valentina retint un rire. Sous l’air méfiant de Tess, ses camarades échangèrent des regards vaguement amusés.
— Pourquoi tu demandes ça ? marmonna Jim une fois sa bouchée de pâtes avalée.
— Ben… me prends pas pour une folle, hein, mais je trouve que vous vous ressemblez.
Alors que Jeremy roulait des yeux, Ryu ne put s’empêcher de rire franchement. Vexée, Tess croisa les bras et gronda tout bas :
— Bon, vous crachez le morceau ?
— Tess, t’es pas hyper physionomiste, fit remarquer Tina avec un sourire.
— Quoi ? Tu trouves pas qu’il lui ressemble ?
Comme ses camarades esquissaient des rictus narquois, Tess donna un petit coup de pied à Jim sous la table. Après avoir couiné de douleur, il balança un regard noir à son amie.
— Eh, ça va pas ?! J’ai rien dit, moi.
— C’est bien le problème, troufion.
— Ben j’en sais rien si je lui ressemble. Je suppose que oui, tout le monde me le dit.
— Tu réponds toujours pas à ma question, soupira Tess en reposant ses couverts.
— Mais oui, on se connaît, grommela Jeremy d’un ton agacé. C’est mon père.
Face à l’air hébété de Tess, Ryusuke rit de plus belle. Comprenant que tout leur groupe était au courant sauf elle, Tess fit la moue. Une fois que ses camarades eurent fini de rire, elle grogna :
— Tu comptais me le dire, un jour ?
— Désolé, souffla Jim d’une voix contrite. C’est juste que je veux pas que les gens savent. Tu peux éviter de le dire à tout le monde, s’te plaît ?
— Bah pourquoi ? Vous vous entendez pas ? (Avant que Jim puisse répondre, elle enchaîna d’un ton étonné : ) Oh, c’est pour ça qu’il prend même pas ta défense face à Hugo et compagnie ?
Les traits de son interlocuteur se froissèrent. Tess grimaça et se tortilla sur sa chaise.
— Désolée, c’est sorti tout seul. Je m’entends tellement bien avec mon père que ça me semble inconcevable de rester de marbre dans une situation pareille.
— C’est plus compliqué, marmotta Jeremy en touillant ses pâtes, l’appétit coupé. Mais pour faire simple, je veux pas qu’on pense que je suis favorisé.
Un silence embarrassé s’était installé sur le groupe. Consciente qu’elle en était à l’origine, Tess se redressa et souffla :
— Merde, je voulais pas plomber l’ambiance. C’est juste que je sentais qu’il y avait un truc et je voulais être sûre avant de dire n’importe quoi. Mais je dirai rien, promis, Jim.
Celui-ci esquissa un faible sourire en reposant sa fourchette, incapable de finir son assiette.
— J’aurais dû te le dire avant. Ça fait un mois qu’on traîne ensemble. Je savais juste pas comment aborder le sujet. C’est un peu bizarre d’avoir un parent comme prof. J’arrive pas à lui dire « monsieur », ça me donne envie de crever.
Comme ses amis riaient, il ajouta plus sombrement :
— Mais, ouais, c’est pas drôle quand il prend pas ma défense alors que les Intouchables me provoquent exprès. Mais c’est comme ça. On est d’accord tous les deux pour dire que c’est le mieux.
— Je comprends. C’est dommage, ton père a l’air sympa, au fond.
Comme Jeremy ne disait rien, les yeux dans le vague, Ryu répondit à sa place avec un sourire tranquille :
— Il l’est. Franchement, Tess, sois pas étonnée s’il devient un peu le père de toute la classe d’ici la fin de l’année.
— Clairement, acquiesça Tina. C’est notre meilleur prof.
Comme Kaya et Jason approuvaient volontiers, Jeremy finit par se rembrunir. Il aurait aimé que son affection pour son père ne se teinte pas de souvenirs cendrés et de regrets acides. Leur relation avait bien évolué depuis leurs premières retrouvailles, deux ans plus tôt. Mais dix ans de séparation, de secrets et de menaces familiales ne s’effaçaient pas en quelques mois de cohabitation. Il en venait presque à regretter la facilité avec laquelle ses camarades appréciaient Ethan. Par certains côtés, Jim aurait définitivement préféré qu’il ne soit rien de plus que son prof.