NdA 2 : L'image est un lien vers une chanson...
J'ai mal.
Si mal que tout, autour de moi, est brouillé.
Et je sais que je suis réellement seul.
Made et Igor ont l'un l'autre. Ils seront heureux. Pas tout de suite. Mais ils seront là l'un pour l'autre. Et rien ne pourra jamais les séparer. Ça se voyait déjà, après la mort de Harry, quand ils se regardaient. Ça se voyait à leur mariage. À chaque fois qu'ils se croisaient dans un couloir. À chaque fois qu'ils se parlaient. Ils se soutiennent mutuellement. Ils sont là l'un pour l'autre.
Et moi ?
Tous ceux à qui je tenais, ces deux-là exclus, ont disparu. Tous ceux à qui je tenais ne sont plus là.
Elle n'est plus là.
J'ai juste envie de me rouler en boule et de ne jamais me relever. De me laisser lentement disparaître, à la suite de tous ceux qui ont disparu avant moi. Il n'y a rien de pire que d'être le dernier debout, forcé de vivre contre son gré. Parce qu'il y a encore des gens qui veulent que je reste. Qui n'apprécieraient pas que je parte. Et je ne veux pas leur causer la peine que j'endure. Pas volontairement.
Elle me hante. Son visage, ses sourires. Ces courts instants passés avec elle, dans les recoins de l'université. Instants qui n'appartenaient qu'à nous. Ses doigts entrelacés aux miens. Ses éclats de rire. La petite étincelle d'amusement au fond de ses yeux gris. Son regard de louve.
Pourquoi je ne lui ai pas dit ? J'en avais tellement sur le cœur. J'aurais aimé tout lui dire. Je t'aime. Je te haïs. Reste. Reviens. Ne me mens plus. Ne me fais plus de mal. Garde tes distances. Souris. Rapproche-toi. Reviens. Écoute-moi. Reviens.
Comme tout le monde, je ne m'en rends compte trop tard.
Et le pire est d'ouvrir les yeux.
De se relever. De regarder ceux qui sont encore là. Prunelles myosotis d'un côté, bleu glace de l'autre. Trop pleines de tendresse, de sincérité. De ciller face à la lumière du jour, de voir les visages de ces personnes que j'ai côtoyées, qui ont vieilli pendant mon sommeil. D'en voir aussi de nouveaux. De retrouver la retrouver, elle, dans un éclat de cheveux blonds, une silhouette de dos, une inflexion dans une voix étrangère. De la croire partout. Tout près. Si loin.
Reviens.
S'il te plaît.
L'I.A. me fixe. Elle lui ressemble à la perfection. Elle a ses inflexions. Ses attitudes, ses regards. Ses sourires. Sa manière de voir les choses, d'aborder les problèmes. Ses talents de couture.
Pourtant, au fond, quelque chose ne va pas.
Loin, sous la couche de neige, il y a de la glace éternelle. Et cette couche de glace n'est pas la même que l'originale.
Je voudrais oublier que tout ce que j'ai en face de moi est artificiel. Que c'est bien elle. Que c'est elle qui me sourit, qui me dit qu'elle m'aime. Qu'elle est revenue.
Mais il y a une petite voix, dans un coin de ma tête, qui n'est pas celle d'Igor – que je bloque toujours – mais qui parle comme lui. Qui essaie de me raisonner. De me faire voir l'erreur que je suis en train de commettre.
J'ai envie de me frapper la tête contre un mur. De sauter de l'à-pic au sommet duquel est installé mon nouveau laboratoire. Perdu, si loin, au fond des Errcorres, que personne ne peut y accéder sans des jours de marche dans une épaisse poudreuse et des crevasses invisibles qui avalent les plus téméraires. Et encore. Il faudrait que Shadow et Snow, éternelles ombres dans mon sillage, le laissent passer le pas de ma porte. Ce qui ne risque pas. Je n'ai admis personne ici. Pas de communications extérieures, pas de système relié au réseau centralisé d'Ouroboros. Tout fonctionne en autonomie. Panneaux solaires, système d'isolation thermique ultra-perfectionné. Et les loups s'occupent de moi. M'apportent à manger. Partagent ce qu'ils attrapent. Pas que je mange beaucoup en ce moment, de toute façon.
Je touche au but. Peut-être un petit ajustement supplémentaire... Elle a déjà franchi la Uncanny Valley. Depuis longtemps. Encore deux ou trois petits détails à régler.
Laisse-moi partir.
C'est ce que disent ses yeux gris, qui flashent devant mes paupières fermées. Elle est dans chacun de mes rêves, chacun de mes souvenirs. Je crois parfois voir son ombre dans le labo.
Je ne veux pas.
отпусти меня
Je ne peux pas.
отпусти. меня.
J'abaisse lentement mon arc, émets un claquement de langue discret. Shadow et Snow cessent de grogner, mais demeurent à mes côtés. Je ne bouge plus. Je suis un intrus. Je le sais, ils le savent. Dans cette clairière, les dizaines d'Ithangenis cachés dans la neige sous la forme d'arbustes ou d'animaux, le savent tous. Reste à savoir si je vais mourir pour m'être introduit sur leur territoire. Ce qui est possible, voire probable. Je le savais en venant ici. J'ai pris le risque. Je sais qu'ils ne toucheront pas à Shadow et Snow. Ils respectent les animaux. Pas forcément les humains, mais les animaux.
Devant moi, la silhouette d'un renard des neiges s'avance, pas à pas, sans que la neige ne crisse sous ses coussinets. Figé, je l'observe approcher. Chasseur contre chasseur, nos regards s'affrontent. Le mien, vert forêt, contre le sien, doré. Je sens qu'il lit en moi comme dans un livre ouvert. Je sens qu'il devine ce qui m'amène. Pourquoi j'ai tout abandonné, tout laissé derrière moi, pour venir dans l'une des seules régions où aucun humain n'oserait s'aventurer, qu'il soit fou ou non. Rien qu'avec ça, je pense que j'ai gagné leur respect. Même si me respecter ne les empêche pas forcément de me tuer. Pas du tout, en fait.
Mais j'y suis prêt. C'est l'une des rares choses dont je suis aujourd'hui certain. Que je suis là où je devrais être, à ce moment précis.
Aujourd'hui.
Ici.
Avec elle au fond de ma mémoire.
Souvenir vivace.
Douleur au creux de ma poitrine.
Certitudes et regrets.
Elle me fait un dernier sourire. Elle réajuste la lanière de cuir sur mon épaule. Ses yeux dorés croisent les miens. Son regard est doux. Elle hoche lentement la tête. Elle sait que je dois partir. Elle sait que je suis prêt.
Je ne sais pas ce que je vais découvrir à mon retour. Je ne sais pas ce qui s'est passé, pendant ces cinq dernières années. Sept, si on compte les deux où je me suis isolé aux Errcorres. Il a dû arriver tellement de choses.
Je fais un geste sur ma poitrine. Un symbole que je n'ai encore jamais utilisé, chez eux. Parce qu'il est bien trop lourd de sens. Un mélange entre « Je ne vous oublierai pas », « Merci » et « Une part de moi demeure ici ». Un symbole d'adieu, dont j'ai mis longtemps à comprendre la signification. Elle sourit. Ses yeux brillent. Pas de tristesse, mais de bonheur. De fierté. Elle se baisse lentement, prend une poignée de neige dans ses mains nues. La dépose dans mes cheveux. Ses doigts humides tracent les contours de mon visage. Elle se détourne. L'air autour d'elle se brouille. Bientôt, le renard qu'elle est devenue disparaît dans le blizzard. À mon tour, je me mets en route. Suivi de mes deux ombres, devenues presque partie intégrante de moi. Un lent sourire vient affleurer sur mes lèvres.
Je suis allé là où personne d'autre n'a osé.
J'ai survécu ce que personne n'aurait survécu. Peut-être pas même Igor.
Je me suis relevé là où un autre se serait laissé mourir.
J'ai grandi.
Je me suis reconstruit.
Je t'ai laissée partir.
Je sais qu'elle est encore là. Quelque part, loin. Qu'elle m'observe.
J'espère qu'elle est fière de moi.
Autant que je suis fier d'elle.