Bonjour,
Voilà ma participation pour le mois de Septembre
J'espère que ceux qui liront passeront un agréable moment de lecture.
Le chaos. Les flammes. La mort.
Ça avait commencé insidieusement ; des manifestations, des grèves, des krachs boursiers, des faillites. Sans qu’on le remarque, ces évènements s’étaient multipliés, ou peut-être qu’on a fait semblant de ne pas le voir parce que personne ne savait comment agir.
S'étaient ajoutés des phénomènes climatiques de plus en plus dévastateurs : ouragans, tremblements de terre, tsunamis, pluies diluviennes. Le tout soupoudrer de scandales sanitaires, fuites radioactives, plombs, mercure, pesticides. Les sécheresses, le manque d’eau potable, de nourriture et inévitablement de médicaments.
Un château de cartes qui s’effondre c’est impressionnant, quand celui-ci porte l’humanité ; c’est bruyant et sanglant.
Très sanglant.
Les images des villes dont les axes principaux sont impraticables, jonchées de débris, résultat d’affrontements violents, des bombes des deux camps sont inoubliables, elles ont marqué au fer rouge la mémoire collective. Je me souviens de la fumée qui dissimulait mal l’horreur de ces images qui me hantent. Parce qu’au milieu de ses ruines il y avait des corps. Des gens du commun. Des gens comme moi.
C’était il y a longtemps. Pour mon neveu c’était presque à l’époque des dinosaures quand on l’écoute, pour les plus grands c’était il y a dix ans.
Je repense à mon arrière-grand-mère qui me disait que la Seconde Guerre mondiale c’était hier pour elle et à chaque fois j’avais levé les yeux au ciel. Mon neveu à la même réaction quand on lui parle « d’Avant ».
L’après-midi en se rendant à l’école il est toujours heureux. Le soir quand il rentre il nous raconte joyeusement ce qu’il a appris avant de terminer ses tâches ménagères. C’est presque sa récréation, son temps de pause, d’aller en classe. Je n’ai pas le souvenir d’avoir été si pleine d’entrain pour me rendre en cours, sauf en fin d’année quand on jouait au lieu d’étudier. Ça me donne l’horrible sentiment d’avoir raté quelque chose. Et je culpabilise d’être jalouse d’un bonhomme de neuf ans qui quittera le circuit scolaire dans trois ans. Il ne s’en plaint pas. Je pense qu’il ne saisit pas vraiment qu’il se contentera de faire toute la journée ce qu’il fait déjà le matin et le soir : s’occuper des bêtes et des terres. Il ne comprend pas qu’il y a vingt ans, il aurait eu plus de dix ans d’étude devant lui et le choix presque impossible de décider de son avenir.
Je soupire et essaie de penser à autre chose pendant que je déplace la brouette pleine de pailles souillées pour la mettre sur le tas pour le compost.
— Célène, tu vas vendre les œufs ou j’y vais ? me demande mon frère en me montrant le panier.
— J’y vais, tu y as été hier.
Je transvase délicatement les œufs dans mon sac à dos en vérifiant que la date de ramassage est écrite sur chacun. Je prends l’une des lourdes bouteilles en verre que je remplis d’eau et quitte la maison en attrapant une casquette au passage.
Une fois à l’extérieur, j’avise notre vélo dont il manque une roue. Elle est posée à côté, crevée, je tenterais une nouvelle fois de trouver de quoi la réparer, ça devient impossible de se déplacer sans lui. Et risqué. Même si j’essaie de ne pas y penser. Sur deux roues il est toujours envisageable de fuir rapidement un lieu et d’emprunter des passages étroits où les véhicules à moteur ne peuvent pas suivre. Ces derniers sont relativement rares, mais les gens qui en possèdent sont souvent tout, sauf des enfants de chœur.
Je suis partie pour trois heures de marche allez et retour. Je vais en ville, à la campagne tout le monde a des poules. Ceux qui s’escriment à garder un quotidien comme Avant nous permettent de vivre un peu mieux, pas beaucoup mieux, mais un peu. De quoi acheter du superflu.
Le soleil tape fort et pourtant nous ne sommes que fin avril, la flore souffre déjà du manque d’eau, cet été le désert va s’accroître. D’année en année certaines zones ne récupèrent pas de végétations en automne, des étendues mi-sable, mi-terre se retrouvent de-ci de-là. Le vent pousse les arbustes desséchés qui s’embrasent tout au long de l’été à cause d’imprudences de certains. Le paysage fait peine à voir. Il a un air de fin du monde.
Il n’y a pas d’ombre le long de ma route. Le goudron a mal vieilli, les chaleurs estivales qui l’ont parfois fait fondre ont laissé visibles les traces de ceux qui l’ont arpenté.
Un bosquet de pins persistant me nargue sur le flanc d’une colline. J’aspire à une protection contre les cuisants rayonnements et nous ne sommes qu’au printemps. Peut-être qu’on devrait envisager de partir dans les montagnes où les étés sont certes très chauds, mais les nuits fraîches et encore humides. Le bonheur. Un rêve.
Sauf que tout abandonner nous n’en avons pas le courage. Ce serait un long périple de plusieurs jours, au moins deux cents kilomètres et ça nous éloignerait de la mer. On n’y va presque plus, mais une ou deux fois dans l’année on s’y rend et on fait comme Avant.
C’est le moment où on peut presque oublier que tout à changer.
Les technologies existent encore et évoluent toujours, mais peu y ont accès. Je me demande parfois quels films sortent au cinéma, ou s’il y a toujours des séries emblématiques qui rassemblent les gens et les ferveurs ou si c’est mort avec le reste.
Mais ce qui me manque le plus c’est la musique.
J’ai un vieil Mp3, je le charge sur secteur, mais les morceaux dessus ont au moins quinze ans. Parfois je le prends pour faire le trajet, mais Antoine m’engueule parce que c’est dangereux de ne pas entendre si des gens viennent. Et il n’a pas tort. Mon frère est protecteur. Il n’a plus que son fils et moi, sa femme est morte avec leur fille nouveau-née lors de complications à l’accouchement. C’était horrible. Il culpabilise encore. Mais personne n’aurait rien pu faire. Les secours ont tardé à venir. C’est la réalité de la vie.
Je presse le pas à la vue des premières habitations, les immeubles ne sont plus très loin et je suis impatiente d’y être. Avec un peu de chance, cette marche me fera perdre le poids que j’ai pris cet hiver. Nous n’avons pas les moyens d’acheter de nouveaux tissus pour que je me confectionne des vêtements et encore moins pour que je demande à Agathe et ses doigts de fée. On s’escrime déjà à payer ceux de Ben et il grandit vite le petit. Il coûte cher, mais on peut revendre les pièces peu abîmées quand elles ne lui vont plus. Et il mérite d’avoir de la bonne qualité.
Je croise quelques personnes qui se rendent là d’où je viens et qui me font des signes de tête. Des voisins, certains repartent avec une partie de leur marchandise, ça n’augure rien de sympathique.
— Bonjour, Célène. Tu en as pour longtemps ? Tu veux que je te ramène ?
— Salut Hugo. Ça ira, mais c’est gentil de ta part.
— Tu sais, ça ne me gêne pas d’attendre un peu.
— Pense à ton pauvre Batistou, il doit lui tarder que tu détaches ta carriole de son dos.
— Comme tu souhaites. J’espère que tu auras plus de chance que moi, je n’ai presque rien vendu. Je voulais m’acheter un livre. Avec le peu de recettes que j’ai fait, j’ai reporté à demain.
J’hésite une seconde avant de lui proposer qu’on se voie ce soir pour voir si on ne peut pas s’en prêter mutuellement, moi aussi je suis en manque de nouvelles lectures. En ville certains ont la télévision, voire un ordinateur avec internet, mais c’est très cher. Dans notre village l’électricité est capricieuse, il peut se passer trois jours sans qu’on en ait et nous l’utilisons avec parcimonie, pour recharger quelques piles et batteries. Dont mon plaisir coupable : mon Mp3.
Rendez-vous pris avec Hugo, je gratouille la tête de son âne et je repars d’un pas décidé vers la ville grouillante.
Le mot est faible pour décrire la masse compacte de vendeurs et d’acheteurs qui se pressent devant la barre d’immeuble. Il y a trois autres lieux de ventes comme celui-là, mais ils sont plus loin et les rares fois où j’ai tenté de vendre, je n’ai pas fait mieux qu’ici.
Quelques policiers scrutent la foule d’un œil décidé, il vaut mieux éviter de s’y frotter, les rixes sont fréquentes et très violentes. Et se finissent toujours mal pour tout le monde. Ce sont des rappels constants du moment de l’effondrement. De ce point charnière où on est passés d’opulence à misère.
Loin de tout comme nous le sommes dans le sud du pays, je ne me rends pas compte de la situation, si elle s’arrange, si elle stagne ou si elle empire. Une petite part de moi est accrochée au passé et elle espère que très vite tout va redevenir comme Avant. Mais au fond de moi je sais que c’est une illusion réconfortante, un fantasme qui m’aide à encaisser cette vie parce que je n’ai pas encore fait le deuil de l’ancienne.
J’aperçois un pâtissier que je connais pour lui proposer mes œufs, il les prend moins chers que les particuliers, mais je lui en vends en général de grosses quantités.
— Coucou Célène, tu arrives un peu tard, j’ai fait mes achats, je cherche un crémier, mais sans grand espoir, c’est pour ça que je suis là.
— Tu ne faisais pas ta crème toi-même ?
— Si en saison chaude, quand personne ne prend le risque de venir jusqu’ici pour vendre ce type de denrées sensibles à la chaleur. Mais en cette saison normalement j’en trouve.
— Il faut croire qu’il fait déjà trop chaud.
— Sûrement. Je vais y aller, tant pis. Tu ne devrais pas rester ici, les esprits se sont pas mal échauffés depuis ce matin. Je pressens du grabuge à venir.
— Merci du conseil.
Je refais le tour de la place, cherchant du regard une connaissance susceptible de me débarrasser de ma cargaison. C’est vrai que je vois énormément d’uniformes sur les côtés et même dans la foule. Leurs déplacements créaient des sortes de vide autour d’eux, personne n’ose s’approcher de trop prêt.
Je décide de faire un dernier tour et de partir, le pâtissier avait raison, une tension électrique semble courir dans la foule.
Je suis bousculée malgré mes précautions, j’espère que le tissu autour des œufs les protège bien, sinon je vais finir par ne plus rien à voir de consommable dans mon sac. J’évite ce que je peux, je slalome entre les corps moites et l’odeur de sueur, c’est très étouffant, très bruyant.
Je suis percutée par un grand type qui transporte deux jambons en bandoulière sur son épaule. Le recul et tel que je heurte une patrouille. L’homme ne cherche pas à savoir, il m’envoie au sol d’un revers de main à m’en faire craquer le cou.
J’atterris sur le béton violemment, mon dos écrase mon sac et une partie de sa cargaison, dont je sens le liquide me mouiller le haut des fesses. Ce n'est pas assez abondant pour être l'eau de ma bouteille, c'est déjà ça. La douleur est cuisante.
J’essaie de me relever rapidement, mais ma rencontre brutale avec les flics a mis le feu aux poudres et plusieurs personnes dans la panique me piétinent. Je rampe à moitié sans trouver assez de stabilité pour me redresser tout à fait dans l’affolement général.
Une puissante détonation dans mon dos me fait sursauter, mon cœur rate une paire de battements avant qu’un nuage irrespirable s’étende dans la foule pour la disperser.
Mes yeux me brûlent, j’ai l’impression que mes poumons sont rempli de braises et que l’air ne passe pas. Je suffoque. Il y a des cris, des gens qui toussent à en vomir, dont certains rejets m’éclaboussent.
Je suis ballotée par la frénésie. Je n’ai plus la force de tenter de me lever et je tombe, sur des personnes cherchant leur souffle.
L’odeur est insoutenable au sol, entre le gaz et le vomi, l’air est acide, indescriptible, je finis par vomir à mon tour entre deux hoquets pour essayer de quérir un peu d’oxygène.
D’autres détonations, d’autres bombes, mais aussi des tirs d’armes des forces de l’ordre.
Par miracle la foule se fait moins dense et je suis moi-même surprise d’avoir survécu à cet enfer.
Tremblante je me redresse, je ne vois rien, il y a des cris, des coups de sifflet, j’ai à peine le temps de comprendre que je me prends la vague d’une charge en plein dans le flanc.
Mon corps valdingue sur plusieurs mètres et je chois lourdement.
Mes côtes me font souffrir le martyre. J’ai le sentiment de suffoquer et chaque inspiration me déchire. Mais mon calvaire n’est pas fini, je relève la tête pour voir une foule de pieds me foncer dessus. Pas le temps d’avoir de regrets, la douleur laisse vite la place à la noirceur et je sais que je vais finir comme ces images horribles de corps ensanglantés qui m’ont obnubilée ces dernières années.