Ces soirs d'été (histoire courte) [Amour, Deuil, Peur, Littérature]

Postez ici tous vos écrits qui se découpent en plusieurs parties !
Répondre
Braise

Profil sur Booknode

Messages : 453
http://tworzymyatmosfere.pl/poszewki-jedwabne-na-poduszki/
Inscription : mar. 10 sept., 2013 8:49 pm
Localisation : Quelque part dans le ciel.

Ces soirs d'été (histoire courte) [Amour, Deuil, Peur, Littérature]

Message par Braise »

A ces soirs d'été passés tous les deux à errer dans Paris.
A ces moments partagés qui m'ont permis de me relever.




premier soir



J'ai mal à la tête. Je vois flou. Mes poumons me brûlent. Mes jambes vont finir par flancher. J'ai trop couru, je ne sais même plus où je suis. Mes doigts agrippent la rambarde humide de la passerelle sur laquelle je me suis arrêtée. Je reprends mon souffle comme je le peux, les yeux fermés et les sourcils froncés.

J'ai l'impression que mon cœur va cesser de battre, que mon crâne va exploser. J'ai presque envie de mourir, ce soir. J'ai presque envie d'en finir. Je suis tellement perdue, je me sens tellement lâche. L'univers m'entoure et m'oppresse. Aucune larme : manque de force, manque de légitimité.

Il est parti. C'est drôle : cela faisait des années que je pensais le détester, des années que je menais une lutte vaine et incompréhensible contre sa personne. Et pourtant j'ai si mal, à présent.

Je me redresse lentement et me dirige d'un pas chancelant vers un vieux banc rouillé, installé non loin. Le visage légèrement levé vers le ciel, je me permets, le temps d'une infime éternité, d'observer les étoiles.

Comme d'habitude je ne pense à rien, je ne suis sûre de rien : le chaos règne dans mon cerveau depuis trop longtemps, à présent. Trop longtemps que je suis en colère contre tout et contre tout le monde, que cette rage absurde entoure mon être.

Je me sens seule au monde. Seule en mon âme.

Un mouvement sur ma droite efface cette dernière conviction. Le pseudo solipsisme dont j'ai fait preuve ce soir ne m'a pas permis d'aviser le jeune homme pourtant assis près de moi. Son ensemble de jogging noir, capuche placée sur la tête, lui confère une mine sombre et difficile à discerner malgré la lumière émise par un réverbère non loin. Il ne fait pas attention à moi : écouteurs dans les oreilles, il lit dans cette semi-obscurité. Je ne peux m'empêcher de remarquer qu'il doit s'écorcher les yeux à chaque mot ; il semble toutefois persister.

Une vague de malaise entoure soudainement mon être et je m'empresse d'effacer d'un coup de manche les traces de sueur présentes sur mon front et mes joues. Je repousse les longs cheveux bruns qui m'entravent la vue depuis le début de ma course effrénée afin de pouvoir lire le titre du roman que l'inconnu tient entre ses mains. L'Etranger de Camus. Je ne l'ai jamais lu.

La tête légèrement penchée pour analyser la couverture du bouquin, je ne me rend compte que trop tard que le garçon s'est mis à m'observer. Je sursaute, prise au dépourvue, et ma réaction semble l'amuser. Il enlève sa capuche, dévoile des cheveux épais, bruns et bouclés, un visage que je devine bien dessiné malgré la nuit qui nous entoure. Je ne sais pas quoi dire, je le vois sourire. J'oublie quelques instants pourquoi je suis ici, perdue dans un parc de la capitale.

Lui non plus ne parle pas. Il se contente de se lever, puis me tend son livre. Devant mon incompréhension palpable, il rit légèrement puis le pose à mes côtés avant de murmurer :

- Je crois que t'en as plus besoin que moi...

Puis il s'en va.
Dernière modification par Braise le ven. 01 janv., 2021 12:21 pm, modifié 2 fois.
Braise

Profil sur Booknode

Messages : 453
Inscription : mar. 10 sept., 2013 8:49 pm
Localisation : Quelque part dans le ciel.

Re: Ces soirs d'été (histoire courte) [Amour, Deuil, Peur, Littérature]

Message par Braise »

deuxième soir



Assise sur le rebord de ma fenêtre, j'observe les ombres qui se meuvent en contrebas. Les derniers rayons du soleil caressent leurs épaules et terminent de faire fondre le goudron de ma rue parisienne. Je souris en repensant à Descartes. En ce mois de juillet caniculaire, aucune de ces têtes inconnues ne porte de chapeau ou de manteau. Je devrais savoir avec certitude qu'elles ne sont pas des automates, que je ne suis pas seule au monde. Et pourtant, c'est tout comme. Je suis entourée, mais je me sens toujours vide.

Je replis mes jambes contre ma poitrine avant de détourner le regard. Semblables à des aimants, mes yeux se posent presque instinctivement sur le livre que cet inconnu m'a donné (prêté ?) il y a deux semaines. Je ne l'ai pas lu. Enfin, j'ai bien essayé. Mais dès la première phrase, j'ai su que je ne pouvais pas, ou ne voulais simplement pas.

"Aujourd'hui maman est morte." Quelle ironie : j'essaye de ne pas me laisser submerger par cette douleur qui m'étreint chaque jour un peu plus lorsque je pense à lui, et il a fallu que l'on m'incite à lire un roman traitant du deuil. Ce n'est pas pour moi. J'en veux presque à ce garçon, j'ai presque l'impression qu'il a cherché à me blesser. J'ai pensé à me débarrasser de ce cadeau empoisonné, à le jeter, à l'offrir à quelqu'un d'autre. Mais je n'ai pas su m'y résoudre. Il faut que je lui rende ce qui lui appartient. Et j'ai du mal à me l'avouer, mais je crois que cet inconnu m'intrigue.

J'attends que la nuit soit complètement tombée avant de me glisser hors de chez moi. Personne ne remarquera mon absence, je ne suis pas la seule à souffrir. Avec détermination, je longe la Seine, si profonde et sombre à cette heure. L'atmosphère reste étouffante malgré l'absence de notre astre solaire. Je me sens stupide : il ne sera pas là. Et s'il est là, que vais-je dire ? Faire ? Je suis toujours si étrange, si maladroite...

Lorsque j'arrive sur le lieu de notre rencontre, je sursaute légèrement. Il est bien là, installé comme la dernière fois sur ce même banc rouillé. Il porte toujours un sweat à capuche et celle-ci lui cache un nouvelle fois le visage. Il lit, toujours. J'hésite, je me dis qu'il est encore temps de faire demi-tour, de m'enfuir en courant. Mais il relève la tête avant que je n'ai eu le temps de prendre ma décision. Il repousse sa capuche, et pour la première fois, je peux l'observer plus précisément. Je retrouve ses cheveux bouclés, découvre ses yeux en amande, son nez légèrement aquilin, ses lèvres pleines sur lesquelles s'esquisse un sourire. Il a une peau méditerranéenne. Il est bronzé. Je me demande s'il est parti en vacances, contrairement à moi, qui passe le plus clair de mon temps enfermée dans ma chambre.

- Tu l'as terminé ? me demande-t-il directement alors que je m'assieds à mon tour. Il a les yeux posé sur le livre que je tiens fermement entre mes mains.

Je ne sais pas comment réagir. Je hausse simplement les épaules, mais il ne semble pas découragé par mon absence de réaction.

- Je pensais que tu serais plus rapide que ça, me taquine-t-il. Je pensais que tu l'aurais lu en quelques jours seulement. Mais c'est pas grave. J'espère que tu as compris...

Je ne lui laisse pas le temps de continuer :

- Je n'ai pas lu ton livre. Je ne vois même pas pourquoi tu me l'as prêté. Je n'en veux pas. Tiens, reprends-le.

Mon bras tendu vers lui, je le fixe, les sourcils froncés. Mais il ne fait rien. Les mains enfoncées dans les poches de sa veste, il ne bouge pas.

- Ce n'était pas un prêt mais un cadeau. Personnellement, je n'en ai plus besoin.

Agacée, je pose le livre sur le banc et me relève.

- Au revoir.

Je commence à partir, mais il choisit de me suivre.

- Attends, je suis désolé. Je ne voulais pas te blesser. Mais j'ai l'impression que tu te sens étrangère à ce monde. Je l'étais moi aussi. Maintenant je vis.

Il prend doucement ma main pour poser le roman entre mes doigts.

- Meursault aussi est un étranger. Je pense que tu le comprendras.

Nous restons quelques instants à nous observer, les yeux dans les yeux, puis il recule.

- J'espère qu'on se reverra.
Dernière modification par Braise le ven. 01 janv., 2021 12:16 pm, modifié 1 fois.
Braise

Profil sur Booknode

Messages : 453
Inscription : mar. 10 sept., 2013 8:49 pm
Localisation : Quelque part dans le ciel.

Re: Ces soirs d'été (histoire courte) [Amour, Deuil, Peur, Littérature]

Message par Braise »

troisième soir



Je ne suis pas sortie de ma chambre depuis trois jours. Je tourne en rond dans cet espace clos, si oppressant, mais je m'y sens à la fois comme dans un cocon ; connu, rassurant. Je navigue, entre ma fenêtre et mes draps, le sol sur lequel je m'étale et la porte contre laquelle je m'amuse à faire des poiriers. J'ai l'impression de redevenir cette enfant, invisible la plupart du temps. J'ai dix-sept ans désormais : je crois que rien ne change jamais vraiment.
Derrière les murs de mon espace, les passions se déchaînent. Mes parents hurlent, s'insurgent, j'ai peur qu'ils en viennent aux mains. Je me sens mal, je me sens seule, j'ai envie de leur hurler de tout arrêter, mais je reste passive, comme toujours dans ma vie. Je ne suis pas de ceux qui agissent, je ne suis pas de ceux qui interviennent. Je me comprends si peu : je reste là, à m'interroger. Quand j'étais petite, j'étais si différente. J'exprimais mes sentiments avec force : j'étais colérique, violente, enthousiaste, extravertie. Avec le temps j'ai réalisé que c'était vain. Que cela ne me permettrait pas de me démarquer, de me faire apprécier, d'exister aux yeux des autres. Alors depuis, je me tais.
Une vase se case. Un "connard" fuse, suivi de près par un "salope". Je me mords la lèvre inférieure et je sers les poings. La pression de mes ongles sur ma paume me permet de ne pas craquer.
Je me lève, jette à la poubelle l'emballage des gâteaux qui m'ont permis de survivre ces derniers jours et fais une nouvelle fois le tour de cette chambre que je connais déjà par coeur. La tâche d'encre sur mon bureau clair, le bout de papier peint déchiré dans un coin, ma lampe de faible intensité. Le tas de livres installé près de mon matelas posé à même le sol. Jane Austen, Emily Brontë, Harper Lee. Tant d'autrices que j'admire et qui m'inspirent. Juste au-dessus de Madame Dalloway, j'ai placé le livre de Camus. Je n'y ai pas encore touché, mais je suis actuellement si désespérée, si ennuyée, que je finis par l'attraper. Enroulée dans ma couette, je me décide enfin à lire au-delà de la première phrase.
Dernière modification par Braise le ven. 01 janv., 2021 12:21 pm, modifié 2 fois.
Braise

Profil sur Booknode

Messages : 453
Inscription : mar. 10 sept., 2013 8:49 pm
Localisation : Quelque part dans le ciel.

Re: Ces soirs d'été (histoire courte) [Amour, Deuil, Peur, Littérature]

Message par Braise »

quatrième soir



Je suis en colère. Je hais Meursault. Je ne le comprends pas. Je repense aux mots de cet inconnu et m'exaspère d'autant plus : me voit-il réellement comme un être sans coeur, absolument indifférent au monde et aux personnes qui l'entourent ? Meursault ne ressent rien à la mort de sa mère. Il ne ressent rien en présence de son seul ami. Il ne ressent rien en battant la femme qui l'aime. Meursault est de ses êtres qui semblent naviguer seuls, dans une sorte de fumée qui annihile leur âme. Moi je ne suis pas comme eux. Je refuse cette idée.
A vrai dire, je n'ai pas beaucoup lu. Mon excuse est la suivante : chaque phrase est une étape difficile à surmonter. Mon agacement et mon incompréhension me poussent à retarder la suite, et j'ai presque envie d'abandonner. Mais d'un autre côté, je laisse parler mon orgueil. Je veux terminer ce livre pour prouver à l'inconnu que j'en suis capable. Puis j'irai le lui rendre en appuyant sur le fait qu'il m'avait très mal cerné.
J'ai passé un jour de plus dans ma chambre, je me promets d'avoir le courage de sortir demain.
Braise

Profil sur Booknode

Messages : 453
Inscription : mar. 10 sept., 2013 8:49 pm
Localisation : Quelque part dans le ciel.

Re: Ces soirs d'été (histoire courte) [Amour, Deuil, Peur, Littérature]

Message par Braise »

cinquième soir


Depuis plusieurs années, j'ai peur de m'endormir. Je ne sais pas si ça s'est toujours passé comme ça. Je ne me rappelle plus vraiment de ces fragments d'enfance. Peut-être que c'est venu en même temps que tout le reste. Les problèmes, la crainte de l'avenir. Le début de la chute.
J'ai peur parce que dormir, c'est effacer le reste. C'est oublier la vie, omettre qu'on existe. Moi, mes nuits sont si vides. Je ne rêve jamais, c'est juste l'obscurité.
Je déteste lâcher prise, je passe mes soirées à combattre le sommeil, à retarder l'heure où je finirai par sombrer. J'écoute de la musique, je me sens transcendée. Et je lis, beaucoup, encore et encore.
Je ne lâche plus ce roman. Par angoisse ou par passion, pour le moment, je ne sais pas vraiment. Mais je crois qu'aujourd'hui, c'est lui qui me sauvera.
Braise

Profil sur Booknode

Messages : 453
Inscription : mar. 10 sept., 2013 8:49 pm
Localisation : Quelque part dans le ciel.

Re: Ces soirs d'été (histoire courte) [Amour, Deuil, Peur, Littérature]

Message par Braise »

sixième soir


J'ai enfin compris. Ça me fait pleurer. Je viens de terminer ce livre que je m'étais mise à détester dès la première phrase. Je me rends compte que je me suis trompée sur toute la ligne à propos de Meursault, et à présent j'aperçois distinctement nos similitudes et nos douleurs communes. Meursault est un assassin. Et aussi paradoxal que cela puisse paraître, c'est ce décès qui donne tout son sens au personnage. C'est cet instant donné qui bouleverse l'univers : cette rencontre sur la plage, cette chaleur meurtrière, le retentissement des cinq tirs qui font tomber l'Arabe. Après cela, Meursault semble peu à peu se réveiller, il se lance dans une sorte de quête des sentiments et des sensations. Je comprends, parce qu'il n'est plus cet être froid, mais une âme perdue, un étranger, qui ne connaît ni le monde qui l'entoure ni sa personne propre. Il lutte continuellement avec le soleil tout comme il lutte pour s'en sortir. A la fin, il vit son dernier soir avant la mort. Il se réveille enfin, et c'en est douloureusement beau.
J'ai enfin compris parce que moi aussi, je navigue dans un univers dont je ne perçois pas le sens. Mes parents se détestent, je n'ai pas vraiment d'amis, pas vraiment de passions. Je ne sais pas ce que je ressens. Parfois je suis vide ; l'instant d'après je déborde d'émotions.
J'ai appris sa mort il y a à peu près trois semaines. Lorsque l'on est venu m'avertir, je lisais. Ma mère est entrée dans ma chambre sans frapper, elle m'a simplement dit "ton oncle est mort". Je n'ai pas perçu tout de suite ce que cela impliquait. J'étais toujours en colère contre lui et j'ai simplement demandé "Il s'est suicidé ?", comme si c'était la chose qui importait vraiment. Ma mère s'est agacée : "je ne sais pas, moi, je viens de l'apprendre" ; puis elle est partie. Je suis restée là, installée sur mon matelas. Puis je me suis remise à lire. C'est à l'enterrement que tout s'est déclenché. Sa femme a fait un discours, puis ses enfants. Je les ai regardé, au début sans comprendre vraiment, puis j'ai cru qu'on m'étouffait. Que j'allais mourir là. Les larmes sont venues d'un coup, j'ai pris conscience de tout ce que cela voulait dire, et la colère qui m'avait enveloppé depuis tant d'années a semblé vaine, absurde. Le reste de la journée est passé comme un mirage. Et le soir, je me suis enfuie en courant, à la recherche d'oxygène. On est toujours un peu coupable.


Braise

Profil sur Booknode

Messages : 453
Inscription : mar. 10 sept., 2013 8:49 pm
Localisation : Quelque part dans le ciel.

Re: Ces soirs d'été (histoire courte) [Amour, Deuil, Peur, Littérature]

Message par Braise »

septième soir


Cette fois-ci, c'est moi qui l'attends, installée sur ce vieux banc qui fait face à la Seine. Les jambes remontées contre mon ventre, je martèle mes genoux du bout des doigts. J'ai une musique de Nekfeu dans la tête, elle rend la situation encore plus étrange qu'elle ne l'est déjà. Galatée évoque une histoire difficile et enfantine, et si le narrateur attend lui aussi une autre âme dans le noir, le contexte est des plus opposés. Ma vie n'est pas une chanson d'amour.

Tu feras la tête mais j'ai un cadeau sous ma parka

Pour moi c'est juste un soir d'été. Les disputes ne sont pas miennes, tout comme les rires, rue de Rivoli. Moi je suis juste un peu perdue, même si je commence à comprendre.

Je ne l'entends pas arriver, pourtant il se tient à présent devant moi. Il sourit largement, j'avoue que je ne vois pas pourquoi. Je me permets de le dévisager, puisqu'il ne dit rien, pour l'instant. Il me laisse perplexe, à vrai dire. Je me sens un peu stupide, parce que si je l'avais rencontré différemment, je n'aurais jamais pensé qu'il soit du genre à lire des livres. Les clichés sont puissants.

Mais tu viens d'une ville dangereuse qui te vend le stress

Et puis je ne le connais même pas. Il prend place près de moi, puis finit par s'exprimer :

- Tu as eu de la chance : je n'étais pas venu ici ces derniers jours. J'avais fini par croire que tu avais jeté le livre.

Je hausse les épaules, je ne sais pas quoi dire, comment formuler les émotions qui m'entourent le coeur et l'esprit. Il continue :

- Je m'appelle Ulysse. Je me suis rendu compte que je ne l'avais pas précisé avant.

Timidement, je demande :

- Tes parents aiment la mythologie ?

Il secoue légèrement la tête pour signe de négation.

- Ils aiment James Joyce. Tu as lu Ulysses ?

J'acquiesce, me remémorant les mots de Molly Bloom dans son monologue final.

- "Au début je voulais pas répondre je faisais que regarder la mer le ciel je pensais à tant de choses qu'il ignorait".

Ça le fait sourire encore une fois. Il me taquine en affirmant que nous étions fait pour nous rencontrer, puis finit par me demander mon prénom.

- Cléo, tout simplement.
- Tout simplement, répète-t-il.

Puis nous parlons de Meursault.

C'est plutôt nul comme fin, en plus ça nique le refrain

Heureusement que nous sommes si contraires.


Braise

Profil sur Booknode

Messages : 453
Inscription : mar. 10 sept., 2013 8:49 pm
Localisation : Quelque part dans le ciel.

Re: Ces soirs d'été (histoire courte) [Amour, Deuil, Peur, Littérature]

Message par Braise »

huitième soir


Hier, Ulysse a demandé si nous pouvions nous retrouver aujourd'hui. J'ai accepté, pour une raison qui m'est inconnue. De toutes façons, je suis mieux dehors que chez moi.
Nous arrivons presque en même temps près du banc, nous asseyons comme si nous l'avions toujours fait. Ulysse me regarde, de cet air à la fois indéchiffrable et décontracté dont il a le secret. Nous avons parlé de L'Étranger pendant des heures hier. J'ai eu l'impression que les mots de Camus nous rapprochaient.

- C'est drôle, c'est comme si on se connaissait depuis des années, murmure-t-il.

Pour moi c'est pareil. C'est comme si sa présence avait été aussi attendue qu'inattendue. J'ai toujours eu l'espoir de rencontrer une personne comme moi ; je crois que je suis aussi partie du postulat que cela était impossible.

- Pourquoi lis-tu ? Osé-je lui demander.

Il prend son temps, observe la Seine sombre en contrebas. J'apprécie cela. Il finit par prendre la parole :

- Je crois que j'ai commencé à vivre quand j'ai commencé à lire. Avant ça, j'étais simplement seul. Dans la lecture j'ai trouvé tout ce que j'avais toujours cherché à comprendre dans le monde.

Et son explication est si juste.

- Est-ce que tu écris ? je continue.

Il sourit légèrement.

- Non, je ne suis pas un écrivain. L'écriture c'est tellement puissant. Je n'ai pas l'impression d'en être capable.

Encore une fois je le comprends. Ses mots font échos à mes pensées, et c'est tellement déroutant.

- Toi, tu écris ?

Je hausse les épaules.

- J'ai toujours essayé d'écrire, mais je n'y arrive jamais. C'est comme si tout m'échappait. Je suis inspirée seulement dans la douleur. Et je crois que mon écriture est profondément vide. Je n'ai peut-être jamais connu d'émotions assez fortes pour rendre ma plume plus vraie. Mais en ce moment, j'essaye.

Alors il se tourne complètement vers moi, l'air grave.

- Pourquoi souffres-tu ?

- Il est des êtres que l'on aime dans la douleur.

Je n'explicite pas mon propos. Je ne parle pas de mon oncle, instable psychologiquement. Pas du fait que ses actions, sa violence ont brisé toute ma famille. Pas des tensions grandissantes entre mes parents. Eux aussi s'aiment à s'en faire mal. Autrefois, je cautionnais ces relations dans mes lectures ; maintenant je ne suis même plus sûre de vouloir de l'amour.
Et je repense à l'écriture, aux mots de Sartre à ce sujet :
"Je suis né de l'écriture : avant elle, il n'y avait qu'un jeu de miroirs". Si la mienne est inachevée, elle m'a tout de même permis d'être.
Braise

Profil sur Booknode

Messages : 453
Inscription : mar. 10 sept., 2013 8:49 pm
Localisation : Quelque part dans le ciel.

Re: Ces soirs d'été (histoire courte) [Amour, Deuil, Peur, Littérature]

Message par Braise »

neuvième soir


Ulysse est un être solaire, pourtant il vit la nuit. Il m'a dit sur le ton de l'humour qu'il était un original. Je le pense aussi, mais je ne trouve pas cela si étonnant. Pour moi, nous sommes tous des originaux. Certains le cachent simplement mieux que d'autres. Ulysse habite à Aubervilliers, mais il se donne rendez-vous presque tous les soirs sur ce banc du centre parisien pour retrouver ses livres. Ulysse porte des ensembles de survêtements à la mode assortis à des baskets colorées ; il me taquine sur mon amour pour Françoise Héritier. Ses parents sont ouvriers, pourtant ils ont lu James Joyce. Ils m'inspirent à travers ses mots, j'aime l'entendre parler de sa vie. Je ne lui dévoile pas vraiment la mienne et il ne semble pas s'en formaliser. Je crois que je veux préserver cet espace, éviter de le tâcher par mes soucis et par mes peurs. Parfois j'ai envie de lâcher prise, de tout lui dire. De l'entendre me réconforter avec une réplique tirée des Hauts de Hurlevent, traitant de la douleur. Un jour, je pense que j'en serai capable. Mais j'ai besoin de temps. Peut-être qu'il ne se lassera pas de moi. Peut-être qu'il sera l'élément de stabilité qui soutiendra les débris de ma vie.
Braise

Profil sur Booknode

Messages : 453
Inscription : mar. 10 sept., 2013 8:49 pm
Localisation : Quelque part dans le ciel.

Re: Ces soirs d'été (histoire courte) [Amour, Deuil, Peur, Littérature]

Message par Braise »

dixième soir


- Pourquoi étais-tu perdu ?

Ce soir, j'ai envie de savoir.
Nous sommes assis sur notre banc depuis de longues minutes. Aucun de nous ne parlait jusqu'à présent, je crois que nous étions trop absorbés par le vent qui joue dans les feuilles des arbres qui nous entourent. J'aime ces endroits de verdure. Ils donnent un semblant de vie au reste de cette ville hausmannienne, si froide en cet été caniculaire.
Ma question ne l'étonne même pas. Au départ, il se contente de soupirer.

- L'amour, c'est un peu stupide, parfois, tu ne penses pas ?

Je n'ai pas besoin d'acquiescer. Son interrogation est des plus rhétoriques.

- Il y a deux ans, j'ai rencontré une fille. Rien de très original. J'en suis tombé amoureux. Je crois que c'était la première fois que j'aimais une personne aussi fortement. Nous passions tout notre temps ensemble, à marcher dans Paris, à parler de tout et de rien. Mais dans toutes les histoires, il existe un obstacle : elle avait quelqu'un ; ce quelqu'un n'était pas moi. Je ne sais pas vraiment pourquoi je me suis accroché. J'avais peur qu'elle le quitte pour moi, parce que je me disais qu'elle serait plus malheureuse avec moi qu'avec lui. J'avais peur qu'elle reste avec lui, parce que je ne pouvais envisager de la laisser partir. J'ai souffert pendant un an. Et puis une troisième personne s'est jointe à notre duo. Il était mon ami, le sien aussi, au début. Mais j'ai su tout de suite : la façon dont elle le regardait, dont elle parlait de lui. Il lui plaisait plus que moi, peut-être même plus que l'autre. Ils ont fini par s'embrasser, pensant sûrement que je ne les verrais pas. J'avais le sentiment qu'elle avait trompé deux hommes. Je sais, c'est absurde. Puéril. J'ai eu mal un moment. J'ai essayer de m'éloigner, elle essayait de me faire rester près d'elle. Je lui en ai voulu, parce que tout dans cette ville me rappelait nos moments communs. A Montmartre, je la voyais dévaler des centaines d'escaliers. Au Louvre, je l'imaginais critiquer La Joconde et faire l'apologie des Noces de Cana. Mon imagination la dessinait en train de danser sur le pont Alexandre III.

Il s'arrête un instant. Je crains que ce soit la fin. Qu'il ressente toujours cette douleur dans le fond de son coeur. Et pourtant il reprend :

- Il y a quelques mois, je errais un peu dans Paris. Je me suis rendu à une brocante. Dans un coin, ou personne n'allait cherché, j'ai trouvé L'Étranger. Et je pense sincèrement que c'est Camus qui m'a sauvé. J'ai arrêté de errer. Maintenant, j'ai tout pardonné. Notre rencontre était étrange. J'avoue que moi-même, je n'ai pas vraiment compris mon geste. Mais je crois qu'au fond, je savais qu'on était fait pour s'entendre.

Je souris sincèrement. La première fois depuis très longtemps.

- C'est comme si nous étions deux âmes solitaires et que nous avions trouvé le même guide.


Braise

Profil sur Booknode

Messages : 453
Inscription : mar. 10 sept., 2013 8:49 pm
Localisation : Quelque part dans le ciel.

Re: Ces soirs d'été (histoire courte) [Amour, Deuil, Peur, Littérature]

Message par Braise »

onzième soir


Ce soir, quelque chose a changé. Ulysse est debout, il semble un peu nerveux. J'arrive à sa hauteur, il me regarde longuement, puis se décide enfin à parler :

- Est-ce qu'on peut marcher, aujourd'hui ?

Mes yeux se posent sur notre banc, puis je finis par lui donner mon accord. Nous nous promenons le long de la Seine, je suis un peu mal à l'aise. J'ai tellement l'habitude de m'asseoir à ses côtés, je n'avais jamais vraiment remarqué combien il était grand. Il a les mains dans les poches, il fixe un point devant lui. J'ai peur de trébucher, de ne pas marcher droit. En baissant la tête vers moi, il voit mon air paniqué. Ça le fait rire. Nous nous mouvons comme deux ombres dans les rues de la capitale. Il finit par s'arrêter. Nous sommes proches de Notre-Dame.

- Je ne voulais pas discuter de littérature ce soir, dit-il. Mais je crois que c'est à travers elle que je m'exprime le mieux.

Je n'ose pas parler, je regarde le ciel.

- Cléo, si nous devions être Elisabeth Bennett et Mr. Darcy, je serais Elisabeth et tu serais Mr. Darcy.

Sa réflexion me fait éclater de rire. Je ne comprends pas où il veut en venir, mais la vision d'Ulysse portant une robe empire est des plus comiques. Il sourit lui aussi.

- J'avoue que le parallèle n'est pas évident. Mais ce que je veux dire, c'est qu'Elisabeth sait, depuis le départ, ce qui la rendrait vraiment heureuse. Elle aime danser, et elle est la première à comprendre que Darcy lui plaît. Darcy, lui, il est un peu perdu. Il a peur d'être blessé, il refuse de danser.

Tout est flou dans mon esprit. Je ne veux pas comprendre ce qu'il cherche à me dire. Devant mon air perplexe, il soupire.

- C'est n'importe quoi. Je suis un lâche, je me cache derrière des personnages de fiction pour faire passer un message beaucoup plus fort. Cléo, j'aimerais que tu saches à quel point tu me plais. Je sais, ça paraît fou, nous sommes deux inconnus errant dans un monde étrange. Mais notre histoire est unique, elle serait belle, si on lui laissait une chance d'exister.

Je ne réponds pas. Moi j'ai peur d'aimer, et ce depuis longtemps. Je lui en veux beaucoup, il n'aurait pas dû. Je repense à mon oncle, à mes parents brisés. Je n'ai jamais vraiment connu de couple heureux. Lorsque j'étais enfant, j'en rêvais, comme tout le monde. Maintenant c'est terminé, j'ai trop souffert, je crois. J'ai trop peur de l'avenir, je refuse d'aimer mal. Il semble si sûr de lui, j'aimerais avoir sa force. Il me sourit encore, je ne veux pas le blesser. Je le vois s'approcher, il prend doucement mes mains. Il les sert dans les siennes, son visage frôle le mien. Je n'essaye pas de fuir, j'en ai envie aussi. Et ça me terrifie. Nos lèvres se rencontrent, timidement d'abord, puis avec plus de force. C'est la première fois, ma maladresse m'effraie. Mais il continue, il m'embrasse encore. Ses doigts rejoignent mes joues, je refuse d'arrêter. On dirait presque l'éternité, on dirait presque que tout est possible. Que je peux oublier, que je peux avancer. La réalité reprend finalement forme autour de nous. C'est la réminiscence, ça fait encore plus mal. Je recule, les larmes aux yeux.
Je sais qu'il est inquiet, je veux lui expliquer.

- Marguerite Duras explique que l'écriture, c'est le train de l'écrit qui passe par notre corps. Le traverse. Moi je n'ai jamais su écrire, ça n'est pas aussi simple. L'amour, c'est la même chose, je crois en être incapable. Je ne peux pas aimer, on ne peut pas m'aimer. Et je suis désolée, je ne veux pas te blesser. J'ai besoin d'être seule pour réparer mon âme. J'espère pouvoir un jour revenir près de toi, mais je t'en supplie, surtout ne m'attends pas.


Braise

Profil sur Booknode

Messages : 453
Inscription : mar. 10 sept., 2013 8:49 pm
Localisation : Quelque part dans le ciel.

Re: Ces soirs d'été (histoire courte) [Amour, Deuil, Peur, Littérature]

Message par Braise »

dernier soir


Je finis par poster cette lettre. Je crains qu'elle change tout, je crains qu'elle ne change rien. Nous sommes le 31 décembre, j'ai pris une décision. Je me sens mieux, je crois, je ne veux plus rien gâcher. Il m'a sûrement oublié, ce n'est peut-être pas si grave.

"Cher Ulysse,

La peur. C'est ce sentiment qui m'étreint depuis des années. J'ai peur de tomber, de me faire mal, de sentir encore une fois poindre la douleur si profonde qui m'a longtemps entourée. Je suis un être sentimental, j'avais besoin de me protéger.
Toi, tu as décidé de rentrer dans ma vie au moment où mon armure commençait seulement à se solidifier. J'ai paniqué, je crois. C'est pour ça que j'étais si distante. Je suis désolée d'être si déstabilisante, souvent je ne me comprends pas moi-même. Je n'ai pas l'habitude de me confier, mais j'apprends. Je sais que j'évolue. Grâce à toi j'ai repris confiance, je chasse certaines des ombres qui obscurcissaient mon esprit. Merci pour ça.
Je ne t'écris pas cette lettre comme une déclaration d'amour. Je me suis juste dit qu'il était plus simple pour moi de coucher mes émotions sur le papier plutôt que de les exprimer à voix haute. J'espère que tu pardonneras mes moments d'égarement.
Tout me semble si incertain, si nouveau, si beau. Je ne veux plus avoir peur. Je ne sais presque rien, mais je veux tout de même affirmer certaines choses.

1) Tu me plais : j'aime ta bouche, tes cheveux, tes yeux, tes idées, tes airs concentré et espiègle, ta façon d'envisager le monde.

2) J'ai envie qu'on se voit, qu'on s'embrasse, qu'on reste assis sur notre banc, en discutant de tout et de rien.

3) Souvent je me perds dans mes émotions, mais je sais que tu me manques, que je pense souvent à toi.

Pour une fois, j'ai l'impression que ça ira.
Et puis finalement, peu importe l'avenir. Merci pour ton entrée aussi inattendue qu'attendue dans mes pensées et dans ma vie. Merci de m'avoir fait découvrir la personne improbable, mais hautement appréciée que tu es. Merci pour ces soirs d'été qui m'ont permis de me relever. Et merci à Camus pour ses mots justes.

A bientôt sans doute,

Cléo."












NdA : Voilà, j'espère que cette histoire vous a plu. Je ne sais que dire à part merci du fond du cœur à ceux qui seront arrivés jusqu'ici. Et peut-être à bientôt... (n'hésitez pas à me donner des conseils si vous en avez, je suis toujours preneuse)
Répondre

Revenir à « Essais et créations en plusieurs parties »