Quand j'étais enfant, je pleurais parce que je ne savais pas lire. Je voulais comprendre ce que voulaient dire tous ces caractères aux formes bizarres ! J'harcelais mes parents pour qu'ils m'apprennent l'alphabet. Quand on me lisait une histoire le soir, je répétais chaque phrase en la soulignant de mon doigt : c'était moi qui lisait. A vingt-et-une heure, il était l'heure de dormir, mais moi, je voulais encore une histoire ! "Je suis fatigué mon cœur, quand tu sauras lire, tu en auras autant que tu voudras, mais ce soir, on finit le conte, puis dodo." Quelle frustration ! Dès que ma mère fermait la porte derrière elle après avoir éteint la lumière, je sortais le livre caché dans ma taie d'oreiller. - Je dormais toujours avec un livre sous mon coussin pour que l'histoire entre dans ma tête, d'ailleurs je vous assure que ça fonctionne. Essayez, si un jour vous n'arrivez plus à rêver. - Je préparais donc ma base secrète : la lampe torche sous la couette et le livre sur mes genoux. Je passais alors mon doigt sur les phrases, recitant les mots entendus juste auparavant. Et quand je les oubliais, j'inventais mes propres histoires... Avec mon père, c'était plus compliqué de rejoindre mon QG, il s'endormait dans mon lit après avoir remixé les fables de La Fontaine avec quelques histoires de pirates soupoudrés de moments historiques de la Renaissance. En y repensant, ces mélanges devaient l'épuiser, il s'en creusait des méninges pour élaborer tant de quêtes et de mystères, mais il avait du talent pour cela !

Puis est enfin arrivé le jour où j'ai appris les lettres, les sons et les mots. C'était parti, je lisais tout ce que je voyais : les étiquettes sur les vêtements, les publicités sur la route, les notices d'électroménagers, les ingrédients sur les cartons de jus de fruit, je cherchais même des lettres là où il n'y en avait pas. Je ne voulais pas lire les contes avec lesquels ma mère m'avait déjà bercé le soir, je les connaissais déjà par cœur, c'était de la triche ! Je me glissais alors dans le bureau de mon père qui se demandait toujours où disparaissaient ses bouquins... Sous mon lit, dans la cabane du grenier ou encore suspendus au cerisier du jardin. Ils étaient partout où je décidais d'installer ma bulle, d'ancrer mes univers imaginaires, d'ouvrir mes portails. Et croyez moi, depuis, j'en ai construit des portes. Leur matériau est tiré des premières de couverture de chacun de ces ouvrages, ces cartes indiquant le chemin d'une nouvelle aventure.

Vingt ans plus tard, en vous baladant dans ma ville avec un œil attentif, vous pourrez peut-être percevoir des traces de téléportation multicolores, ce sons les miennes. Dans la rue, dans les transports, sur les bancs des parcs, dans les files d'attentes et dans les cafés, tous ces lieux marqués par mon imagination. J'y ai ancré des souvenirs, des histoires, des rires, des émotions et des paysages qui existent maintenant parallèlement à notre monde.

Je remercie les mots de m'avoir donné les clefs de ces portails multidimensionnels. Peut-être que c'est pour cela que j'étais impatiente à l'idée d'apprendre à lire, je devais savoir, au fond de moi, qu'il existait plus de notre univers que ce que nos yeux nous donnent à voir. En fait, j'en étais même sûre : la musique m'avait déjà transporté au-delà de nos terres, j'avais donc la certitude qu'il existait d'autres moyens de transport pour se rendre en ces lieux inaccessibles à pied. J'ai découvert un second moyen de me téléporter : la lecture. Et puis plus tard, j'en trouvais une troisième, une nouvelle passion : la peinture, mais ça, c'est encore une autre aventure...