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** Extrait offert par Michelle Willingham **

Chapitre 1

Irlande, 1172

Carice Faoilin n’avait pas peur de mourir.

Elle était malade depuis si longtemps… Elle ne savait plus ce que c’était que d’être une femme comme les autres. Se réveiller le matin sans souffrir, se promener au soleil et profiter de chaque instant étaient des plaisirs dont elle avait oublié jusqu’au souvenir. Trop faible pour se lever, elle passait le plus clair de son temps confinée dans son lit, à contempler les murs.

Du moins jusqu’à présent.

Quelques jours plus tôt, des soldats avaient envahi sa demeure, exigeant d’elle qu’elle honore des fiançailles longtemps retardées. Ordre lui avait été donné de suivre la troupe pour épouser le haut-roi d’Irlande, Rory Ó Connor. Celui-ci avait la réputation d’être un homme brutal, et rares étaient les femmes disposées à le prendre pour époux. Carice elle-même n’en avait pas la moindre intention.

Peut-être aurait-elle dû se montrer docile et se plier aux ordres du roi suprême, comme on pouvait l’attendre d’une femme. Mais Carice n’avait jamais été d’un naturel obéissant. En aucun cas elle n’aurait consenti à ces fiançailles si son père, homme ô combien ambitieux, lui en avait laissé le choix.

Non, elle n’allait pas courber l’échine et se laisser, tel l’agneau, mener au sacrifice. Et ce, même si sa tentative d’évasion devait lui coûter la vie, ce qui risquait fort de se produire.

Elle s’enfonçait au prix d’efforts considérables dans la sombre forêt. Ses jambes lui semblaient de plomb et elle s’aidait pour marcher d’une longue branche qu’elle avait ramassée sur le sol. Au fond d’elle, une petite voix répétait : Tu n’auras pas la force d’atteindre un abri. Tu vas mourir ce soir.

Elle chassa de son esprit le sinistre avertissement. Que lui importait, elle qui avait depuis si longtemps la mort pour seule perspective ? Craindre l’issue fatale n’y changerait rien. Elle préférait au contraire se battre pour chaque souffle qui lui restait, vivre chaque jour comme si c’était le dernier.

En attendant, elle devait trouver un refuge. Et vite.

A chacun de ses pas, le froid lui semblait plus mordant. Carice se blottit dans sa cape en s’appuyant lourdement sur son bâton. Ses pieds étaient gelés et elle avait les doigts gourds. Elle ignorait depuis combien de temps elle marchait, mais elle priait pour que surgisse sur sa route un lieu où elle pourrait dormir à l’abri du froid. Par pitié, faites que je parvienne bientôt à un refuge !

Elle atteignit la lisière de la forêt et s’aventura dans un champ à ciel ouvert. Soudain, sa prière fut exaucée. Aux confins de l’horizon, la lune éclairait une forteresse entourée d’un haut mur de pierre.

En s’approchant, elle découvrit qu’il s’agissait en réalité d’une abbaye. Jamais elle n’était venue en ce lieu, qui n’était pourtant qu’à quelques jours de voyage de Carrickmeath, où se trouvait sa demeure. Ce soir, cependant, c’était sa meilleure chance de trouver un asile.

Mais elle ignorait si elle pourrait marcher jusque-là. Le moindre de ses muscles la faisait souffrir, elle était affamée et la distance qui la séparait de l’édifice semblait immense.

Si tu t’arrêtes, tu mourras de froid. L’idée de périr de la sorte n’avait rien de plaisant. Carice n’avait d’autre choix que de continuer à avancer. Elle n’avait pas fait tout ce chemin pour rien.

Malgré les tremblements de fatigue qui parcouraient ses jambes, elle poursuivit sa traversée du pré enneigé en comptant chacun de ses pas. Elle espérait que les moines qui habitaient l’abbaye lui offriraient le gîte pour la nuit et un feu pour se réchauffer. Ou du moins un lieu où elle pourrait s’effondrer d’épuisement.

Seule la promesse d’échapper au froid mordant la poussait à mettre un pied devant l’autre.

Des flocons de neige commencèrent à tomber en tourbillons. Encore un peu de courage, se dit-elle. Ne t’arrête pas.

Arrivée à l’abbaye, elle eut la surprise de trouver les portes ouvertes. Sa présence fut saluée par le croassement d’un corbeau, qui descendit en piqué pour l’examiner. La cour exhalait une odeur de fumée persistante, comme un âpre souvenir. Un incendie avait ravagé les dépendances, et l’ossature de pierre, carbonisée, tombait en ruines. Une autre bâtisse proche était en meilleur état malgré des dégâts visibles, tout comme la tour, dont le toit avait été démoli.

— Il y a quelqu’un ? cria-t-elle.

Aucune réponse ne lui parvint. Elle traversa l’espace désert, la neige humide crissant sous ses pas. En passant près du cimetière, elle aperçut quatre tombes fraîchement creusées. Elle se signa devant les monticules de terre recouverts d’une épaisse couche blanche, et un frisson secoua son dos tandis qu’elle se demandait quelle tragédie était survenue en ces lieux. Tous les moines avaient-ils péri dans les flammes ? L’abbaye était manifestement abandonnée.

Carice monta les marches qui menaient à l’abbatiale. Les portes en bois avaient disparu et, à l’intérieur, la chapelle était sombre et froide. C’était tout de même mieux que de rester dehors. Elle constata que l’incendie n’avait pas atteint l’enceinte de l’église car l’odeur de fumée s’estompa dès qu’elle pénétra dans l’édifice. A une extrémité se trouvaient un autel et, tout près, un large siège. Carice observait les toiles d’araignée qui tapissaient les coins du bâtiment lorsqu’un parfum alléchant attira son attention.

C’était un fumet à peine perceptible, peut-être de la volaille rôtie. Mais qui indiquait que quelqu’un était bel et bien venu ici récemment. Elle aperçut des os sur le sol et sentit son estomac gronder. Elle avait l’impression qu’elle ne pourrait jamais assouvir la faim qui sans cesse la tenaillait. Repoussant cette envie irrésistible, elle appela de nouveau.

— Il y a quelqu’un ?

Toujours aucune réponse.

Alors elle commença à explorer un étroit couloir situé au fond de la salle. Celui-ci s’ouvrait sur un escalier en colimaçon, qui, supposa-t-elle, devait mener aux appartements privés de l’abbé. Elle repensa aux restes de nourriture qu’elle avait découverts. La personne qui les avait laissés pouvait fort bien être en train de dormir à l’étage.

Elle frémit à cette idée. Il n’était pas sage pour une femme seule et sans escorte d’approcher un inconnu. Mais elle n’avait pas le choix. Elle était brisée de fatigue. Il lui fallait à tout prix se reposer avant de poursuivre sa route, faute de quoi elle ne survivrait pas aux épreuves qui l’attendaient.

Se ressaisissant, elle résolut de s’aventurer dans l’étroit escalier. Après la sixième marche, elle fut prise de vertiges et dut s’asseoir un instant. Elle tendit l’oreille, s’efforçant en vain de distinguer le moindre bruit qui trahirait une présence.

Tout irait bien. Si l’abbé se trouvait là, il lui offrirait certainement un asile pour la nuit. Et, s’il était absent, elle demeurerait dans ses appartements jusqu’à l’aube. Elle rassembla ses ultimes forces et grimpa péniblement les dernières marches à genoux. La pierre était froide sous ses mains et ses pieds, et c’est à grand-peine qu’elle se remit debout.

Elle s’appuya de tout son poids contre le mur, avant d’entrer en titubant dans la première pièce. Dans la chambre, elle découvrit un lit étroit aux couvertures en désordre. Les rideaux étaient tirés et des braises rougeoyaient dans la cheminée, comme si quelqu’un y avait fait un feu peu de temps auparavant.

La peur commençait à la gagner, mais elle était trop épuisée pour se soucier du danger. S’il se trouvait en ces lieux une personne qui lui voulait du mal, elle ne pouvait rien y faire. Elle n’avait plus la force de bouger.

Chancelante, elle se laissa tomber sur le lit et se pelotonna sous les couvertures de laine, infiniment reconnaissante d’avoir enfin trouvé un endroit où dormir. A présent, peu lui importait que quelqu’un l’ait précédée dans ces appartements, ni même que ce quelqu’un soit encore là. Elle était à l’abri du froid, et rien d’autre ne comptait.

Mais, alors qu’elle se laissait gagner par le sommeil, elle crut percevoir une présence dans la pièce… et eut l’étrange sensation que l’on veillait sur elle.

* * *

La femme qui dormait dans ce lit était la plus belle créature qu’il lui ait jamais été donné de voir. Dès le moment où il l’avait entendue pénétrer dans l’abbaye, Raine de Garenne l’avait surveillée du haut de l’escalier en colimaçon. Dissimulé dans l’ombre, il l’avait vue explorer l’abbatiale. Il ignorait ce qu’elle faisait là, mais il avait la certitude qu’elle était seule.

Seule et fragile, comme un flocon de neige dans la paume de sa main. Elle s’était effondrée dès qu’elle avait gagné la chambre, et à présent elle dormait dans le lit qu’il avait lui-même occupé.

Pourquoi s’était-elle introduite dans le bâtiment ? Il demeura caché dans l’ombre, à l’autre bout de la pièce, jusqu’à ce qu’il soit sûr qu’elle dormait à poings fermés. Le feu qu’il avait allumé plus tôt se mourait et le froid commençait à gagner la pièce.

Il ajouta de la tourbe dans le foyer pour raviver les flammes. Dans la faible lumière, il discernait ses traits plus clairement. Sa longue chevelure n’était pas noire comme il l’avait d’abord imaginé, mais d’un brun ardent, avec des reflets roux et dorés, et descendait jusqu’à sa taille. Le couvre-lit sombre faisait ressortir la pâleur de la jeune femme. Comment était-elle parvenue jusqu’à l’abbaye, et pourquoi était-elle seule ? Il était inconcevable que quiconque puisse laisser une telle femme sans escorte, à moins d’être mort en tentant de la protéger.

Songeant à ses propres manquements, il se rembrunit. Tu aurais dû mourir pour Nicole et Elise, le tourmentait sa conscience. Tu aurais dû sacrifier ta vie pour les sauver. Deux ans avaient passé, mais il était toujours hanté par le sort terrible de ses sœurs. Il avait cru pouvoir se rapprocher d’elles et les libérer en rejoignant les troupes de Henri II, roi d’Angleterre. Au lieu de cela, il avait été envoyé au combat. Désormais, la mer d’Irlande le séparait de ses parentes. Il aurait dû se douter que les hommes du roi ne lui permettraient jamais de rester auprès de sa famille.

Mais revenir en arrière était chose impossible, et ressasser ces amers souvenirs ne servait à rien. Ses sœurs demeureraient captives jusqu’à ce qu’il ait exécuté les ordres du roi. Il retournerait auprès de son commandant au petit matin et, s’il parvenait à accomplir la mission qui lui avait été confiée, peut-être gagnerait-il leur liberté.

Raine s’accrochait farouchement à cette idée, car c’était la seule lueur d’espoir qu’il lui restait.

Mais, à présent, il se demandait ce qu’il devait faire de cette femme. Il tira une chaise près du feu et étudia les possibilités qui s’offraient à lui. La demoiselle n’avait pas plus que lui sa place dans cette abbaye. Il posa ses avant-bras sur ses genoux. La lueur ambrée du feu éclairait la longue cicatrice qui lui barrait le visage, souvenir des batailles qu’il avait livrées. Son armure en cotte de mailles dissimulait bien d’autres traces de coups et de brûlures. Ces plaies étaient la rançon de sa survie.

Il fixa intensément le feu, songeant aux méfaits dont il s’était rendu coupable. Soldat, il avait arraché d’innombrables âmes à cette terre. Il aurait dû éprouver du remords pour tous ses crimes, et pourtant il n’en était rien. Son cœur n’était plus qu’un trou béant. Il était enchaîné à cette vie de soldat, cette vie dont il ne voulait pas, parce que le sort de ses sœurs dépendait de son obéissance. Et il continuerait à se battre jusqu’au bout : il parviendrait à reconquérir leur liberté ou périrait au combat. Il avait renoncé à tous les rêves qu’il avait nourris jadis pour son avenir. Lui qui avait failli à son devoir de sauver sa famille méritait cette prison. Il avait perdu jusqu’au droit de vivre.

Pour certains, Raine n’était rien d’autre qu’un mercenaire. Pour les Irlandais, c’était un meurtrier impitoyable. Son âme était déjà damnée, à en croire les prêtres, et il n’avait aucun regret. Dès lors que ses sœurs étaient saines et sauves, tout cela lui était parfaitement égal.

Il s’approcha du lit et fut saisi par le parfum de la belle endormie. Tout son être respirait l’innocence et son visage avait la douceur d’un matin de printemps. Elle n’avait sans doute jamais touché une arme de sa vie.

Il se pencha au-dessus d’elle et prit entre ses doigts une boucle de ses cheveux, frappé par leur fragilité, qui contrastait avec la crinière épaisse et soyeuse des créatures qu’il avait connues jusqu’à présent. En l’étudiant de plus près, il constata qu’elle était d’une minceur extrême. Elle semblait vulnérable et affamée. Ce n’était pas là une femme qui avait jeûné quelques heures, non. Elle luttait pour sa survie.

Il avait déjà vu des hommes et des femmes mourir de faim, et il n’aurait dû éprouver qu’une parfaite indifférence pour l’avenir de cette inconnue. Cependant, une force irrésistible l’attirait plus près d’elle. Quelqu’un devait veiller sur sa personne et prendre soin d’elle. Lui offrir la protection qu’il souhaitait pour ses sœurs, en somme.

Son humeur s’assombrit tandis qu’il allait lui chercher une autre couverture dans la commode. Lorsqu’il l’étendit sur son corps, elle esquissa un léger mouvement pour se blottir sous l’étoffe de laine.

Mon Dieu, pendant combien de temps avait-elle marché dans le froid ? Raine songea à la réveiller mais décida finalement de la laisser dormir. Son voyage semblait l’avoir épuisée. Il ajusta la couverture et effleura de nouveau sa chevelure. Ses questions pouvaient attendre jusqu’au lendemain matin.

Il alluma une torche dans le feu de cheminée puis quitta la pièce en refermant la porte derrière lui pour préserver la chaleur des lieux. Après avoir descendu les escaliers, il traversa l’abbatiale. L’incendie n’avait pas atteint cette partie de l’église. Néanmoins, il percevait la présence des saints hommes. Leurs hurlements continuaient à hanter les murs, à le hanter lui-même.

Il se reprochait leur mort, s’en voulait de n’avoir su les sauver. Le feu dévastateur avait pris la vie de chacun d’eux, et on ne lui avait accordé qu’un congé de quelques jours pour enterrer leurs corps.

Pour ôter de son esprit ces sinistres pensées, Raine sortit du bâtiment et se rendit aux cuisines. Il s’était restauré quelques heures plus tôt et, à dire vrai, préparer des repas n’était pas son fort. Lorsqu’il vivait parmi les soldats normands, il se contentait de faire rôtir le gibier qu’il chassait. Mais les moines qui vivaient là avaient fait des réserves de légumes à racines dans les caves avant d’être attaqués. Il supposa qu’il y trouverait de quoi manger pour la jeune femme.

Sur le seuil de la pièce, il se fit tout à coup l’effet d’un voleur et hésita. Mais les morts n’avaient nul besoin de nourriture, se raisonna-t-il en pénétrant dans la salle. Il n’y avait pas de pain, mais il trouva de la viande séchée provenant d’un animal qu’il ne sut identifier, ainsi que des panais et des noix. Ces vivres seraient-elles au goût de la dame ? Il n’en était pas certain, mais elle devrait s’en contenter. Alors qu’il commençait à rassembler le tout dans un baluchon, il s’arrêta net.

Par la sainte Croix, à quoi pensait-il ? Lui apporter des victuailles et des couvertures comme s’il s’agissait d’une invitée, d’une amie chère ? Cette femme était une parfaite inconnue. Pire, une intruse ! Il devait la tirer de son sommeil et exiger qu’elle lui explique ce qu’elle faisait dans l’abbaye. Après tout, il n’avait pas la moindre raison de tolérer sa présence.

Il saisit le baluchon et sortit des cuisines à grands pas en claquant la porte derrière lui. Il ne savait rien de la jeune endormie, sinon qu’elle paraissait dangereusement faible et qu’elle était d’une beauté à couper le souffle.

Bien sûr, il ne pouvait nier cette évidence : elle mourrait s’il la chassait. Et la dernière chose qu’il souhaitait était d’avoir une nouvelle victime sur la conscience.

Il pouvait la sauver.

Il ralentit le pas en se dirigeant vers la tour et pesta. Il savait quels risques courait une belle femme voyageant seule. A cette idée, il ravala un nouveau juron. Comment pouvait-il la forcer à partir ?

Tu n’es pas responsable d’elle. Tu dois retrouver ton commandant et reprendre tes fonctions.

Il savait tout cela. Mais alors qu’il pénétrait dans l’abbatiale et qu’il gravissait l’escalier, les bras chargés du baluchon, il ne put s’empêcher de penser à ses sœurs. Elles étaient seules en Angleterre, otages du roi. Se trouvait-il auprès d’elles quelqu’un pour les protéger ? Ou étaient-elles à la merci d’un inconnu, comme c’était le cas de cette femme ?

Certes, il n’avait aucune raison de lui venir en aide. Mais il ne l’abandonnerait pas pour autant. Il avait achevé d’ensevelir les corps des religieux et, avant de regagner son camp où l’attendaient son commandant et les autres soldats, il pouvait la conduire en lieu sûr. Au moins aurait-il l’assurance que rien ne lui arriverait.

Il ouvrit d’un coup de coude la porte de la chambre. La pièce était chaude et accueillante. Le feu de tourbe qui rougeoyait dans l’âtre projetait des ombres sur les murs. Une simple croix était suspendue à l’un d’eux et la chaise de bois qu’il avait occupée plus tôt se trouvait toujours près du feu. Dans son lit, la femme dormait et sa respiration était profonde et régulière. En silence, il disposa les victuailles sur une table basse avant de se poster de nouveau dans l’ombre.

Cette créature qui lui avait volé son lit n’aurait dû lui inspirer que du ressentiment. Cependant, il s’avouait heureux de lui avoir offert un endroit où dormir. Il avait le loisir de la contempler toute la nuit, et la quiétude qui émanait de son visage le réjouissait.

Soudain elle eut un mouvement, et Raine resta dos au mur opposé, à l’abri de la lumière. Peu après, elle s’assit dans le lit, ses longs cheveux bruns tombant sur ses épaules. Elle ouvrit les yeux. Ils étaient d’un bleu azur, semblable à la couleur d’un ciel d’été. Dès ce moment, Raine sut qu’il devait se méfier.

Elle était de loin la plus belle femme qu’il lui ait été donné de voir, il en avait maintenant la certitude. Tant de grâce signifiait que son absence ne passerait pas inaperçue et que des hommes devaient déjà être lancés à sa poursuite.

— Je sais que vous êtes là, dit-elle doucement. Vous avez ranimé le feu pendant que je dormais.

Elle parlait en gaélique et, pour la première fois, Raine se félicita d’avoir appris la langue des Irlandais. Il la comprenait, bien qu’il ne fût pas capable lui-même d’en prononcer plus de quelques mots. Il parcourait pourtant ce pays depuis plus de deux ans. Il résolut de garder le silence pour ne pas effrayer l’étrange visiteuse, même s’il avait une centaine de questions à lui poser. Qui était-elle, que faisait-elle en ces lieux ?

— Avez-vous l’intention de me faire du mal ? demanda-t-elle au bout d’un moment.

Il y avait de la lassitude et de la résignation dans sa voix, comme si la réponse lui importait peu.

— Non, répondit-il. Vous ne risquez rien.

Il n’en dit pas plus, lui laissant le soin de tirer elle-même ses conclusions. Mais son armure indiquait clairement qu’il n’était pas un moine.

— Vous êtes un soldat normand, devina-t-elle en étudiant son apparence.

— En effet.

Il ne jugea pas utile de le nier ; d’ailleurs le regard de la jeune femme s’attardait sur le heaume conique qu’il avait ôté.

Elle poussa un long soupir puis, à la grande surprise de Raine, s’adressa à lui dans sa propre langue.

— Voulez-vous approcher de la lumière pour que je puisse vous voir ?

Mais il ne voulait pas lui montrer son visage. Il préférait n’être pour elle qu’un soldat anonyme parmi des milliers d’autres, des hommes que l’on oubliait facilement. S’il se dérobait à sa vue, elle l’effacerait plus facilement de sa mémoire. Pour rien au monde il ne voulait que l’on se souvienne de lui, que l’on sache qui il était. Personne ne devait le reconnaître. Surtout s’il parvenait à accomplir la mission que son commandant lui avait confiée.

— Je préfère rester ici. Vous pouvez dormir en paix. Je veillerai sur vous jusqu’au matin.

A ces paroles, elle se raidit.

— Et que voulez-vous de moi en retour ?

Il n’attendait rien d’elle. Il répondit simplement :

— Dites-moi votre nom.

Comprenant visiblement qu’il ne lui voulait aucun mal, elle sembla soulagée par sa requête.

— Je m’appelle Carice Faoilin de Carrickmeath. Et vous, qui êtes-vous ?

— Raine de Garenne.

Son nom ne lui serait pas familier, il en était certain.

Elle tira le couvre-lit sur sa poitrine et ajouta :

— Etes-vous seul ici ?

— Oui.

Du moins pour le moment. D’autres religieux viendraient probablement constater les dégâts lorsqu’ils seraient instruits de l’incendie. Il avait bien l’intention de disparaître avant leur arrivée.

— Pourquoi cela ? Où est votre troupe ?

— Je la rejoindrai au matin. Je ne suis ici que pour une courte halte. Il y a à manger et à boire si vous le souhaitez, ajouta-t-il en préférant changer de sujet. Je vous dis adieu1.

Sans quitter le camail qui recouvrait sa tête, il quitta la pièce avant qu’elle ne puisse lui poser d’autres questions.

* * *

Le lendemain matin, Carice se réveilla dans un lit qui lui était étranger. Les draps renfermaient l’odeur inconnue d’un corps masculin. Elle avait l’impression d’avoir dormi enlacée à un homme bien qu’elle sût qu’elle avait passé la nuit seule. Des fragments de souvenirs lui revinrent peu à peu et elle se remémora où elle était. Elle continuait toutefois à ressentir une certaine intimité avec celui dont elle avait partagé le lit.

Raine avait tenu sa promesse ; il ne lui avait fait aucun mal. Ainsi avait-elle dormi d’un sommeil profond, avec un sentiment de sécurité qu’elle n’avait pas éprouvé depuis des années, ce qui était parfaitement absurde dans ces circonstances. Lentement, elle s’assit dans le lit en serrant le couvre-lit contre sa poitrine. Mais depuis longtemps les couvertures ne suffisaient plus à lui tenir chaud et elle avait renoncé à trouver un véritable confort.

Etrangement, elle avait repris des forces grâce à cette courte nuit de repos. Elle mit doucement pied à terre et son regard s’arrêta sur les victuailles qui l’attendaient près du feu. Il y avait également une cuvette remplie d’eau posée sur le sol, à côté de la cheminée. Intriguée, elle sortit du lit avec précaution et se dirigea lentement vers le siège qui était disposé là. Elle se laissa tomber dessus avant de se saisir de la cuvette. En voyant la vapeur qui se dégageait de la surface de l’eau, elle comprit qu’il l’avait fait chauffer pour elle.

A cette pensée, son cœur bondit dans sa poitrine. Elle plongea la main dans le récipient et la chaleur de l’eau la fit aussitôt soupirer de plaisir. Comment avait-il pu savoir qu’elle se réveillerait à cet instant ? Sans plus réfléchir, elle ôta ses bas et trempa ses pieds gelés dans le liquide bienfaisant.

Elle fut aussitôt envahie par une douce béatitude. Un sourire apparut sur ses lèvres tandis que la chaleur gagnait peu à peu tout son corps. Elle ne savait rien de Raine de Garenne, et pourtant il avait deviné ses besoins, il avait pris soin d’elle. Jamais elle n’aurait imaginé cela de sa part.

Ce fut un maigre repas : de menus morceaux de viande séchée, quelques noix, et des panais crus. Mais elle apprécia l’offrande à sa juste valeur, sachant que c’était là tout ce qu’il pouvait lui donner. Elle mangea la viande et les noix et remercia le ciel en constatant que ces aliments ne lui causaient aucune souffrance.

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