Extrait

J’avais beau me repasser le cheminement de cette journée, je ne parvenais pas à trouver d’explication logique à notre rencontre. Tout nous opposait. Il était issu d’un milieu aisé, beau, sûr de lui et promis à l’instar de son frère à une carrière dans la finance ou quelque chose comme ça. Qu’est-ce que j’avais à offrir de mon côté ? Une vie banale dans une ville de province ?

Soudain gagné par un sentiment d’angoisse, je me redressai sur mon lit.

Tu es en train de t’imaginer n’importe quoi, me dis-je à moi-même. Il est juste sympa avec toi. Si ça se trouve, il n’est même pas… il n’est même pas…comme toi.

Était-il possible que je me fusse trompé depuis le début ? Je me mis à réfléchir sur les intentions d’Antoine. Peut-être que tous ses gestes, signes et autres marques d’attention n’avaient été que le fruit de mon imagination, une simple, mais terrible méprise. Assailli par le doute, je décidai d’ouvrir un comics pour me distraire avant le dîner.

Il me fallait à tout prix chasser Antoine de mes pensées, mais ce fut sans compter sur les superhéros de ma bande dessinée qui s’invitèrent dans le débat. Les dialogues que je lisais n’avaient rien à voir avec l’histoire que j’avais commencée la veille. Tout en attrapant un méchant avec son lasso, Wonderwoman me conseillait de faire le premier pas. D’après elle, mon courage serait rapidement récompensé si je me montrais honnête avec mon camarade et, accessoirement, avec moi-même. Je devais lui ouvrir mon cœur. Plus réfléchi que sa coéquipière, Batman préférait que j’attende un signe de sa part, une manifestation concrète de son intérêt pour moi avant d’agir. La prudence n’était-elle pas mère de sûreté ? De son côté, Green Lantern (qui ferait son coming-out bien des années plus tard) m’invitait à faire preuve de discrétion en récoltant le plus d’indices possible afin d’acquérir la certitude qu’Antoine jouait dans la même équipe que moi. Une mauvaise interprétation de ma part et je pouvais dire adieu à ma réputation déjà bien écornée. Le super vilain de l’histoire, lui, me traitait simplement de petite fiotte et de pédale.

En refermant ma BD, je n’étais guère plus avancé. Il m’était difficile de faire la part des choses, car je vivais mes premiers émois d’adolescents avec une intensité toute nouvelle. J’avais l’impression d’être sur un bateau au beau milieu d’une tempête, naviguant sur une mer agitée, chavirant de gauche à droite en tentant de ne pas perdre l’équilibre. En sautant de mon lit pour rejoindre ma famille qui se mettait à table, je me dis que si l’amour ressemblait à cela, je n’allais pas tarder à avoir le mal de mer.