Extraits

Le vol vers Paris se déroula sans histoire. Sasha connaissait la plupart des membres de l’équipage, y compris le chef de cabine, et tous essayaient de lui faire plaisir. C’était une passagère facile et agréable. Ils savaient qu’elle ne buvait pas à bord, à part de l’eau minérale, et qu’il fallait éviter de la déranger. Cela faisait maintenant douze ans qu’elle effectuait le trajet entre Paris et New York, et ses voyages se déroulaient invariablement de la même façon : elle déjeunait, regardait un film, dormait trois heures, et se réveillait alors que l’avion atterrissait à l’aéroport Charles-de-Gaulle. Arrivée chez elle, elle mangeait légèrement, buvait beaucoup d’eau, et se couchait tôt, afin de souffrir le moins possible du décalage horaire. Elle savait qu’en procédant ainsi, elle se levait le lendemain matin en forme.

Cette nuit-là, Sasha s’envola pour Paris en état de choc, et erra sans but dans la galerie, incapable de réaliser qu’il était parti. Ce furent de belles funérailles. Le président de la République française y assista, ainsi que le ministre de la Culture. Tous les grands noms du monde de l’art vinrent rendre un dernier hommage à Simon de Suvery, ainsi que ses amis et ses clients. Il fut enterré par une journée froide de novembre, sous une pluie battante, au cimetière du Père-Lachaise, reposant désormais au milieu de personnalités telles que Victor Hugo, Proust, Balzac ou Chopin, ce qui convenait parfaitement au grand personnage qu’il avait été.

Arthur avait trente-deux ans, dix ans de plus que Sasha. Il avait fait ses études à Princeton et obtenu un diplôme d’Harvard. Il occupait un poste important dans une banque d’affaires à Wall Street, qui par chance possédait une succursale à Paris, aussi entreprit-il rapidement des démarches pour y obtenir un poste. Moins d’un an après leur mariage, ils eurent un fils, Xavier, et deux ans plus tard, Tatianna vit le jour, sans que ces naissances affectent les études de leur mère. Par chance, les deux bébés naquirent en été, juste après la fin des cours, et elle trouva une nourrice pour l’aider et s’occuper d’eux dès la rentrée et le début de son stage. Mener plusieurs activités de front ne lui faisait pas peur ; elle avait son père diriger la galerie tout en l’élevant, alors elle n’était encore qu’une enfant. Elle aimait sa vie avec toutes ses occupations, et adorait Arthur et ses deux enfants. Simon, après un peu d’hésitation, apprécia rapidement son rôle de grand-père, comblé par des petits-enfants merveilleux. Sasha consacrait tout son temps libre à ses enfants, chantant les mêmes chansons jouant aux mêmes jeux que sa mère avec elle. D’ailleurs, Tatianna ressemblait tellement à sa grand-mère maternelle que cela rendit Simon nerveux, au départ. À mesure que la petite grandissait, il prit l’habitude de s’asseoir près d’elle pour la regarder et penser à Marjorie, avec l’impression de la voir renaître sous les traits de sa petite-fille.

Sasha était une adorable petite fille, qui avait hérité du côté sombre de son père et de la délicatesse presque éthérée de sa mère. Marjorie, avec ses cheveux blonds et ses yeux bleus, ressemblait aux madones de la peinture italienne. Sa fille avait les mêmes traits fins mais des cheveux et des yeux noirs comme son père. À l’inverse de ses parents, elle était petite et menue. Son père avait l’habitude de la taquiner gentiment, lui disant qu’elle était une miniature. Mais si elle semblait de constitution fragile, elle ne l’était certainement pas de caractère. Elle possédait le tempérament, la franchise et la détermination de son père, alliés à la douceur et à la gentillesse de sa mère.

La galerie Suvery se dissimulait derrière l’élégante façade d’un magnifique hôtel particulier du dix-huitième siècle situé au cœur du très chic faubourg Saint-Honoré à Paris. Les collectionneurs n’y étaient admis que sur rendez-vous. Pour y pénétrer, ils devaient franchir la lourde porte en bronze, et traverser la cour. La galerie se trouvait au fond, tandis que les bureaux de Simon de Suvery, le maître des lieux, occupaient l’aile gauche. L’aile droite était dédiée à l’art contemporain, dont s’occupait sa fille. L’immeuble possédait son propre jardin, abritant de splendides sculptures, des Rodin pour la plupart.

Simon de Suvery vivait là depuis plus de quarante ans. Son père, Antoine, avait été l’un des plus grands collectionneurs d’Europe, et lui-même, avant d’ouvrir la galerie, était devenu l’un des meilleurs spécialistes des peintres de la Renaissance et des maîtres flamands. Il était aujourd’hui reconnu par tous les musées d’Europe, respecté par les collectionneurs privés et admiré de tous ceux qui le connaissaient, malgré la crainte qu’il inspirait. En effet, sa carrure imposante, sa haute stature, son visage taillé à la serpe et ses yeux sombres et perçants faisaient de lui un personnage intimidant.

C'était déprimant de les écouter. Le sort des divorcées n'était pas plus enviable, mais au moins, ces dernières n'avaient pas à supporter l'intolérable douleur de la disparition et pouvaient se retrancher derrière la haine qu'elles éprouvaient pour leurs ex-maris, en particulier lorsqu'elles avaient été abandonnées pour une autre femme plus jeune.Très vite, Sasha les évita,préférant s'isoler et noyer son chagrin dans le travail. Parfois, cela marchait, mais la plupart du temps, cela ne servait à rien.