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Le quai n’était pas aussi bondé qu’au moment du départ pour l’île
Sheldrake, trois ans plus tôt. La peur d’attraper la maladie cloîtrait bien des gens
chez eux. Ceux qui étaient venus restèrent à une bonne distance quand les premiers
lépreux débarquèrent. L’état des malades, que Charlotte et Gus avaient vus lors de
leur dernière visite, s’était considérablement détérioré. Un homme avait peine à
marcher : chaque pas lui arrachait des grimaces de douleur. D’autres avançaient avec
des béquilles qu’ils s’étaient eux-mêmes fabriqués avec des bouts de bois rejetés
par la mer. Des exclamations de frayeur s’élevèrent lorsqu’un ladre, qui n’avait
plus à la place du nez et des lèvres que des plaies béantes, débarqua de la
chaloupe. Personne ne vint à sa rencontre. Vraisemblablement, il avait été abandonné
par sa famille et ses amis. Il balaya la place du regard, baissa la tête et rabattit
son capuchon sur son visage. Un couple de lépreux, visiblement resté très amoureux,
se tenait, enlacé, auprès de lui.
Léo qui, quelques années plus tôt, s’était fait complice du plan imaginé
par Gus afin d’aider des lépreux à s’enfuir, marchait à l’aide d’une canne. Il avait
dû retourner sur l’île avec ses enfants lorsque Florence, sa femme, avait été
atteinte de la lèpre à son tour. Un seul de leurs quatre enfants était encore
vivant. Mais il était visiblement très mal en point. Ils se tenaient tous les trois
par la main, terriblement amaigris.
— Regarde, dit Charlotte à son mari. C’est Léo et sa
famille.
Gus eut peine à reconnaître son ami : son nez épaté, ses pommettes
énormes, l’absence de cils et de sourcils l’avaient transformé. Devenu aveugle, du
pus s’écoulait de ses yeux et maculait ses joues boursouflées. L’homme fort, robuste
et d’humeur joyeuse qu’il avait connu jadis n’était plus maintenant qu’une épave.
Gus s’approcha de lui, ouvrit la bouche pour lui parler, mais aucun son ne sortit.
Il ne savait ni quoi dire ni quelle attitude prendre. La tristesse l’envahit. Il
s’éloigna sans que Léo ait deviné sa présence.
Une violente bourrasque charria une épaisse fumée noire. Aux quatre coins
du village et dans les campagnes environnantes, on mettait le feu à des bottes de
paille arrosées de soufre. Charlotte pensa que cette autre tentative d’éviter la
contagion ne tuerait pas ce qui se transmet plus facilement que la lèpre : la peur,
les préjugés, le mépris.
Revenir à Tracadie et s’exposer aux regards de ceux qu’ils avaient jadis
côtoyés étaient une véritable torture pour les lépreux qui n’étaient plus que
l’ombre de ce qu’ils avaient été. C’était dur pour eux de revoir tous ces gens,
normaux, en santé, entourés de leurs enfants et de leurs conjoints ou fiancés. Ces
gens-là avaient des projets. Un travail. Des espoirs. Ils avaient une vie,
contrairement à eux qui n’étaient plus que des morts-vivants. Exclus de cette
vie-là, ils auraient préféré ni voir à quoi elle ressemblait, ni exhiber leur
déchéance.
En passant auprès de Charlotte, un enfant d’environ sept ans tomba et
s’égratigna les genoux : l’une de ses bottines n’avait plus de lacets — Agénard les
lui avait volés — et il avait peine à marcher. Il était faible et pâle à faire peur.
Il grelottait. En cette journée froide et humide, il ne portait que des culottes
courtes et une mince chemise déchirée par endroits. Charlotte eut
l’un de ces réflexes enchâssés dans son cœur de mère : elle ouvrit la poche de
vêtements qu’elle avait préparée pour Isa et en sortit une couverture. Elle la lui
tendit. Son regard fut attiré par le nombre impressionnant de médailles accrochées à
une chaîne autour de son cou.
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