Extraits

Pour nous, petites étudiantes, tu étais une espèce de personnage mystérieux, fascinant. Je me figurais que toi aussi tu m'aimais bien, en secret, mais que tu ne voulais pas franchir la barrière professeur-étudiantes. Enfin, c'est ce que j'ai cru jusqu'à ce que tu commences à sortir avec ma coturne.

Quant aux enfants, un tas de gens qui ont eu une enfance malheureuse sont irréprochables avec leurs propres rejetons. Ils font davantage d'efforts. Pour eux, c'est plus important.

Stephanie Piper, professeur de collège et colocataire d'Emma depuis que celle-ci s'était installée à Clarenceville, serait, demain, sa demoiselle d'honneur. Il y avait un mois de ça, à peine, Emma et David s'étaient retrouvés confrontés aux aspects pratiques de leur futur mariage et, en raison du travail d'Emma, avaient loué une maison ici, à Clarenceville, où ils avaient emménagé. Heureusement, malgré le stress de l'adaptation et l'organisation du mariage, leur nouvelle demeure s'avérait être un abri presque aussi délicieux que la garçonnière de David. Mais ce soir, Emma retournait à ses racines pour enterrer sa vie de « jeune fille » avant la cérémonie.

Il avait à peu près l'âge de Burke, trente-trois ans, cependant, en dépit des mèches grises qui parsemaient ses longs cheveux noirs et des ridules autour de ses beaux yeux noisette, il paraissait beaucoup plus jeune que son ami. Il avait la mâchoire volontaire, et de parfaites dents blanches étincelant dans un juvénile sourire à fossettes qui chavirait le cœur d'Emma. Aujourd'hui, il portait ses habituels jean et veste de cuir — un style cow-boy urbain qui flattait son image de non-conformiste.

L'ancienne coturne d'Emma, brillante, accomplie, poétesse publiée, était cyclothymique et refusait souvent d'avaler ses médicaments, sous prétexte que cela entamait ses facultés et l'empêchait d'écrire. Emma se rappelait, quand elles partageaient la même chambre à l'université, les phases maniaques de Natalie, ses accès de dépression. Lorsqu’Emma arriva à Clarenceville, Natalie était exubérante.

Emma faisait allusion au million d'hectares, ou plus, de terre sablonneuse, marécageuse et recouverte de pins — la Réserve nationale des Pinelands en plein centre du New Jersey. C'était un paradis pour les amoureux de la nature, sillonné de cours d'eau et habité par une peu nombreuse population de gens retirés du monde et xénophobes, connus de tous sous le nom de Pineys depuis la publication, en 1968, du livre de John McPhee, Les Pine Barren.

A l'époque, elle avait eu un coup de cœur pour lui, pourtant il ne lui prêtait pas plus d'attention qu'aux autres filles du cours — une centaine. Elle s'était dit qu'il voulait éviter toute relation déplacée professeur-élève, mais voilà qu'il avait fini par courtiser, et au bout du compte par épouser Natalie White, la belle camarade de chambre d'Emma. Un an plus tôt, quand Natalie avait invité Emma dans leur maison de Clarencev. le, New Jersey, Burke avait paru ravi d'apprendre qu'elle était titulaire d'un doctorat en psychologie et qu'ils avaient choisi la même spécialité. Avant que le week-end s'achève, il avait proposé à Emma un poste au Centre Wrightsman, inclus dans l'immense complexe que constituait Lambert University.

L'histoire de Kieran avec la drogue ne datait pas d'hier. Il avait laissé tomber le lycée et n'avait qu'une seule véritable passion : composer des chansons sur sa guitare électrique — musique atonale et textes centrés sur la mort et la décomposition. Depuis près de neuf mois, il participait au groupe d'Emma, même si, en principe, il n'intervenait guère dans la discussion.

Kieran était assis dans la salle d'accueil. Poser le regard sur lui sans sursauter était quasiment impossible. Tout de noir vêtu, il arborait une aigrette de cheveux fuchsia sur le sommet du crâne et un œil tatoué au milieu du front. Emma songea, comme chaque fois qu'elle croisait ce garçon perturbé de dix-sept ans, que le tatoueur responsable de cette horreur devrait être mis en prison.

Après la séance, Emma descendit au rez-de-chaussée dans le hall peint de couleur gaie, qui menait au bureau du Dr Heisler. Elle avait un petit moment avant son prochain patient. La porte du secrétariat du directeur était ouverte. Geraldine Clemens, la secrétaire de Burke, regarda Emma pardessus ses lunettes de lecture.