Ajouter un extrait
Liste des extraits
Une nouvelle fois, le juge la considère en silence. Malgré sa fonction, il n’est pas insensible aux arguments de sa greffière. De plus, son instinct lui souffle de ne pas sous-estimer la souffrance d’une femme qui n’a plus rien à perdre. Depuis le décès de son fils, Nicole est seule. Férocement isolée. Il perçoit le gouffre infernal au bord duquel elle se tient, vulnérable silhouette malmenée par les vents d’un destin cruel. Il entrevoit surtout les ravages que pourrait entraîner une colère poussée à son paroxysme. Il décèle soudain l’urgence de la guider sur le chemin de la raison. Entre son désir de vengeance clairement formulé et sa propre compassion, il a la sensation de marcher sur des œufs.
Afficher en entierLa trotteuse parcourt la totalité du cadran avec une irritante régularité. Alice l’a regardée faire des centaines de tours, peut-être même des milliers, sans que cette putain d’aiguille ait une seule fois manqué la mesure ou dévié de sa trajectoire.
Comment cela est-il possible ?
Rien ne peut être à ce point constant. Les choses changent, elles fluctuent sans cesse et sans pitié. Elles nous narguent, elles nous maltraitent. Elles nous entubent. Elles se présentent sous leur meilleur jour, elles font semblant d’être douces, elles nous font croire que la vie est belle, que le meilleur est là, juste à portée de main. Puis elles font volte-face et nous crachent à la gueule. Elles distillent leur venin, elles nous pissent au visage.
Saloperies.
L’aiguille, elle, ne change jamais. Ni de rythme, ni d’apparence. Elle trotte avec une indifférence absolue. Sa course est hypnotique, dépourvue d’élan, de doute, de risque, de crainte, d’enthousiasme. Dépourvue d’émotion. Elle est reposante, limite soporifique. C’est sans doute ce qui fascine Alice, ce pouvoir d’endormir jusqu’à la conscience d’un souvenir trop douloureux. Pour cela, il suffit de suivre du regard une aiguille qui tourne dans son cadran.
Une trotteuse, ça ressemble à un poisson rouge, se dit Alice.
Afficher en entierL’amour rend aveugle, dit-on. C’est à elle à présent de dessiller les yeux de son fils, malgré lui s’il le faut. C’est son devoir de mère de protéger son enfant des prédateurs et autres nuisibles capables de le mener à sa perte. Alice a une très mauvaise influence sur Bruno. Elle le voit, elle le sent. Et elle fera tout ce qu’il faut pour éloigner cette fille de sa famille. Absolument tout.
Quitte à faire mal à son tour.
Afficher en entierLe nez collé à la vitre, Thibaut regarde le paysage défiler, les rues qu’il connaît par cœur, les commerces qui se succèdent, les gens qui marchent dans la rue, les voitures qui dépassent le bus. Les gouttes de pluie déforment le spectacle du quotidien, elles s’écrasent contre la fenêtre avant de glisser le long de la vitre. Derrière elles les suivantes empruntent les mêmes sillons. L’enfant s’amuse à suivre ces trajectoires liquides du bout du doigt. Ses pensées se télescopent, elles errent dans une zone de douillette léthargie, sans ordre ni but. Si on lui demandait à quoi il pense à l’instant, il serait bien en peine de répondre.
Afficher en entierBruno ne quitte pas la route des yeux, même si, par intermittence, son esprit part à la dérive. Le ballet des essuie-glaces rythme ses pensées, ils écartent les trombes d’eau comme on ouvre un rideau de scène. Les quatre roues rejettent la pluie en éclaboussures éparses tandis que le bitume, recouvert de son habit liquide, fredonne sa complainte détrempée sur son passage. Il se repasse en boucle la réaction d’Alice, regrette qu’elle ait accueilli sa tentative de déclaration avec tant de légèreté. En même temps, c’est ce qu’il aime chez elle, cette désinvolture chronique, loin de ces filles qui prennent tout au sérieux, à commencer par elles-mêmes. N’empêche. Il a une boule dans la gorge, se sent ridicule, se maudit d’avoir essayé d’orienter leur relation vers une parodie d’histoire d’amour avec un grand A. Il a perdu des points et ça l’agace. Ses pensées ondoient autour de sa déconvenue qu’un reste de drogue fait bugger, sans relâche.
Afficher en entierLa sonnerie déchire le calme qui régnait encore dans le bâtiment scolaire quelques secondes auparavant. Aussitôt, les couloirs s’engorgent d’enfants et de bruit. Les rangs se disloquent avant même de se former, on se presse vers la sortie, on se pousse, on s’alpague. Les ordres des professeurs se noient dans le chahut des élèves. Un cortège de clameurs se propage jusqu’à la grande entrée, d’où se déversent à présent des grappes d’écoliers radieux.
Certains sont pourtant d’humeur morose. À contrecœur, Thibaut rejoint le rang du bus scolaire. Il aurait tellement préféré rester à la garderie en compagnie des deux Mat, Mathias et Matéo, jusqu’à ce que sa maman vienne le chercher. Mme Coustenoble est gentille, il n’a rien à redire là-dessus, mais elle le sollicite sans arrêt et, après une journée d’école, il a juste envie qu’on lui lâche la grappe et de ne pas avoir à répondre à une cascade de questions toutes plus stupides les unes que les autres.
Afficher en entierEn vérité, elle a encore du mal à se l’avouer, elle devient accro à ce garçon. Il a jeté son dévolu sur elle, elle n’a pas trop bien compris pourquoi, mais il l’a choisie. Elle et pas une autre. Ça fait un mois aujourd’hui. Pile poil. Un mois que la vie se colore d’une teinte insolite. Un mois que son cœur épouse un rythme inédit. Un mois que, chaque jour davantage, elle se sent happée par cette relation.
C’est son premier amour, le mètre étalon à l’aune duquel tous les autres devront tenir la comparaison. Celui qui marquera à jamais sa vie sentimentale, celui qui véhicule côte à côte toute la douceur et toute la violence du monde.
Afficher en entierQuelque peu dégrisé, Bruno préfère ne pas relever. Il tente d’aider Alice à enfiler son T-shirt afin de l’emmener au plus vite hors de sa maison, mais il doit s’y reprendre à plusieurs fois tant elle y met de mauvaise volonté. Lorsque, enfin, elle est rhabillée, il la saisit par le bras et l’entraîne vers l’escalier. En passant devant sa mère, Bruno lui promet de revenir sitôt Alice rentrée chez elle.
— Je te préviens, Bruno, l’avertit sa mère d’un ton bouffi de rancœur. Je ne veux plus de cette grue chez moi ! Tu m’entends ? Si tu veux te taper des putes, tu te trouves un appartement, tu paies ton loyer et tu t’assumes. Mais pas de ça chez moi !
Afficher en entierLa chambre baigne dans une obscurité douillette. Au centre de la pièce, un lit en pagaille d’où s’échappe un filet de fumée bleue, qu’alimente par intermittence un point rougeoyant. Deux corps alanguis s’enlacent au milieu des draps chiffonnés. Un jeune homme tire longuement sur un joint qu’il tend ensuite à sa compagne. Elle s’en saisit avec paresse, entre le majeur et l’index, avant de porter le cône à ses lèvres. Le silence les enveloppe, délicat, à l’image de ce moment volé dont l’interdit complète la perfection.
Une porte claque deux étages plus bas. L’instant se lézarde, laissant déjà suinter l’ordinaire par les fissures de son répit.
Afficher en entierEn coupant la communication, Maude reste songeuse quelques instants. Simon est un vrai papa poule, plus inquiet qu’une mère, plus protecteur qu’un chien de garde. Apprendre qu’Alice n’est pas allée en cours alors qu’elle est censée y avoir passé la journée, voilà bien le genre de nouvelle qui doit le mettre dans tous ses états. D’autant qu’il nourrit pour sa fille une adoration indissociable des angoisses ordinaires afférentes à la fonction paternelle. Devenir parent modifie à jamais deux émotions : l’amour et la peur. Si le décès de Jeanne a doublé le capital affectif de Simon envers Alice, il a également multiplié les craintes d’un père désormais seul à veiller sur son enfant. Maude l’a très bien compris et n’a jamais cherché à détourner cet attachement, encore moins à l’étouffer. Elle a eu l’intelligence de ne pas se poser en rivale d’un amour qui ne la concernait pas.
Afficher en entier