Extraits

Il pleuvait. Des fougères gigantesques se penchaient sur nous. La forêt glissait le long d’une pente. J’entendais un torrent se précipiter dans les rochers. Et vous, vous, risibles individus, vous croyez que je vais vous aider.

L’homme suspendu à l’extérieur de l’épave était toujours en vie quand je suis passé. Je me suis arrêté, déjà un peu plus habitué à l’idée qu’il était terriblement amoché, et je me suis bien assuré que je ne pouvais rien faire. Il ronflait bruyamment et sans retenue. Le sang formait des bulles qui lui sortaient de la bouche à chaque respiration. Il n’allait plus en faire beaucoup. Je le savais, mais comme il ne le savait pas, lui, j’ai pu sonder d’un coup d’œil la grande misère de la vie humaine sur cette terre. Je ne veux pas dire que nous finissons tous par mourir. Ce n’est pas ça, la grande misère. Je veux dire qu’il était incapable de me dire de quoi il rêvait et je ne pouvais pas lui dire ce qui était réel.

Mon secret, c’était qu’en un rien de temps j’avais troqué la position de président de cette tragédie pour celle de spectateur sans visage d’un sanglant accident de la route. À un certain moment un policier a appris que j’étais l’un des passagers et il a noté ma déposition. Je ne m’en souviens plus du tout, sauf qu’il m’a dit : « Éteignez votre cigarette. » Nous avons fait une pause dans notre conversation pour regarder le mourant qu’on mettait dans l’ambulance. Il était encore en vie, toujours à rêver d’une façon obscène. Son sang le quittait en chapelets. Il avait les genoux qui tressaillaient et la tête qui ballottait.

Des phares arrivaient au loin. Je me suis dirigé vers le milieu du pont en agitant un bras pour leur faire signe de s’arrêter et en serrant de l’autre le bébé sur mon épaule.

Je savais parfaitement depuis le début ce qui allait se passer. Mais j’ai été réveillé plus tard par les cris de l’homme et de sa femme qui le niaient avec rage.

Les nuages sont restés pareils jusqu’à la nuit. Puis, dans l’obscurité, je n’ai pas vu l’orage qui se préparait. Le conducteur de la Volkswagen, un étudiant, celui-là même qui m’a bourré la tête avec plein de haschich, m’a déposé juste à l’extérieur de la ville quand la pluie a commencé à tomber. Même sans les amphètes que j’avais avalées, j’aurais été trop pété pour rester debout. Je me suis étendu dans l’herbe à côté de la rampe d’autoroute et je me suis réveillé au milieu d’une flaque qui s’était formée autour de moi.

… Je me suis levé trempé jusqu’aux os après avoir dormi sous une pluie battante, plutôt comateux grâce aux trois personnes déjà mentionnées, le représentant de commerce, l’Indien et l’étudiant, qui tous m’avaient donné de la drogue. J’ai attendu sur la rampe d’accès sans le moindre espoir. À quoi bon même plier mon sac de couchage alors que j’étais tellement mouillé que personne ne voudrait de moi dans sa voiture ? Je me le suis enroulé autour des épaules comme une cape. La pluie torrentielle striait l’asphalte et gargouillait dans les trous. Mes pensées fusaient pitoyablement. Le représentant m’avait fait prendre des pilules qui me donnaient la sensation qu’on m’arrachait la paroi interne des veines. J’avais mal à la mâchoire. Je connaissais chaque goutte d’eau par son nom. J’avais le pressentiment de chaque chose avant qu’elle arrive. J’ai su avant de la voir ralentir qu’une certaine Oldsmobile allait s’arrêter pour me prendre à bord, et quand j’ai entendu les gentilles voix de la famille à l’intérieur j’ai su que nous aurions un accident pendant l’orage.

L’homme et sa femme ont pris la petite fille à l’avant avec eux, laissant le bébé à l’arrière à côté de moi et de mon duvet dégoulinant. « Je ne vais pas conduire très vite, a dit l’homme. Il y a ma femme et mes bébés, c’est pour ça. »

Un représentant qui partageait sa bouteille et conduisait en dormant… Un Cherokee nageant dans le bourbon… Une VW transformée en bulle de fumée de hasch avec un étudiant aux commandes…