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Extrait ajouté par partemps 2020-03-24T00:04:26+01:00

Lundi 6 mai. — Travaillé ce jour, hier et avant-hier au comte Ugolin.

— Ce matin est venu le nommé Hubert, pépiniériste, me réclamer, au bout de deux ans et demi, le payement d’une note d’arbres fruitiers et autres, que je lui ai payée en octobre 1847. J’ai trouvé heureusement le reçu. Il n’osera pas probablement revenir.

J’ai remarqué plus d’une fois combien des actes d’une immoralité profonde étaient traités doucement par notre Code athée. Je me rappelle le fait que j’ai lu, il y a un an ou deux, d’un malheureux qui, ayant porté plainte contre sa femme, laquelle vivait authentiquement en concubinage avec son propre fils, avait été mis, lui le père et l’époux, à la porte de son domicile commun… ; la femme n’a été condamnée qu’à un mois ou deux de prison.

Mardi 7 mai. — Je n’ai pas mis le pied dehors de toute la journée, malgré le projet d’aller à Fromont.

Je me suis occupé de rechercher à mettre au net la composition de Samson et Dalila. Quoique cela ne m’ait pris que peu de temps et dans la matinée seulement, je ne me suis pas ennuyé.

Écrit à Andrieu[499], à son oncle, à Haro pour le plafond, et à Duban.

— Pourquoi ne pas faire un petit recueil d’idées détachées qui me viennent de temps en temps toutes moulées et auxquelles il serait difficile d’en coudre d’autres ? Faut-il absolument faire un livre dans toutes les règles ? Montaigne écrit à bâtons rompus… Ce sont les ouvrages les plus intéressants. Après le travail qu’il a fallu à l’auteur pour suivre le fil de son idée, la couver, la développer dans toutes ses parties, il y a bien aussi le travail du lecteur qui, ayant ouvert un livre pour se délasser, se trouve insensiblement engagé, presque d’honneur, à déchiffrer, à comprendre, à retenir ce qu’il ne demanderait pas mieux d’oublier, afin qu’au bout de son entreprise, il ait passé avec fruit par tous les chemins qu’il a plu à l’auteur de lui faire parcourir.

Mercredi 8 mai. — Travaillé toute la matinée sans entrain ; j’étais mal à l’aise, car je n’ai rien mangé jusqu’au dîner.

— Vers trois heures, je me suis décidé à faire la corvée de Fromont. J’ai beaucoup joui de cette promenade, quoique je n’aie vu du parc que ce qui se trouve depuis la porte sur la grande route, jusqu’à la serre du jardinier. J’ai vu, dans ce trajet, deux ou trois magnolias, dont un ou deux sur la fin de la floraison. Je n’avais pas d’idée de ce spectacle : cette profusion vraiment prodigieuse de fleurs énormes sur cet arbre dont les feuilles ne font que commencer à poindre, l’odeur délicieuse, une jonchée incroyable de pétales de fleurs déjà passées ou fanées m’ont arrêté et charmé. Il y avait devant la serre des rhododendrons rouges et un camélia d’une taille extraordinaire.

Revenu par Ris et pris des pâtisseries en passant. La vue du paysage au pont et en grimpant est charmante, à cause de la verdure printanière et des effets d’ombre que les nuages font passer sur tout cela. J’ai fait, en rentrant, une espèce de pastel de l’effet de soleil en vue de mon plafond.

Jeudi 9 mai. — Je crois que les pâtisseries d’hier mangées à mon dîner pour égayer ma solitude ont contribué à me donner ce matin la plus affreuse et la plus durable morosité. Me sentant mal disposé pour quoi que ce soit, j’ai, vers neuf heures, gagné la forêt et été directement jusqu’au chêne Prieur. Quoique la matinée fût magnifique, rien n’a pu me distraire de cette humeur noire. J’ai fait un petit croquis du chêne ; le frais qui commençait à s’élever m’a chassé.

J’ai été particulièrement frappé, sans en être égayé, de cette pourtant charmante musique des oiseaux au printemps : les fauvettes, les rossignols, les merles si mélancoliques, le coucou dont j’aime le cri à la folie, semblaient s’évertuer pour me distraire. Dans un mois au plus, tous ces gosiers seront silencieux. L’amour les épanouit pour le sentiment ; un peu plus, il les ferait parler. Bizarre nature, toujours semblable, inexplicable à jamais !

— Vers trois ou quatre heures, la servante m’a parlé de l’homme qu’elle avait vu entrer dans la maison des gendarmes. Le garçon de la ferme est venu avec le garde champêtre, et je me suis joint à eux pour faire une visite domiciliaire ; toute la soirée nous avons fait de grotesques préparatifs de défense en cas d’attaque de nuit ; tout a été fort heureusement inutile.

Samedi 11 mai. — J’ai reculé encore indéfiniment mon projet de départ que j’avais fixé pour aujourd’hui.

— Le matin, vu Candas dans la maison des gendarmes. Je lui ai parlé de mes projets et de ce qu’on pourrait faire. Ce lieu est charmant : il est bien dommage qu’il n’y ait pas de vignes de ce côté-là.

J’ai joui aujourd’hui délicieusement, et comme un enfant qui entre en vacances, de ma résolution subite de demeurer encore. Que l’homme est faible et facilement étrange dans ses émotions et ses résolutions !

J’étais hier soir d’une tristesse mortelle. En revenant de ma soirée, je ne rêvais que catastrophes ; ce matin, la vue des champs, le soleil, l’idée d’éviter encore quelque temps ce brouhaha affreux de Paris m’ont mis au ciel.

Heureux ou malheureux, je le suis presque toujours à l’extrême !

Lundi 13 mai. — J’ai passé ma journée tout seul et ne me suis pas ennuyé. Jenny et la servante sont allées à Paris dès le matin et sont revenues seulement à six heures.

J’étais en train de faire mon dîner, quand elles sont arrivées trempées par une pluie affreuse, qui n’a presque pas cessé tout le jour.

Je me suis plu dans l’isolement complet et le silence de cette journée.

Mardi 14 mai. — Sur l’isolement de l’homme.

« L’indépendance a pour conséquence l’isolement », Mme Quantinet me cite cet extrait de l’Adolphe de Benjamin Constant. Hélas ! l’alternative d’être ennuyé et harcelé toute la vie, comme l’est un homme engagé dans des liens de famille par exemple, ou d’être abandonné de tout et de tous, pour n’avoir voulu subir aucune contrainte, cette alternative, dis-je, est inévitable. Il y en a qui ont mené la vie la plus dure sous les impérieuses lois d’une femme acariâtre, ou souffrant les caprices d’une coquette à laquelle ils avaient lié leur sort, et qui à la fin de leurs jours n’ont pas même la consolation d’avoir pour leur fermer les yeux ou leur donner leurs bouillons cette créature qui serait bonne du moins pour adoucir le dernier passage. Elles vous quittent ou meurent au moment où elles pourraient vous rendre le service de vous empêcher d’être seul. Les enfants, si vous en avez eu, après vous avoir occasionné tous les soucis de leur enfance ou de leur sotte jeunesse, vous ont abandonné depuis longtemps.

Vous tombez donc nécessairement dans cet isolement affreux dans lequel s’éteint ce reste de vie et de souffrances.

Jeudi 16 mai. — A Paris, par le premier convoi.

Vendredi 17 mai. — Travaillé ce matin à la femme qui se peigne.

— Grande promenade dans la forêt, par le côté de Draveil. Pris en contournant la forêt par l’allée qui en fait le tour.

J’ai vu là le combat d’une mouche d’une espèce particulière et d’une araignée. Je les vis arriver toutes deux, la mouche acharnée sur son dos et lui portant des coups furieux ; après une courte résistance, l’araignée a expiré sous ses atteintes ; la mouche, après l’avoir sucée, s’est mise en devoir de la traîner je ne sais où, et cela avec une vivacité, une furie incroyables. Elle la tirait en arrière, à travers les herbes, les obstacles, etc. J’ai assisté avec une espèce d’émotion à ce petit duel homérique. J’étais le Jupiter contemplant le combat de cet Achille et de cet Hector. Il y avait, au reste, justice distributive dans la victoire de la mouche sur l’araignée, il y a si longtemps que l’on voit le contraire arriver. Cette mouche était noire, très longue, avec des marques rouges sous le corps.

Samedi 18 mai. — Le matin, travaillé à la Femme qui se peigne, que je suis en train de gâter probablement, puis au Michel-Ange.

— Vers une heure, à la forêt avec ma bonne Jenny. J’avais un plaisir infini à la voir jouir si expansivement de cette charmante nature si verte, si fraîche. Je l’ai fait reposer longtemps, et elle est revenue sans accident. Nous avons été jusqu’au Chêne d’Antain. En parcourant le clos de Lamouroux, elle me disait douloureusement : « Comment ! ne vous verrai-je jamais autrement que dans une position mince et peu digne de vous ? Quoi ! je ne vous verrai jamais un enclos comme celui-ci à habiter, à embellir ? » Elle a raison. Je ressemble en ceci à Diderot qui se croyait prédestiné à habiter des taudis, et qui vit sa mort prochaine, quand il fut installé dans un bel appartement, dans des meubles splendides, qu’il devait aux bontés de Catherine.

Au reste, j’aime la médiocrité ; j’ai le faste et l’étalage en horreur ; j’aime les vieilles maisons, les meubles antiques ; ce qui est tout neuf ne me dit rien. Je veux que le lieu que j’habite, que les objets qui sont à mon usage me parlent de ce qu’ils ont vu, de ce qu’ils ont été, et de ce qui a été avec eux.

Ai-je l’âme plus rétrécie en cela que mon voisin Minoret, qui vient d’abattre une partie du logement qu’il avait, pour construire un affreux chalet qui va offenser mes regards, tant que je vivrai ici ? Quand ce Minoret est venu succéder au général Ledru[500], il s’est hâté de jeter bas sa modeste et ancienne maison ; il aime mieux ces pierres toutes neuves qu’il a tirées de la carrière… La vieille d’Esnont en a fait autant. A la vérité, la maison lui tombait sur la tête. Cela me vaut deux constructions à la moderne, affreuses à tolérer.

Il y a, au reste, dans Champrosay, depuis quelque temps, émulation de mauvaises bâtisses. Gibert avait commencé avec sa magnifique grille. Les gens qui ont succédé au marquis de La Feuillade font recrépir la maison et ont imaginé d’y ajouter des ornements qui la rendent ridicule et lui ôtent tout caractère et toute proportion.

— Ce matin, Georges[501] est venu m’invitera dîner de la part de sa mère, qui vient pour deux jours avec Mme Barbier[502] et M. P… et son mari.

Villot vient un moment dans la journée ; nous avons été assez tristes à cause de toutes les menaces du temps.

Le soir pourtant je me suis mis en train et ai causé un peu. Revenu à onze heures. Mme Barbier est très amusante.

Lundi 20 mai. — J’ai été vers deux heures les voir jusqu’au départ de quatre heures et demie et les ai menés jusqu’au chemin de fer. Je disais à Mme Barbier que l’indigne pantalon des femmes était un attentat aux droits de l’homme.

Jeudi 23 mai. — Travaillé au Chasseur de lions et au Michel-Ange[503].

— Sorti pour aller voir Mme Quantinet. Elle est partie pour Paris…

Vers cinq heures, promenade à l’allée de l’Ermitage. Temps charmant, quoique chaud. Joui délicieusement de cette heure charmante qui m’attriste moins qu’autrefois.

J’ai découvert dans cette grande allée un petit sentier délicieux, qui conduit à des retraites charmantes. Pensé involontairement à la dame à la robe de chambre bariolée.

Le soir, clair de lune ravissant dans mon petit jardin. Resté à me promener très tard. Je ne pouvais assez jouir de cette douce lumière sur ces saules, du bruit de la petite fontaine et de l’odeur délicieuse des plantes qui semblent, à cette heure, livrer tous leurs trésors cachés.

Paris, lundi 3 juin. — Ce jour, dîné chez Bixio avec Lamoricière[504], etc. Cavaignac devait y être. Le premier est charmant et plein de véritable esprit.

— Tous ces jours-ci, je ne vois personne, enfoncé que je suis dans mon esquisse.

Jeudi 6 juin. — Passé la journée au Jardin des plantes. Jussieu[505] m’a conduit partout.

Samedi 8 juin. — Quinze jours sans avoir lien écrit ici !…

Revenu de Champrosay il y a quinze jours, jour pour jour.

Jenny y est retournée aujourd’hui pour y prendre les lunettes du maire et les lui rendre.

— Je suis resté jusqu’à midi sur mon canapé, dormant et lisant l’évasion de mon cher Casanova.

— Je me disais, en regardant ma composition du plafond qui ne me plaît que depuis hier, grâce aux changements que j’ai faits dans le ciel avec du pastel, qu’un bon tableau était exactement comme un bon plat, composé des mêmes éléments qu’un mauvais : l’artiste fait tout. Que de compositions magnifiques ne seraient rien sans le grain de sel du grand cuisinier ! Cette puissance du je ne sais quoi est étonnante dans Rubens ; ce que son tempérament, — vis poetica, — ajoute à une composition, sans qu’il semble qu’il la change, est prodigieux. Ce n’est autre chose que le tour dans le style ; la façon est tout, le fond est peu en comparaison.

Le nouveau est très ancien, on peut même dire que c’est toujours ce qu’il y a de plus ancien.

— Pour imprimer le mur de l’église, huile de lin et non autre, bouillante, blanc de céruse et non pas blanc de zinc, qui ne tient pas. L’ocre jaune serait la meilleure impression.

Lundi 10 juin. — La partie du ciel[506] — après les plus grands clairs du soleil, c’est-à-dire déjà foncé : Jaune chrome foncé blanc — blanc laque et vermillon.

La terre de Cassel et blanc forme la demi-teinte décroissante. En général, excellent pour demi-teinte.

Les clairs jaune clair sur les nuages au-dessous du char : Cadmium, blanc, une pointe de vermillon.

La partie du ciel plus orangé, à partir du cercle lumineux : Sur une préparation orangée, frôler à sec un ton de jaune de Naples, vert bleu et blanc, en laissant un peu paraître le ton orangé.

Ton orangé, très beau pour le ciel : Terre d’Italie naturelle, blanc, vermillon. — Vermillon, blanc, laque et quelquefois un peu de cadmium et de blanc.

Robe de Minerve, sur une préparation convenable : Clairs des plis peints, avec bleu de Prusse et blanc assez cru, peut-être un peu de laque. — À sec, pardessus, clairs avec blanc et chrome ; enfin ton citron. Glacer par-dessus à sec avec cobalt et laque. — Enfin, rehauts sombres et chauds avec terre d’Italie brûlée et carmin fixe.

Apollon, la robe peinte d’un ton rouge un peu fade dans les clairs, glacé avec laque jaune et laque rouge.

Localité des chairs de la Diane : Terre de Cassel, blanc et vermillon. Assez gris partout. Clairs : blanc et vermillon, un peu de vermillon.

Les reflets ton chaud, presque citron ; il y entre un peu d’antimoine, le tout très franchement.

Localité des cheveux de l’Apollon : Terre d’ombre, blanc, cadmium, très peu de terre d’Italie ou d’ocre.

Pour la tunique de la Diane, un ton de reflet analogue à celui de sa chair dans l’ombre : Antimoine, cadmium, etc.

Localité chaude des nuages sous le char : Cadmium et blanc, un peu foncé, et terre de Cassel et blanc, touché par-dessus avec ton froid de terre de Cassel et blanc (tout ceci pour l’ombre).

Demi-teinte du Cheval soupe de lait (l’Arabe passant un gué)[507] : Terre d’ombre naturelle et blanc, antimoine, blanc et brun rouge : le rouge ou le jaune prédominant, suivant la convenance.

Vendredi 14 juin. — Un architecte qui remplit véritablement toutes les conditions de son art me paraît un phénix plus rare qu’un grand peintre, un grand poète et un grand musicien. Il me saute aux yeux que la raison en est dans cet accord absolument nécessaire d’un grand bon sens avec une grande inspiration. Les détails d’utilité qui forment le point de départ de l’architecte, détails qui sont l’essentiel, passent avant tous les ornements. Cependant il n’est artiste qu’en prêtant des ornements convenables à cet Utile, qui est son thème. Je dis convenables ; car même après avoir établi en tous points le rapport exact de son plan avec les usages, il ne peut orner ce plan que d’une certaine manière. Il n’est pas libre de prodiguer ou de retrancher les ornements. Il les faut aussi appropriés au plan, comme celui-ci l’a été aux usages. Les sacrifices que le peintre et le poète font à la grâce, au charme, à l’effet sur l’imagination, excusent certaines fautes contre l’exacte raison. Les seules licences que se permette l’architecte peuvent peut-être se comparer à celles que prend le grand écrivain, quand il fait en quelque sorte sa langue. En réservant des termes qui sont à l’usage de tout le monde, le tour particulier en fait des termes nouveaux ; de même l’architecte, par l’emploi calculé et inspiré en même temps des ornements qui sont le domaine de tous les architectes, leur donne une nouveauté surprenante et réalise le beau qu’il est donné à son art d’atteindre. Un architecte de génie copiera un monument et saura, par des variantes, le rendre original ; il le rendra propre à la place, il observera dans les distances, les proportions, un ordre tel qu’il le rendra tout nouveau. Les architectes vulgaires, nos modernes architectes, ne savent que copier littéralement, de sorte qu’ils joignent à l’humiliant aveu qu’ils semblent faire de leur impuissance le défaut de succès dans l’imitation même ; car le monument qu’ils ont imité à la lettre ne peut jamais être exactement dans les mêmes conditions que celui qu’ils imitent. Non seulement ils ne peuvent inventer une belle chose, mais ils gâtent la belle invention qu’on est tout surpris de retrouver, entre leurs mains, plate et insignifiante.

Ceux qui ne prennent pas le parti d’imiter en bloc et exactement, font pour ainsi dire au hasard. Les règles leur apprennent qu’il faut orner certaines parties, et ils ornent ces parties, quel que soit le caractère du monument et quel que soit son entourage.

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Extrait ajouté par partemps 2020-03-24T00:02:53+01:00

Jeudi 2 mai. — Chez M. Quantinet, vers deux heures. Vu lui et sa femme. Il faisait encore un froid du diable.

Monté dans la bibliothèque : vue enchanteresse, dont deux parties intéressantes : vu le couchant et vu le levant.

Samedi 4 mai. — Travaillé ce matin ; été voir Mme Quantinet dans le milieu de la journée ; refusé le lendemain dimanche son invitation à dîner : j’avais la gorge fatiguée, et vraiment besoin d’être tranquille. Elle m’a lu les extraits de ses lectures ; il y avait entre autres cette pensée de l’Adolphe de Benjamin Constant : « L’indépendance a pour compagnon l’isolement. » C’est autrement dit, mais c’est le sens.

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Extrait ajouté par partemps 2020-03-23T23:57:22+01:00

Quelle perte ! Que d’ignobles gredins remplissent la place, pendant que cette belle âme vient de s’éteindre !

— Promenades dans le jardin… Adieu à ces beaux lieux, dont le charme est vraiment délicieux… Ce charme est bien peu goûté par les habitants de ce manoir. Au milieu de tout cela, le bon cousin ne nous a parlé que d’acres de terre, de réparations, de murs, ou des querelles du conseil municipal. Il en résulte que la plupart du temps je demeure muet et consterné. Les repas surtout, où l’on s’épanche d’ordinaire, sont à la glace. Sont-ils heureux ainsi ?

Promenade avec Bornot à Angerville, dans le char à bancs. On a coupé la plupart des sapins qui étaient aux environs de l’église. Hélas ! ces lieux ont encore moins changé que les personnes que j’y ai vues.

Revenus par Boudeville, et visité la petite église, Touché extrêmement de cet endroit : le presbytère est charmant… Je parlais à Bornot de la condition tranquille du curé d’un lieu pareil. Mes considérations ne le touchent pas, et au retour il est retombé dans les acres de terre, les herbages, etc.

En redescendant parle chemin creux qui borde son bois, il m’a montré ses améliorations : défrichements, four à briques, etc.

Nous sommes repassés devant le cimetière : je n’ai pu m’empêcher de penser à la petite place qu’occupe le bon Bataille… J’étais muet, triste, gelé ; mais pas le moindre sentiment d’envie.

Dimanche 21 octobre. — Perdu la journée. Nous devions aller à Fécamp. A peine hors de Valmont, une petite pluie fine a découragé le cousin, qui n’avait peut-être pas grande envie d’y aller.

Nous sommes rentrés, et je me suis mis à faire ma malle.

La directrice des postes dînait. J’ai été assez révolté de certaines duretés.

Lundi 22 octobre. — Je lis ce matin dans la Description de Paris et de ses édifices, publiée en 1808, le détail effrayant des richesses, des monuments en tous genres qui ont disparu des églises pendant la Révolution. Il serait curieux de faire un travail sur cette matière, pour édifier sur le résultat le plus clair des révolutions.

Mardi 23 octobre. — Le matin, examiné de nouveau les vitraux et achevé de composer la fenêtre de Bornot, pour la chapelle de la Vierge. Le vitrier m’a réparé ceux que j’emporte.

J’ai été à Saint-Pierre seul avec Malestrat. J’ai beaucoup étudié la mer, qui était toujours la même et toujours belle.

A dîner la petite Mme Duglé, sa sœur, une madame Cardon et sa fille, de Fécamp.

Mercredi 24 octobre. — Parti à neuf heures et demie avec Bornot. Pris l’ancienne route d’Ypreville, par le plus beau temps du monde. J’ai parcouru avec bien du plaisir cette route. Revu la futaie à l’entrée d’Ypreville. Embarqué à Alvimare.

Cette route est toute changée depuis trois semaines : tons dorés et rouges des arbres. Ombres bleues et brumeuses.

A Rouen vers une heure, et fait toute la route jusqu’à Paris sans compagnon de route. Avant Rouen, il était venu une délicieuse femme avec un homme âgé ; j’ai beaucoup joui de sa vue, pendant le peu de temps qu’elle a passé dans la voiture.

J’étais assez mal disposé. J’avais déjeuné sans faim, et cette disposition, qui m’a empêché de manger toute la journée, a agi sur mon humeur. Admiré cependant les bords de la Seine, les rochers qu’on voit le long de la route, depuis Pont-de-l’Arche jusqu’au delà de Vernon, ces mamelons presque réguliers, qui donnent un caractère particulier à tout ce pays, Mantes, Meulan. Aperçu Vaux, etc.

Triste en arrivant : la migraine y contribuait. Attendu longtemps pour les paquets. Trouvé Jenny qui m’attendait. Je n’ai pas été fâché de trouver, en arrivant, ses bons soins.

Sans date. — Passé les jours suivants dans l’oisiveté. Quelques visites.

Vu Mme Marliani qui m’avait écrit ; elle a passé un mois à Nohant, et y a été malade. Mme Sand est triste et ennuyée. Elle a maintenant la fureur du domino. Elle grondait tout de bon cette pauvre Charlotte de ne point sentir toutes les profondeurs de combinaisons que renferme ce sublime jeu. On fait aussi des charades où elle fait sa partie. Les costumes l’occupent.

Clésinger, que j’ai rencontré dans la rue, m’a envoyé sa femme, qui est venue me prendre pour me faire voir la statue qu’il a faite pour le tombeau de Chopin. Contre mon attente, j’ai été tout à fait satisfait. Il m’a semblé que je l’aurais faite ainsi. En revanche, le buste est manqué. D’autres bustes d’hommes que j’ai vus là m’ont déplu. Solange me disait qu’il cherchait à varier son genre. En effet, j’ai vu là une figure de l’Envie, qui n’accuse guère que l’imitation de Michel-Ange. Cependant, en sortant de l’imitation exacte du modèle que son premier ouvrage indiquait comme sa vocation, il montre de l’imagination et une entente de la grâce des lignes, qui est fort rare. Il fait un groupe en pierre d’une Pieta, dans lequel on trouve ce mérite.

1850

7 janvier. — Haro m’a rapporté les deux petites études que j’ai faites à Champrosay[473], de ma fenêtre, l’une de la cour des gendarmes, l’autre par la salle à manger, l’été avec des moissons, etc.

Lui redemander l’Arabe accroupi, qui devait être sur la grande toile où était la Suzanne[474], que j’ai achevée pour Villot.

12 janvier. — Travaillé à retoucher le petit Hamlet, la Femme de dos, de Beugniet[475] ; ébauché un petit lion pour le même.

Voir Gavard[476], Cavé, Rivet, Couder, Guillemardet, Halévy, la princesse Marcellini[477]. Passé chez les Wilson-Quantinet. Voir Meissonier et Daumier.

18 janvier. —

« Mon cher Monsieur, j’apprends à l’instant que M. de Mornay, dont les procédés avec moi ne me commandent point de ménagements, a mis en vente, à la rue des Jeûneurs, six tableaux de moi, dont l’un, la Cléopâtre, ne m’a pas été payé, depuis plusieurs années qu’il l’a chez lui. Je désirerais donc, si vous croyez que la chose soit faisable, mettre de suite opposition à la vente dudit tableau, afin de le ravoir du moins ; car, dans l’état de ruine où se trouve M. de Mornay, j’aurais encore plus de peine à en recouvrer le prix. Peut-être vous demandé-je une chose qui exigerait des formalités que j’ignore ? peut-être aussi le temps vous manque-t-il ?… Je laisse cela à votre appréciation, pensant bien que vous ne consentiriez pas à me voir m’engager dans une sotte affaire. J’avoue que le trait me semble si fort qu’il m’a semblé que je serais plus que dupe en ne protestant pas pour le moins.

Si je calcule bien, il n’y aurait pas de temps à perdre : nous sommes aujourd’hui vendredi ; il est probable que la vente aura lieu demain. »

Dimanche 20 janvier. — Concert de l’Union musicale. Symphonie de Mozart ; admirable ouverture de Coriolan, de Beethoven.

Entendu deux fois et mal composé.

21 janvier. — J’avais écrit derrière la toile du petit Christ à la colonne que j’envoie à Gaultron : blanc, momie, vermillon ; je me rappelle que j’avais employé pour les ombres laque Robert J. et terre verte, ou bien vert malachite clair.

A Gaultron, prêté le tableau de fruits de Chardin. Rendu à la fin d’avril.

Jeudi 24. — Donné à Haro, pour la rentoiler, la petite étude de l’Étang de Louroux ; ciel grisâtre clair.

Composé la Pandore sur toile assez grande.

Vendredi 25 janvier. — Je pensais que les artistes qui ont un style assez vigoureux sont dispensés de l’exécution exacte, témoin Michel-Ange. Arrivé à ce point, ce qu’ils perdent en vérité littérale, ils le regagnent bien en indépendance et en fierté.

30 janvier. — Soirée chez Gudin[478]. Je disais à Pradier que je dînais très fortement, ne pouvant déjeuner à cause de mon travail, et que pour faire passer ce dîner, je faisais force exercice ensuite. Il me dit : « Quand on a une vieille voiture, on ne lui fait pas faire de longs voyages ; on la met sous la remise, et on ne l’en tire que pour le besoin et pour des courses légères. »

Revenu à deux heures du matin, très fatigué ; premier oubli de la leçon que je venais de recevoir.

31 janvier. — « Ne négligez rien de ce qui peut vous faire grand », m’écrivait le pauvre Beyle[479].

— Cette réflexion [au 20 février] me fait surmonter l’ennui de me déranger pour aller en Belgique.

Lundi 4 février. — Faire à Saint-Sulpice[480] des cadres de marbre blanc, autour des tableaux ; ensuite cadres de marbre rouge ou vert, comme dans la chapelle de la Vierge, et le fond du tout en pierre avec ornements en pierre, et imitant l’or, comme les cuivres dorés de la même chapelle. (Si on pouvait faire les cadres en stuc blanc.)

La dimension du plafond est de 15 pieds[481].

— Magnifiques tons d’ombre reflétée dans une chair rouge : vert cobalt, vermillon Chine, ocre jaune ; je l’ai employé pour fondre les touches de terre de Sienne brûlée et autres tons chauds qui formaient la préparation des hommes qui regardent par le trou, dans le Daniel.

Les clairs, sur ces préparations, peuvent se faire et ont été faits avec laque fixe, ocre jaune et blanc.

L’ocre jaune pur, ton le plus vrai et le plus frappant pour les lions.

Mardi 5 février. — Très beau ton pour les chairs très claires, pour servir d’intermédiaires entre les plus grands clairs et les ombres : terre de Cassel, blanc, vermillon, ocre jaune.

— Dîné chez Ed. Bertin. Revu là Mme P…, avec laquelle j’ai causé beaucoup. Fleury Cuvillier[482] et sa femme y étaient. Desportes[483] m’a entrepris sur la dévotion, il a trouvé en moi un terrain tout préparé ; mais au fond c’est un fou. Il regarde Mozart comme un grand corrupteur, il lui préfère beaucoup les vieux maîtres, y compris Rameau.

Jeudi 7 février. — Hecquet, au concert, l’autre jour, me citait un critique connu, qui appelle Mozart le premier des musiciens médiocres.

A ce concert et au suivant, je comparais les deux ouvertures de Beethoven à celle de la Flûte enchantée, par exemple, et à tant d’autres de Mozart… Quelle réunion, dans ces dernières, de tout ce que l’art et le génie peuvent donner de perfection ! Dans l’autre, quelles incultes et bizarres inspirations !

Vendredi 8 février. — Ce serait une bonne chose, en commençant, que d’établir la gamme d’un tableau par un objet clair dont le ton et la valeur seraient exactement pris sur nature : un mouchoir, une étoffe, etc. Ciceri me conseillait cela il y a quelques années.

10 février. — Chez Bixio le soir[484]. Avant dîner, chez Louis Guillemardet.

Duverger me disait en revenant que B*** était sans imagination et avait du feu, et que lui (Duverger) était presque tout le contraire ; c’est la réunion de ces deux facultés, l’imagination et la raison, qui fait les hommes exceptionnels.

Il me présente l’idée originale et pourtant assez raisonnable que la tradition napoléonienne est le résultat nécessaire de la révolution.

11 février. — Dîné chez Meissonier avec Chenavard. Fait là, inter pocula, le beau projet d’aller en Hollande voiries dessins de Raphaël. Chenavard dit à dîner que Raphaël lui déplaisait parce qu’il le trouvait impersonnel, c’est-à-dire se métamorphosant à mesure que d’autres personnalités vigoureuses le frappaient : le contraire de Michel-Ange, Corrège, Rembrandt, etc…

13 février. — Retravaillé au Saint Sébastien.

— Vu la princesse Marcellini, vers trois heures ; j’ai été bien frappé de ce qu’elle m’a joué de Chopin. Rien de banal, composition parfaite. Que peut-on trouver de plus complet ? Il ressemble plus à Mozart que qui que ce soit. Il a, comme lui, de ces motifs qui vont tout seuls, qu’il semble qu’on trouverait.

Jeudi 14 février. — Travaillé à la Femme impertinente. Je l’avais reprise, il y a dix ou douze jours.

— Je commence à prendre furieusement en grippe les Schubert, les rêveurs, les Chateaubriand (il y a longtemps que j’avais commencé), les Lamartine, etc. Pourquoi tout cela se passe-t-il ? Parce que ce n’est point vrai… Est-ce que les amants regardent la lune, quand ils trouvent près d’eux leur maîtresse ?… A la bonne heure, quand elle commence à les ennuyer.

Des amants ne pleurent pas ensemble ; ils ne font pas d’hymnes à l’infini, et font peu de descriptions. Les heures vraiment délicieuses passent bien vite, et on ne les remplit pas ainsi.

Les sentiments des Méditations sont faux, aussi bien que ceux de Raphaël, du même auteur. Ce vague, cette tristesse perpétuelle ne peignent personne. C’est l’école de l’amour malade… C’est une triste recommandation, et cependant les femmes font semblant de raffoler de ces balivernes ; c’est par contenance ; elles savent bien à quoi s’en tenir sur ce qui fait le fond même de l’amour. Elles vantent les faiseurs d’odes et d’invocations, mais elles attirent et recherchent soigneusement les hommes bien portants et attentifs à leurs charmes.

— Ce même jour, Mme P… est venue avec sa sœur, la princesse de B… La nudité de la Femme impertinente[485], et celle de la Femme qui se peigne, lui ont sauté aux yeux : … « Que pouvez-vous trouver là de si attrayant, vous autres artistes, vous autres hommes ? Qu’est-ce que cela a de plus intéressant que tout autre objet vu dans sa nudité, dans sa crudité, une pomme, par exemple ? »

— J’avais cheminé, vers quatre heures et demie, avec le vieux père Isabey[486]. Il m’a fait un cours sur les lunettes. C’est Charles qui lui a donné le conseil d’avoir ses lunettes divisées en deux. Il lui a dit : « Change de verre, aussitôt que tu t’aperçois que tes yeux se fatiguent le moins du monde. » En ne le faisant pas, on risque d’être forcé de sauter un numéro, ce qui m’est arrivé. « Tu vivrais, lui a-t-il dit, comme Mathusalem, que tu aurais encore de quoi y voir clair. » — Il fait de petits repas assez fréquents : cela lui réussit.

Samedi 16 février. — J’ai revu chez M. de Geloës mon tableau du Christ au tombeau qu’il éclaire le soir avec un quinquet ad hoc ; il ne m’a pas déplu.

Dimanche 17 février. — Passé toute ma journée en état de langueur, et je n’avais à faire que des besognes ennuyeuses. Je ne fais rien qui me prépare à ce voyage de Hollande, et cela, pendant que je suis fort bien en train de peindre. Le soir, dîné chez Mme de Forget.

Mardi 19 février. — Dîné avec Chenavard, Meissonier. — Parlé du voyage qui, j’espère, ne se fera pas. (Voir au 31 janvier précédent.)

Chez Berlioz ensuite ; l’ouverture de Léonore m’a produit la même sensation confuse ; j’ai conclu qu’elle est mauvaise, pleine, si l’on veut, de passages étincelants, mais sans union. Berlioz de même : ce bruit est assommant ; c’est un héroïque gâchis.

Le beau ne se trouve qu’une fois et à une certaine époque marquée. Tant pis pour les génies qui viennent après ce moment-là. Dans les époques de décadence, il n’y a de chance de surnager que pour les génies très indépendants. Ils ne peuvent ramener leur public à l’ancien bon goût qui ne serait compris de personne ; mais ils ont des éclairs qui montrent ce qu’ils eussent été dans un temps de simplicité. La médiocrité dans ces longs siècles d’oubli du beau est bien plus plate encore que dans les moments où il semble que tout le monde puisse faire son profit de ce goût du simple et du vrai qui est dans l’air. Les artistes plats se mettent alors à exagérer les écarts des artistes mieux doués, ce qui est la platitude à force d’enflure, ou bien ils s’adonnent à une imitation surannée des beautés de la bonne époque, ce qui est le dernier terme de l’insipidité. Ils remontent même en deçà. Ils se font naïfs avec les artistes qui ont précédé les belles époques. Ils affectent le mépris de cette perfection, qui est le terme naturel de tous les arts.

Les arts ont leur enfance, leur virilité et leur décrépitude. Il y a des génies vigoureux qui sont venus trop tôt, de même qu’il y en a qui viennent trop tard ; dans les uns et les autres, on trouve des saillies singulières. Les talents primitifs n’arrivent pas plus à la perfection que les talents des temps de la décadence. Du temps de Mozart et de Cimarosa, on compterait quarante musiciens qui semblent être de leur famille, et dont les ouvrages contiennent, à des degrés différents, toutes les conditions de la perfection. À partir de ce moment, tout le génie des Rossini et des Beethoven ne peut les sauver de la manière. C’est par la manière qu’on plaît à un public blasé et avide par conséquent de nouveautés ; c’est aussi la manière qui fait vieillir promptement les ouvrages de ces artistes inspirés, mais dupes eux-mêmes de cette fausse nouveauté qu ils ont cru introduire dans l’art. Il arrive souvent alors que le public se retourne vers les chefs-d’œuvre oubliés et se reprend au charme impérissable de la beauté.

Il faudrait absolument écrire ce que je pense du gothique ; ce qui précède y trouverait naturellement sa place.

Dimanche 24 février. — Pierret venu me voir dans la journée avec son fils Henry, qui va en Californie. Je lui ai donné le Petit Lion.

Le soir, au divin Mariage secret, avec Mme de Forget. Cette perfection se rencontre dans bien peu d’ouvrages humains.

On pourrait refaire pour tous les beaux ouvrages restés dans la mémoire des hommes ce que de Piles[487] fait pour les peintres seulement… Je me suis interrogé là-dessus, et pour ne parler que de la musique, j’ai successivement préféré Mozart à Rossini, à Weber, à Beethoven, toujours au point de vue de la perfection. Quand je suis arrivé au Mariage secret, j’ai trouve non pas plus de perfection, mais la perfection même. Personne n’a cette proportion, cette convenance, cette expression, cette gaieté, cette tendresse, et par-dessus tout cela, et ce qui est l’élément général, qui relève toutes ces qualités, cette élégance incomparable, élégance dans l’expression des sentiments tendres, élégance dans le bouffon, élégance dans le pathétique modéré qui convient à la pièce.

On est embarrassé pour dire en quoi Mozart peut être inférieur à l’idée que j’ai ici de Cimarosa. Peut-être une organisation particulière me fait-elle incliner dans le sens où j’incline ; cependant une raison comme celle-là serait la destruction de toute idée du goût et du vrai beau ; chaque sentiment particulier serait la mesure de ce beau et de ce goût. J’osais bien me dire aussi que je trouvais dans Voltaire un coin fâcheux, rebutant pour un adorateur de son admirable esprit ; c’est l’abus de cet esprit même. Oui, cet arbitre du goût, ce juge exquis abuse aussi des petits effets ; il est élégant, mais spirituel trop souvent, et ce mot est une affreuse critique. Les grands auteurs du siècle précédent sont plus simples, moins recherchés.

— J’ai été voir à quatre heures les études de Rousseau, qui m’ont fait le plus grand plaisir… Exposés ensemble, ces tableaux donneront de son talent une idée dont le public est à cent lieues, depuis vingt ans que Rousseau est privé d’exposer[488].

Mardi 26 février. — J’ai été convoqué par Durieu[489], pour juger le procédé Haro, que nous devons aller voir fonctionner à Saint-Eustache.

J’ai appris là ce que l’univers ne croira pas : la cathédrale de Beauvais manque d’une aile qui n’a jamais été achevée ; ladite cathédrale est d’un gothique mêlé du seizième siècle. On discute sérieusement si le morceau qui reste à faire sera refait dans le style du reste ou dans celui du treizième siècle, qui est le style favori des antiquaires dans ce moment. De cette manière, on apprendrait à vivre à ces ignorants du seizième siècle, qui ont eu le malheur de n’être pas nés trois siècles plus tôt.

Après la commission, j’ai été voir Duban, en société de Vaudoyer[490], qui est dans mes idées sur l’architecture. Vu Duban.

Vu la galerie d’Apollon, etc.

Mercredi 27 février. — Je travaille aux croquis pour Saint-Sulpice à soumettre à la Préfecture.

Vers trois heures, j’ai été voir Cavé, qui a été mordu par son chien au point d’avoir failli en perdre le nez et la mâchoire. Le Constitutionnel a imprimé qu’il en était quitte seulement pour le premier des deux. Les amis alarmés viennent les uns après les autres s’informer de ce qui lui reste réellement, et il a pris le parti d’écrire au journal pour lui demander grâce.

Vendredi 1er mars. — Vu l’exposition des tableaux de Rousseau pour sa vente. Charmé d’une quantité de morceaux d’une originalité extrême.

Dimanche 3 mars. — A l’Union musicale : Symphonie en fa, de Beethoven, pleine de fougue et d’effet ; puis l’ouverture d’Iphigénie en Aulide y avec toute l’introduction, airs d’Agamemnon, et le chœur de l’arrivée de Clytemnestre.

L’ouverture, un chef-d’œuvre : grâce, tendresse, simplicité et force par-dessus tout. Mais il faut tout dire : toutes ces qualités vous saisissent fortement, mais la monotonie vous endort un peu. Pour un auditeur du dix-neuvième siècle, après Mozart et Rossini, cela sent un peu le plain-chant. Les contrebasses et leurs rentrées vous poursuivent comme les trompettes dans Berlioz.

Tout de suite après venait l’ouverture de la Flûte enchantée ; à la vérité, c’est un chef-d’œuvre. J’ai été aussitôt saisi de cette idée, en entendant cette musique qui venait après Glück. Voilà donc où Mozart a trouvé, et voici le pas qu’il lui a fait faire ; il est vraiment le créateur, je ne dirai pas de l’art moderne, car il n’y en a déjà plus à présent, mais de l’art porté à son comble, après lequel la perfection ne se trouve plus.

Je disais à la princesse Radoïska, chez laquelle j’ai été en sortant de là : « Nous savons par cœur Mozart et tout ce qui lui ressemble. Tout ce qui a été fait à leur imitation et dans ce style ne le vaut pas, et nous a d’ailleurs fatigués ou rassasiés. Que faire pour être émus de nouveau ?… surtout surpris ? Se contenter des tentatives hardies, mais moins souvent heureuses, des génies quelquefois très éminents que le siècle produit. Que feront ces derniers, quand les modèles semblent n’être là que pour montrer ce qu’il faut éviter ? Il est impossible qu’ils ne tombent pas dans la recherche. »

Lundi 4 mars. — Au Louvre pour la restauration.

Vendredi 8 mars. — A l’atelier de Clésinger. Scène pitoyable avec ce butor et notre comité.

Samedi 9 mars. — Je suis accablé de toutes ces corvées successives.

— Plusieurs jours se passent à ne rien faire jusqu’au lundi 11.

Lundi 11 mars. — Repris le dernier tableau de fleurs.

A notre comité chez Pleyel à une heure.

Le soir, chez Mme Jaubert[491]. Vu des portraits et dessins persans, qui m’ont fait répéter ce que Voltaire dit quelque part, à peu près ainsi : Il y a de vastes contrées où le goût n’a jamais pénétré ; ce sont ces pays orientaux, dans lesquels il n’y a pas de société, où les femmes sont abaissées, etc. Tous les arts y sont stationnaires.

Il n’y a dans ces dessins ni perspective ni aucun sentiment de ce qui est véritablement la peinture, c’est-à-dire une certaine illusion de saillie, etc. : les figures sont immobiles, les poses gauches, etc… Nous avons vu ensuite un portefeuille de dessins d’un M. Laurens[492], qui a voyagé dans toutes ces contrées.

Chose qui me frappe surtout, c’est le caractère de l’architecture en Perse. Quoique dans le goût arabe, tout néanmoins est particulier au pays ; la forme des coupoles, des ogives, les détails des chapiteaux, les ornements, tout est original. On peut, au contraire, parcourir l’Europe aujourd’hui, et depuis Cadix jusqu’à Pétersbourg, tout ce qui se fait en architecture a l’air de sortir du même atelier. Nos architectes n’ont qu’un procédé, c’est de revenir toujours à la pureté primitive de l’art grec. Je ne parle pas des plus fous, qui font la même chose pour le gothique ; ces puristes s’aperçoivent tous les trente ans que leurs devanciers immédiats se sont trompés dans l’appréciation de cette exquise imitation de l’Antique. Ainsi Percier et Fontaine ont cru dans leur temps l’avoir fixé pour jamais. Ce style, dont nous voyons les restes dans quelques pendules faites il y a quarante ans, paraît aujourd’hui ce qu’il est véritablement, c’est-à-dire sec, mesquin, sans aucune des qualités de l’Antique.

Nos modernes ont trouvé la recette de ces dernières dans les monuments d’Athènes. Ils se croyaient les premiers qui les aient regardés ; en conséquence, le Parthénon devient responsable de toutes leurs folies. Quand j’ai été à Bordeaux, il y a cinq ans, j’ai trouvé le Parthénon partout : casernes, églises, fontaines, tout en tient. La sculpture de Phidias obtient le même honneur auprès des peintres. Ne leur parlez même pas de l’antique romain ou du grec d’avant ou d’après Phidias.

J’ai vu, parmi les dessins faits en Perse, un entablement complet, chapiteaux, frise, corniche, etc., entièrement dans les proportions grecques, mais avec des ornements qui le renouvellent complètement, et qui sont d’invention.

— Dans la journée, j’avais été chez Pleyel, me réunir à ces messieurs pour finir l’affaire de Clésinger.

— Se rappeler dans les dessins persans ces immenses portails à des édifices qui sont plus petits qu’eux ; cela ressemble à une grande décoration d’opéra dressée devant le bâtiment. Je n’en sache pas d’exemple nulle part.

16 mars. — Mme Cavé est venue et m’a lu quelques chapitres de son ouvrage sur le dessin. C’est charmant d’invention et de simplicité… Je l’ai revue avec plaisir et j’ai causé de même.

Le soir chez Chabrier avec Mme de Forget. Je me suis ennuyé.

Dimanche 17 mars. — Union musicale. Concert : Symphonie d’Haydn, admirable d’un bout à l’autre. Chef-d’œuvre d’ordre et de grâce ; Concerto pour le piano de Mozart, autant ; Chœur Que de grâces, de Glück, suivi d’un petit air de ballet ridicule, qu’on aurait dû laisser dans l’oubli, par respect pour sa mémoire.

Vendredi, 19 mars. — Soirée de musique chez le Président. Causé là avec Fortoul[493], qui est fort aimable pour moi. Je m’y suis enrhumé. C’est le souvenir le plus saillant de la soirée. — Thiers y est venu. Cela a fait une certaine sensation.

Jeudi 21 mars. — Toute la journée chez moi, occupé de mes esquisses pour la Préfecture.

Tous les jours derniers, occupé de la composition du plafond du Louvre[494]. Je m’étais d’abord arrêté pour les Chevaux du soleil dételés par les nymphes de la mer. J’en suis revenu jusqu’à présent à Python.

Vendredi 22 mars. — Lettre de Voltaire, dans laquelle il s’écrie à propos du Père de famille de Diderot, que tout s’en va, tout dégénère ; il compare son siècle à celui de Louis XIV.

Il a raison. Les genres se confondent ; la miniature, le genre succèdent aux genres tranchés, aux grands effets et à la simplicité. J’ajoute : Voltaire se plaint déjà du mauvais goût, et il touche pour ainsi dire au grand siècle ; sous plus d’un rapport, il est digne de lui appartenir. Cependant le goût de la simplicité, qui n’est autre chose que le beau, a disparu !…

— Comment les philosophes modernes qui ont écrit tant de belles choses sur le développement graduel de l’humanité, accordent-ils, dans leur système, cette décadence des ouvrages de l’esprit avec le progrès des institutions politiques ? Sans examiner si ce dernier progrès est un bien aussi réel que nous le supposons, il est incontestable que la dignité humaine a été relevée, au moins dans les lois écrites ; mais est-ce la première fois que des hommes se sont aperçus qu’ils n’étaient pas tout à fait des brutes et ne se sont pas laissé gouverner en conséquence ? Ce prétendu progrès moderne dans l’ordre politique n’est donc qu’une évolution, un accident de ce moment précis. Nous pouvons demain embrasser le despotisme avec la fureur que nous avons mise à nous rendre indépendants de tout frein.

Ce que je veux dire ici, c’est que, contrairement à ces idées baroques de progrès continu que Saint-Simon et autres ont mises à la mode, l’humanité va au hasard, quoi qu’on ait pu dire. La perfection est ici quand la barbarie est là. Fourier ne fait pas au genre humain l’honneur de le trouver adulte. Nous ne sommes encore que de grands enfants ; du temps d’Auguste et de Périclès, nous étions dans les langes ; nous avons balbutié à peine sous Louis XIV avec Racine et Molière. L’Inde, l’Égypte, Ninive et Babylone, la Grèce et Rome, tout cela a existé sous le soleil, a porté les fruits de la civilisation à un point dont l’imagination des modernes se fait à peine une idée, et tout cela a péri, sans laisser presque de traces ; mais ce peu qui est resté pourtant est tout notre héritage ; nous devons à ces civilisations antiques nos arts, dans lesquels nous ne les égalerons jamais, le peu d’idées justes que nous avons sur toutes choses, le petit nombre de principes certains qui nous gouvernent encore dans les sciences, dans l’art de guérir, dans l’art de gouverner, d’édifier, de penser enfin. Ils sont nos maîtres, et toutes les découvertes dues au hasard, qui nous ont donné de la supériorité dans quelques parties des sciences, n’ont pu nous faire dépasser le niveau de supériorité morale, de dignité, de grandeur qui élève les anciens au-dessus de la portée ordinaire de l’humanité. Voilà ce que n’a pas vu Fourier avec son association, son harmonie, ses petits pâtés et ses femmes complaisantes.

Mercredi 27 mars. — Beau ton de cheveux châtain clair dans la Desdémone : frottis de bitume, sur fonds assez clairs. Clairs : terre verte brûlée et blanc.

Demi-teinte de la chair du saint Sébastien : bitume, blanc, laque terre verte, un peu de jaune brillant ; clairs, jaune brillant, blanc, laque. Un peu de bitume, suivant le besoin.

Dimanche 31 mars. — Énée va tuer Hélène, qui se cache dans le temple de Vesta. Vénus vient l’arrêter.

— Les Harpies troublent le repos des Troyens.

— Villot venu me voir ce matin : tous ces jours-ci je reste chez moi, grâce à mon affreux rhume qui ne se guérit pas.

Ce soir cependant dîné chez Pierret ; son fils va partir.

Mercredi 3 avril. — Séance pour juger le concours de restauration Séance dans la galerie d’Apollon, en présence de mon plafond. Revenu très fatigué.

J’aurai des difficultés dans l’atelier qu’on me donne au Louvre.

Samedi 6 avril. — Travaillé beaucoup ces jours-ci à la composition du plafond. Un de ces jours, j’ai été trop longtemps et me suis fatigué.

Lundi 8 avril. — Je devais aller assister tantôt à la séance de jugement des restaurateurs de tableaux ; j’ai été obligé de me recoucher le matin et ai été très souffrant toute la journée.

J’ai fait venir le docteur. Au demeurant, c’était un état passager ; je n’ai eu à le consulter que sur mon rhume. J’ai causé avec lui des affaires du temps, puis de sa profession.

Le pauvre homme n’a pas un moment de relâche. En comparant sa vie à la mienne, je me suis applaudi de mon lot… Les cours, l’hôpital, les examens lui prennent tout le temps qu’il ne donne pas à ses malades, aux opérations, etc. Aussi me dit-il qu’il se sent très souvent très lourd et très fatigué. Dupuytren est mort sous le faix et dans un âge peu avancé. C’est le sort presque immanquable de tous ses confrères, qui prennent à cœur leur profession.

Vraiment, je devrais réfléchir à tout cela, quand je me trouve à plaindre.

Samedi 20 avril. — Concert de Delsarte[495] et Darcier[496] : Anciens Noëls ou Cantiques chantés en chœur pour se conformer à cette passion du gothique, sans la satisfaction de laquelle les Parisiens ne peuvent trouver aujourd’hui de plaisir à rien.

Ce Darcier ne manque pas d’une certaine verve, et est doué d’une belle voix ; mais les refrains vulgaires et cette musique de mauvais goût faisaient un effet désolant auprès des morceaux de Delsarte.

Un malheureux enfant de chœur a psalmodié, sans une étincelle de sentiment, quelques complaintes gothiques, accompagné par une espèce d’orgue qui ne marquait aucune nuance et l’écrasait complètement.

Mme Kalerji était devant moi et auprès de M. J… et M. Piscatory[497].

Il a fallu livrer bataille, en sortant, pour avoir ma redingote, et j’y ai sans doute repris une seconde édition de mon rhume.

Dimanche 21 avril. — Fatigué de la séance d’hier soir.

— Travaillé quelque peu à la composition du plafond et resté chez moi le soir.

— M. Lafont[498] venu dans la journée ; il me plaît beaucoup. Je l’ai entrepris sur la peinture religieuse et monumentale, comme l’entendent les modernes. La mode a un empire incroyable sur les meilleurs esprits.

Lundi 22 avril. — Enterrement de M. Meneval. Isabey, à côté de qui j’étais, me disait qu’il était contraire à l’architecture colorée. On y trouve à chaque instant des tons qui enfoncent ce qui devrait être saillant, et réciproquement. Les ombres produites parles saillies dessinent suffisamment les ornements. Tout cela se disait pendant la cérémonie, en face des peintures et de l’architecture de Notre-Dame de Lorette, où l’on ne voit que des contresens, il faudrait dire des contre-bon sens.

Il critique également avec raison les fonds d’or pour la peinture. Ils détruisent toute saillie dans les figures et désaccordent tout effet de peinture, en venant au-devant de tout, et en privant le tableau de fonds destinés à faire tout valoir. Revenu de l’église par une pluie affreuse.

Champrosay. — Vendredi 26 avril. — Parti pour Champrosay à onze heures et demie. Ravi de m’y retrouver. La sensation la plus délicieuse est celle de l’entière liberté dont j’y jouis. Là, les ennuyeux ne peuvent venir m’y trouver, quoique cela me soit arrivé, tant ils sont difficiles à éviter.

Le jardin était très en ordre, et tout s’est bien passé.

Samedi 27 avril. — Je dors le soir outrageusement, et même dans la journée. L’écueil de la campagne, pour un homme qui craint de lire beaucoup, c’est l’ennui et une certaine tristesse que le spectacle de la nature inspire.

Je ne sens pas tout cela quand je travaille ; mais cette fois, j’ai résolu de ne rien faire absolument pour me reposer du travail un peu abstrait de la composition de mon plafond.

Dimanche 28 avril. — Le matin, grande promenade dans la forêt de Sénart.

Entré par la ruelle du marquis, revu les inscriptions amoureuses de la muraille de son parc ; chaque année la pluie, l’effet du temps en emporte quelque chose ; à présent elles sont presque illisibles. Je ne puis m’empêcher toutes les fois que je passe là, et j’y passe souvent exprès, d’être ému des regrets et de la tendresse de ce pauvre amoureux ! Il a l’air bien pénétré de l’éternité de son sentiment pour sa Célestine. Dieu sait ce qu’elle est devenue, aussi bien que ses amours ! Mais qui est-ce qui n’a pas connu cette jeune exaltation, le temps où l’on n’a pas un instant de repos, et où l’on jouit de ses tourments ?

J’ai été jusqu’à l’endroit des grenouilles et revenu par le petit chemin le long de la colline.

J’ai été avec la servante cueillir dans la journée des fleurs dans le champ de Candas.

Lundi 29 avril. — Je ne sais pourquoi il m’est venu la fantaisie d’écrire sur le bonheur. C’est un de ces sujets sur lesquels on peut écrire tout ce qu’on veut.

— Je me suis promené le matin dans le jardin abandonné et livré à la nature des pauvres gendarmes ; leurs petits carrés de choux si bien alignés, leurs treilles, leurs arbres fruitiers, source de consolation et d’un petit produit sensible dans leur misère, sont presque effacés, ruinés par les allants et venants, par le vent, par les accidents de toutes parts ; le vent fait battre les contrevents des fenêtres et achève de briser les vitres. Cela va devenir un repaire d’oiseaux et de créatures sauvages.

Sur le tantôt, promené avec Jenny vers le petit sentier de la colline où j’ai été lire.

Mardi 30 avril. — Sorti vers neuf heures. Pris la ruelle du marquis et marché jusqu’à l’ermitage. En face de l’ermitage, immense abatis ; tous les ans j’éprouve ce crève-cœur de voir une partie de la forêt à bas, et c’est toujours la plus belle, c’est-à-dire la plus fournie ou la plus ancienne. Il y avait un petit sentier couvert charmant.

Pris à droite jusqu’au chêne Prieur. J’ai vu là, le long du chemin, une procession de fourmis que je défie les naturalistes de m’expliquer. Toute la tribu semblait défiler en ordre comme pour émigrer ; un petit nombre de ces ouvrières remontait le courant en sens contraire. Où allaient-elles ? Nous sommes enfermés pêle-mêle, animaux, hommes, végétaux, dans cette immense boîte qu’on appelle l’Univers. Nous avons la prétention de lire dans les astres, de conjecturer sur l’avenir et sur le passé qui sont hors de notre vue, et nous ne pouvons comprendre un mot de ce qui est sous nos yeux. Tous ces êtres sont séparés à jamais, et indéchiffrables les uns pour les autres.

Mercredi 1er mai. — Sur la réflexion et l’imagination données à l’homme. Funestes présents.

Il est évident que la nature se soucie très peu que l’homme ait de l’esprit ou non. Le vrai homme est le sauvage ; il s’accorde avec la nature comme elle est. Sitôt que l’homme aiguise son intelligence, augmente ses idées et la manière de les exprimer, acquiert des besoins, la nature le contrarie en tout. Il faut qu’il se mette à lui faire violence continuellement ; elle, de son côté, ne demeure pas en reste. S’il suspend un moment le travail qu’il s’est imposé, elle reprend ses droits, elle envahit, elle mine, elle détruit ou défigure son ouvrage ; il semble qu’elle porte impatiemment les chefs-d’œuvre de l’imagination et de la main de l’homme. Qu’importent à la marche des saisons, au cours des astres, des fleuves et des vents, le Parthénon, Saint-Pierre de Rome, et tant de miracles de l’art ? Un tremblement de terre, la lave d’un volcan vont en faire justice… Les oiseaux nicheront dans ces ruines ; les bêtes sauvages iront tirer les os des fondateurs de leurs tombeaux entrouverts. Mais l’homme lui-même, quand il s’abandonne à l’instinct sauvage qui est le fond même de sa nature, ne conspire-t-il pas avec les éléments pour détruire les beaux ouvrages ? La barbarie ne vient-elle pas presque périodiquement, et semblable à la Furie qui attend Sisyphe roulant sa pierre au haut de la montagne, pour renverser et confondre, pour faire la nuit après une trop vive lumière ? Et ce je ne sais quoi qui a donné à l’homme une intelligence supérieure à celle des bêtes, ne semble-t-il pas prendre plaisir à le punir de cette intelligence même ?

Funeste présent, ai-je dit ? Sans doute, au milieu de cette conspiration universelle contre les fruits de l’invention du génie, de l’esprit de combinaison, l’homme a-t-il au moins la consolation de s’admirer grandement lui-même de sa constance ou de jouir beaucoup et longtemps de ces fruits variés émanés de lui ? Le contraire est le plus commun. Non seulement le plus grand par le talent, par l’audace, par la constance, est ordinairement le plus persécuté, mais il est lui-même fatigué et tourmenté de ce fardeau du talent et de l’imagination. Il est aussi ingénieux à se tourmenter qu’à éclairer les autres. Presque tous les grands hommes ont eu une vie plus traversée, plus misérable que celle des autres hommes.

A quoi bon alors tout cet esprit et tous ces soins ? Le vivre suivant la nature veut-il dire qu’il faut vivre dans la crasse, passer les rivières à la nage, faute de ponts et de bateaux, vivre de glands dans les forêts, ou poursuivre à coups de flèches les cerfs et les buffles, pour conserver une chétive vie cent fois plus inutile que celle des chênes qui servent du moins à nourrir et à abriter des créatures ? Rousseau est donc de cet avis, quand il proscrit les arts et les sciences, sous le prétexte de leurs abus. Tout est-il donc piège, condition d’infortune ou signe de corruption dans ce qui vient de l’intelligence de l’homme ? Que ne reproche-t-il au sauvage d’orner et d’enluminer à sa manière son arc grossier ?… de parer de plumes d’oiseaux le tablier dont il cache sa chétive nudité ? Et pourquoi la cacher au soleil et à ses semblables ? N’est-ce pas encore là un sentiment trop relevé pour cette brute, pour cette machine à vivre, à digérer, à dormir ?

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Extrait ajouté par partemps 2020-03-23T23:55:15+01:00

L’après-midi, j’ai été à la forêt, par l’entrée du maquis : je n’avais pas vu ce côté depuis l’année dernière. Je me suis mis en tête de faire un bouquet de fleurs des champs que j’ai formé à travers les halliers, au grand détriment de mes doigts et de mes habits écorchés par les épines ; cette promenade m’a paru délicieuse. La chaleur, qui avait été étouffante et orageuse dans la matinée, était d’une autre nature, et le soleil donnait à tout une gaieté que je ne trouvais pas autrefois au soleil couchant… Je suis, en vieillissant, moins susceptible des impressions plus que mélancoliques que me donnait l’aspect de la nature ; je m’en félicitais tout en cheminant. Quai-je donc perdu avec la jeunesse ?… Quelques illusions qui me remplissaient à la vérité et passagèrement d’un bonheur assez vif, mais qui étaient cause, par cela même, d’une amertume proportionnée.

En vieillissant, il faut bien s’apercevoir qu’il y a un masque sur presque toutes choses, mais on s’indigne moins contre cette apparence menteuse, et on s’accoutume à se contenter de ce qui se voit.

Lundi 9 juillet. — Chez Piron, pour M. Duriez[453] : je le trouve on ne peut plus aimable. Il me retient à dîner pour le soir avant mon retour à Champrosay.

Samedi 14 juillet. — Travaillé à l’Ugolin et fait le soir la vue de ma fenêtre[454].

Dimanche 15 juillet. — J’écris à Peisse[455], à propos de son article du 8. Lundi 23 juillet. — Je dînais chez Mme de Forget avec Cavé, sa femme, etc.

Le soir, M. Meneval[456] me parlait de l’affreuse conduite des généraux et maréchaux de l’Empereur, à Arcis-sur-Seine ou sur Aube. M. F…, logeant dans une autre maison que celle de l’Empereur, et traversant une place pour se rendre près de lui, trouva un groupe de généraux, parmi lesquels le maréchal Ney, qui délibéraient entre eux s’ils ne feraient pas subir à leur bienfaiteur le sort de Romulus : le tuer, l’enterrer là, leur semblait un moyen comme un autre de se débarrasser et d’aller jouir dans leur hôtel ; c’était, disaient-ils, le fléau de la France, etc. L’Empereur, à qui M. F… raconta la chose avec l’émotion concevable, se contenta de dire qu’ils étaient fous.

Le maréchal Ney fut le plus inconvenant vis-à-vis de lui, après la bataille de la Moskowa,… se plaignant qu’en ménageant la garde, il l’avait privée des fruits d’une victoire plus complète. Ce fut encore lui le plus cruel à Fontainebleau ; il alla jusqu’à menacer l’Empereur de lui faire un mauvais parti, s’il n’abdiquait pas.

Dans le cours de la campagne de Russie, dans un village où l’Empereur, étant logé à l’étroit, n’avait pu avoir près de lui le prince Berthier, M. Meneval, ayant été le trouver pour les affaires de l’armée, le trouva la tête dans les mains, la figure couverte de larmes ; il lui demanda la cause de son chagrin. Berthier ne craignit pas de lui dire combien il était affreux de se voir contrarié sans fin dans ses entreprises : « A quoi sert, disait-il, d’avoir des richesses, des hôtels, des terres, s’il faut sans cesse faire la guerre et compromettre tout cela ? »

Napoléon n’opposait que la patience à leurs plaintes et à leurs reproches souvent odieux ; il les aimait, malgré leur ingratitude, et comme de vieux compagnons.

Avant les dernières années, me disait M. Meneval, personne n’avait osé se permettre une observation devant un ordre de lui… La confiance l’avait en partie abandonné, mais point du tout la sûreté et la fermeté de son génie, comme la campagne de France l’a si bien prouvé. Si à Waterloo, à la fin de la bataille, il eût eu sous la main cette réserve de la garde qu’il refusa d’engager à la Moskowa, il eût encore gagné la bataille, malgré l’arrivée des Prussiens.

Je demandai à M. Meneval s’il n’avait pas été tout à fait indisposé à la Moskowa, suivant l’opinion accréditée généralement. Il fut effectivement souffrant et atteint, surtout après la bataille, d’une telle extinction de voix qu’il lui fut impossible de donner un ordre verbal. Il était obligé de griffonner ses ordres sur des chiffons de papier ; cependant il avait toute sa tête. Mais après la bataille de Dresde, l’indisposition subite dont il fut saisi paralysa toutes les opérations, entraînant la défaite de Vandamme, etc.

Pendant le consulat, il était fort souffrant de la gale rentrée qu’il avait contractée au siège de Toulon. Il s’appuyait contre sa table, se pressant le côté avec les mains dans des crises de souffrances violentes. Sa pâleur, sa maigreur, à cette époque, expliquent cet état maladif. Corvisart le débarrassa, au moins en apparence, de son mal, mais il est probable que le mal dont il mourut doit sa cause première à cette cruelle maladie.

Paris. — Samedi 11 août. — J’ai passé plus d’un mois à Paris. Je n’ai pas, je crois, noté l’époque de mon retour de la campagne, le samedi, probablement.

J’ai dîné chez Chabrier. Je voulais lui parler de l’affaire de Villot et de la commission dont Chabrier fait partie pour juger le règlement futur du Musée et les attributions des conservateurs. Je lui ai remis la note de Villot.

Vers neuf heures et demie, pris une calèche et été chez Villot. Je n’ai trouvé que sa femme. Elle était encore sur sa chaise longue à travailler. Elle était fort bien ainsi, tout en blanc, avec des fleurs charmantes sur le petit guéridon. J’ai attendu Villot jusqu’à onze heures.

Samedi 18 août. — Retourné le soir chez Chabrier pour avoir la réponse de la note. Il m’en a parlé comme un homme qui avait étudié la chose. Le directeur du Musée avec lequel il s’est trouvé à la commission l’avait captivé jusqu’à un certain point.

Retourné achever la soirée chez Villot, j’ai vu là le joli nécessaire, etc.

Charnprosay. — Samedi 25 août. — Revenu de Paris par le chemin de fer de cinq heures. F… était dans la voiture en petite veste pour aller dîner chez M. V…

Villot était dans le même convoi. Remonté avec lui à Charnprosay. Il a voulu que je vinsse le voir le soir, mais j’étais fatigué.

Dimanche 26 août. — Longue séance avec Villot chez moi. Il me parle des baigneurs installés chez lui. Je dîne effectivement avec tout ce monde-là. Le soir ils partent tous. Nous allons les conduire au chemin de fer, ainsi que M. B…, qui en était.

Mercredi 29 août. — Il y a quelques jours à peine que je suis revenu du long séjour que j’ai fait à Paris. J’ai été en bateau avec Mme Villot et son fils, qui ont tous deux la fureur des bains. Dîné avec elle et passé agréablement la soirée.

Vendredi 31 août. — J’ai reçu avant-hier du bon N… une invitation pour aller passer deux ou trois jours à Écoublay, et lui ai répondu.

Je dînais ces jours avec M. Villot et M. Bontemps ; ce dernier m’a appris la mort de Mme de Mirbel[457]. J’ai été très affecté de ce malheur.

Le soir, après dîner, resté au clair de lune dans le jardin. M. Bontemps nous a fort divertis par des chansons et coq-à-l’âne de toute espèce. Partie de loto avant de se séparer.

Samedi 1er septembre. — Parti à huit heures moins un quart avec Jenny ; courses diverses avant d’arriver à la maison. Le temps était assommant ; je n’en pouvais plus, et, ce qu’il y a de singulier, les pressentiments de tristesse que je sentais avaient moi-même pour objet.

Parti à deux heures et demie par l’affreuse diligence de Fontenay. Confusion incroyable : foule de chasseurs et de chiens.

3 septembre. — La lettre de l’architecte Baltard[458] qui m’apprend la nécessité de changer mes sujets pour Saint-Sulpice.

Champrosay. — Samedi 15 septembre. — Dîné avec M. Villot.

Soirée insipide ; jetais mal disposé et me suis retiré plus tôt.

Je ne vaux pas grand’chose ce soir ; le dîner est une affaire. Je déjeune si peu que l’appétit m’entraîne le soir, et que je suis plus disposé au sommeil qu’à la conversation.

Dimanche 16 septembre. — Bonne journée. Composé et ébauché le matin la Femme qui se peigne et Michel-Ange dans son atelier[459].

Promenade charmante dans la forêt, par un petit sentier tout à fait nouveau, derrière le terrain de Lamouroux, en allant vers la gauche, le chêne d’Antin à droite.

Vu la fourmilière, sur laquelle je me suis amusé à écrire dans mon calepin.

Le soir chez M. Quantinet. Sonates de Beethoven, avec violon. Il avait été question de dîner chez eux avec Chenavard et Dupré ; ces messieurs n’ont pu venir.

Lundi 17 septembre. — Je me lève toujours avec un malentrain incroyable. — Hier, où j’ai tant travaillé, c’était de même… Je me suis remis : j’ai retouché l’ébauche en grisaille de la Femme qui se peigne, et puis dessiné et ébauché entièrement en peu de temps l’Arabe qui grimpe sur des roches pour surprendre un lion[460].

28 septembre. — J’étais mal disposé ; j’ai été chercher la grosse Bible ; pensé beaucoup de sujets.

Le soir, resté chez moi et dormi.

Mardi 2 octobre (SS. Anges gardiens). — C’est aujourd’hui que j’ai arrêté avec le curé et son vicaire, M. Goujon, que je ferais les Saints Anges, et je m’aperçois, en écrivant ceci, que c’est le jour même de leur fête que j’ai pris ce parti.

Rouen. — Jeudi 3 octobre. — Le retard que j’ai mis à mon départ qui devait avoir lieu hier est cause que j’ai manqué à Rouen l’occasion de voir mon tableau de Trajan[461]. Quand je suis arrivé au Musée, il était depuis le matin seulement couvert à moitié par des charpentes élevées pour l’exposition des peintres normands… Si j’avais persévéré dans mes projets, je l’aurais vu à mon aise.

Je ne me rappelle pas qu’un de mes tableaux, vu dans une galerie longtemps après l’avoir oublié, m’ait fait autant de plaisir. Malheureusement une des parties les plus intéressantes, la plus intéressante peut-être, était cachée, c’est-à-dire la femme aux genoux de l’Empereur… Ce que j’ai pu en voir m’a paru d’une vigueur et d’une profondeur qui éteignaient sans exception tout ce qui était alentour. Chose singulière ! le tableau paraît brillant, quoiqu’en général le ton soit sombre.

— Parti à huit heures au lieu de sept ; j’ai fort pesté de n’avoir retardé mon départ que pour ne pas partir à sept heures et d’arriver sottement, pour ne pas m’être informé, une heure plus tôt qu’il ne fallait. Du reste, placé comme je désirais, la route m’a semblé charmante. La forêt de Saint-Germain, à partir de Maisons, occupe les deux côtés de la route. Il y a là des clairières, des allées couvertes, etc., dont l’aspect est délicieux.

Arrivé à Rouen à midi et demi. Ces tunnels sont bien dangereux. Je passe sur l’immense danger ; ils ont encore l’ennui de couper la route sottement. Déjeuné fort bien à l’Hôtel de France, où je me suis trouvé avec plaisir, en pensant au premier voyage que j’ai fait dans ce pays.

Vers trois heures au Musée ; j’ai eu le désappointement dont je viens de parler. J’ai remarqué pour la première fois deux ou trois tableaux de Lucas de Leyde, ou dans son genre, qui m’ont charmé. Grande délicatesse dans l’expression des détails qui rendent le tempérament, la finesse de la peau et des cheveux, la grâce des mains, etc. La peinture traitée largement ne peut donner ce genre d’impressions. — Berger, au-dessus de ces tableaux. — Admiré les Bergers de Rubens. Il y a à côté un tableau de H…, qui représente le Christ devant Pilate ; je l’avais précédemment admiré, à cause de la naïveté et de la vérité de l’aspect… A côté des bergers de Rubens, il redescend jusqu’à n’être que des portraits de modèles.

A Saint-Ouen ensuite. Ce lieu m’a toujours donné une sublime impression ; je ne compare aucune église à celle-là.

Rentré fatigué et peu dispos. Dîné tard et peu. Ressorti pour une seconde. Trempé par la pluie qui est continuelle dans le pays, je suis rentré vers dix heures.

Samedi 6 octobre. — Ce jour, sorti tard.

Vu la cathédrale, qui est à cent lieues de produire l’effet de Saint-Ouen ; j’entends à l’intérieur, car extérieurement, et de tous côtés, elle est admirable. La façade : entassement magnifique, irrégularité qui plaît, etc… Le portail des libraires aussi beau.

Ce qui m’a le plus touché, ce sont les deux tombeaux de la chapelle du fond, mais surtout celui de M. de Brézé. Tout en est admirable, et en première ligne la statue. Les mérites de l’Antique s’y trouvent réunis au je ne sais quoi moderne, à la grâce de la Renaissance : les clavicules, les bras, les jambes, les pieds, tout cela d’un style et d’une exécution au-dessus de tout. L’autre tombeau me plaît beaucoup, mais l’exécution a quelque chose de singulier ; peut-être est-ce l’effet de ces deux figures posées là comme au hasard. Celle du cardinal, en particulier, est de la plus grande beauté, et d’un style qu’on ne peut comparer qu’aux plus belles choses de Raphaël… : la draperie, la tête, etc.

A Saint-Maclou ; vitraux superbes, portes sculptées, etc. ; le devant sur la rue a gagné à être dégagé. On a fait là depuis quelques années une nouvelle rue à la moderne qui va jusqu’au port.

Rentré d’assez bonne heure, après avoir été à Saint-Patrice, dont les vitraux sont beaux, mais m’ont ému faiblement. (Se rappeler l’allégorie de la Chute de l’homme et de la femme; le démon à côté, ensuite la Mort qui apprête son dard, et enfin le Péché, sous les traits d’une femme couverte de parures, mais les yeux fermés et liée d’une chaîne.)

Dîné à trois heures ; parti à quatre heures et demie. Cette route faite le soir par un temps riant et charmant… Dérangé par les caquetages d’un jeune avocat, insolent comme tous les jeunes gens, et de son client, bavard insupportable.

A Yvetot, désappointement. Pris un cabriolet ; arrivé tard. La grande allée du château a disparu J’ai éprouvé là l’émotion la plus vive du retour dans un endroit aimé[462]. Mais tout est défiguré… le chemin est changé, etc.

Le lendemain dimanche 7, visité le jardin tout mouillé. Je n’ai pas été trop désappointé. Les arbres ont grandi dans une proportion extraordinaire et donnent à l’aspect quelque chose de plus triste qu’autrefois, mais dans certaines parties un caractère presque sublime. La montagne à gauche vue d’en bas, avant d’arriver aux petites cascades ; les arbres verts entourés de lierre vers le pont. Malheureusement le lierre qui les embrasse et fait un bel effet, les dévore et les fera périr avant peu.

Après déjeuner, visité avec Bornot et Gaultron la chapelle[463]. Le temps est mauvais et nous tient enfermés.

Avant dîner, j’étais souffrant. Je ne suis pas très bien depuis mon arrivée à Rouen. Nous sommes sortis malgré la pluie et avons grimpé la côte d’Angerville… Ces routes sont devenues superbes.

Le lendemain, journée de pluie tellement continue, qu’il ne m’a pas été possible de mettre le pied dehors. Quelques personnes à dîner : le curé, personnage grassouillet, qui sourit à chaque instant avec un petit sifflement entre les dents et qui ne dit mot ; la directrice des postes, personne aimable, et la bonne madame d’Argent. Joué au billard, etc.

Mardi 9 octobre. — Par quelle triste fatalité l’homme ne peut-il jamais jouir à la fois de toutes les facultés de sa nature, de toutes les perfections dont elle n’est susceptible qu’à des âges différents ? Les réflexions que j’écris ici m’ont été suggérées par cette parole de Montesquieu, que je trouvai ici ces jours-ci, à savoir qu’au moment où l’esprit de l’homme a atteint sa maturité, son corps s’affaiblit.

Je pensais à propos de cela qu’une certaine vivacité d’impression, qui tient plus à la sensibilité physique, diminue avec l’âge. Je n’ai pas éprouvé, en arrivant ici, et surtout en y vivant quelques jours, ces mouvements de joie ou de tristesse dont ce lieu me remplissait, mouvements dont le souvenir m’était si doux… Je le quitterai probablement sans éprouver ce regret que j’avais autrefois. Quant à mon esprit, il a, bien autrement qu’à l’époque dont je parle, la sûreté, la faculté de combiner, d’exprimer ; l’intelligence a grandi, mais l’âme a perdu son élasticité et son irritabilité. Pourquoi l’homme, après tout, ne subirait-il pas le sort commun des êtres ? Quand nous cueillons le fruit délicieux, aurions-nous la prétention de respirer en même temps le parfum de la fleur ? Il a fallu cette délicatesse exquise de la sensibilité au jeune âge pour amener cette sûreté, cette maturité de l’esprit. Peut-être les très grands hommes, et je le crois tout à fait, sont-ils ceux qui ont conservé, à l’âge où l’intelligence a toute sa force, une partie de cette impétuosité dans les impressions,… qui est le caractère de la jeunesse ?

Passé la matinée à lire Montesquieu.

— A Fécamp, vers deux heures ; la mer était magnifique. Beaux aspects de la vallée. Après dîner, discussion politique.

— Je comparais ces jours-ci les peintures qui sont dans le salon du cousin. Je me suis rendu compte de ce qui sépare une peinture qui n’est que naïve, de celle qui a un caractère propre à la faire durer. En un mot, je me suis souvent pris à me demander pourquoi l’extrême facilité, la hardiesse de touche, ne me choquent pas dans Rubens, et qu’elles ne sont que de la pratique haïssable dans les Vanloo… j’entends ceux de ce temps-ci comme ceux de l’autre. Au fond, je sens bien que cette facilité dans le grand maître n’est pas la qualité principale ; qu’elle n’est que le moyen et non le but, ce qui est le contraire dans les médiocres… J’ai été confirmé avec plaisir dans cette opinion, en comparant le portrait de ma vieille tante[464] avec ceux de l’oncle Riesener. Il y a déjà, dans cet ouvrage d’un commençant, une sûreté et une intelligence de l’essentiel, même une touche pour rendre tout cela qui frappait Gaultron lui-même. Je n’attache d’importance à ceci que parce que cela me rassure… Une main vigoureuse, disait-il, etc.

— Le temps est tout à fait beau : nous avons été à Saint-Pierre[465], à travers la vallée.

Revu, en y allant, Angerville, où je suis venu, il y a tant d’années, avec ma bonne mère, ma sœur, mon neveu, le cousin,… tous disparus ! Cette petite maison est toujours là, comme la mer que l’on voit de là, et qui y sera encore à son tour, quand la maison aura disparu.

Nous sommes descendus à la mer par un chemin à droite, que je ne connaissais pas ; c’est la plus belle pelouse en pente douce que l’on puisse imaginer. L’étendue de mer que l’œil embrasse de la hauteur est des plus considérables. Cette grande ligne bleue, verte, rose, de cette couleur indéfinissable qui est celle de la vaste mer, me transporte toujours. Le bruit intermittent qui arrive déjà de loin et l’odeur saline enivrent véritablement.

— Je m’aperçois que mes belles réflexions des pages précédentes m’ont empêché de noter, je ne sais plus quel jour, notre première course à Fécamp, par un temps tout différent… La mer était forte et se brisait admirablement contre la jetée… Nous avons vu sortir deux petits bâtiments.

Aujourd’hui elle est, au contraire, très calme, et je l’adore ainsi, avec le soleil, qui semait d’étincelles et de diamants le côté d’où il venait, et donnait de la gaieté à cette nappe majestueuse.

Nous avons visité la maison du curé, qui a appartenu au bon M. Hébert. Décidément c’est un peu triste ; un solitaire surtout finirait par s’y changer en pierre.

On démolit l’ancienne église du lieu, qui est charmante, pour en faire une neuve. Nous avons été indignés.

Mercredi 10 octobre. — Le lendemain à Cany.

Quelques futaies ont disparu le long de la route, mais elles ne font pas encore de tort à la vue qu’on a du château. Ce lieu enchanteur ne m’avait jamais fait autant de plaisir… Se rappeler ces masses d’arbres, ces allées ou plutôt ces percées qui, se continuant sur la montagne avec les allées qui sont en bas, produisent l’effet d’arbres entassés les uns sur les autres.

Le parc est plein de magnifiques arbres, dont les branches touchent à terre, entre autres le plateau qui est à droite en venant du bout du parc. Beautés des eaux.

Revenus par Ourville. En remontant de Cany, belle vue. Tons de cobalt apparaissant dans les masses de verdure du fond et parfois doré des devants. Vu à Cany M. Foy, vieilli comme les autres.

Jeudi 11 octobre. — A Fécamp l’après-midi.

Nous allions surtout pour voir Mme Laporte[466] ; j’y suis arrivé seul, en attendant Bornot et sa femme. La pauvre dame ne voulait d’abord recevoir personne, mais en apprenant mon nom, elle ma fait venir près d’elle ; je l’ai trouvée dans ce qui était sa salle à manger sans doute, parce que cette pièce est au rez-de-chaussée et plus à portée pour les soins que son état exige, mais seule dans un petit lit, toute diminuée elle-même et dans un grand état de maigreur. Elle a éprouvé beaucoup de sensibilité en me voyant ; je lui rappelais des moments et des personnes disparus depuis longtemps, au moment où elle sent bien qu’elle va tout quitter à son tour. J’ai tenu avec plaisir sa main maigrie et ridée.

Bornot et sa femme sont survenus. Elle nous a parlé de ses maux, ce qui est tout simple, mais avec une grande liberté, plaisantant même avec cette humeur qu’elle a toujours eue. Nous l’avons quittée au bout de quelques instants. Ce spectacle m’a beaucoup touché.

Nous sommes entrés un instant dans ce salon où elle ne doit plus rentrer et où nous avons passé des moments si gais avec le bon cousin, avec Riesener, avec tous les originaux qui composaient sa société, et qui mont bien l’air de ne guère s’informer d’elle à présent.

Nous allions vers le port, au-devant de Gaultron. Nous sommes revenus sans avoir été jusqu’à la mer, ce qui a été pour moi une mystification.

Passé assez de temps à voir chez un orfèvre des pendeloques anciennes du pays, et revenu plus tard à Valmont par une pluie qui me gâte bien ce pays-ci.

Vendredi 12. — La petite Mme Duglé, fille de Zimmerman[467], est venue déjeuner avec sa sœur. Journée de pluie complète.

Samedi 13. — Matinée employée à terminer la lecture d’Arsace et Isménie[468], de Montesquieu. Tout le talent de l’auteur ne peut vaincre l’ennui de ces aventures rebattues, de ces amours, de cette constance éternelle ; la mode et, je crois aussi, un sentiment de la vérité, ont relégué ces sortes d’ouvrages dans l’oubli.

Avant déjeuner, examiné les vitraux. Se rappeler ce beau caractère raphaélesque et plus encore corrégien : le beau et simple modelé et la hardiesse de l’indication. Contours noirs très prononcés pour la distance, etc. Après déjeuner, au cimetière.

Auparavant vers Saint-Ouen, chez une pauvre fabricante de mouchoirs au métier. Pauvres gens ! on leur paye vingt francs les vingt-quatre douzaines de ces mouchoirs ; cela ne fait pas vingt sous pour chaque douzaine.

La chapelle où repose le corps de Bataille ne me plaît pas. Je regrette de n’avoir pas été consulté.

Tué le temps jusqu’à dîner. Dormi dans ma chambre, puis fait un tour de parc à la nuit tombante. Ce parc et ces arbres gigantesques ont pris un aspect qui est presque lugubre ; mais en vérité, si l’on pouvait, en peinture, rendre de pareils effets, ce serait ce que j’ai vu en paysage de plus sublime. Je ne peux rien comparer à cela… Cette forêt de colonnes formées par les sapins, le vieux noyer en montant, etc.

Le pharmacien M. Leglay, la directrice des postes, venus dîner.

Dimanche 14 octobre. — Aux Petites-Dalles avec Bornot. Gaultron, qui part demain, était resté à peindre.

Passé devant le château de Sassetot. Environs magnifiques ; la descente pour aller à la mer. Effet de ces grands bouquets de hêtres. Arrivé à la mer par une ruelle étroite ; on la découvre tout au bout du chemin.

Mer basse. J’ai été sur les rochers et ramassé deux des coquillages qu’on y trouve collés ; j’ai essayé de les manger… chair dure, sauf un je ne sais quoi de jaune qui a un goût agréable de moule.

Fait plusieurs croquis.

Lundi 15 octobre. — Accompagné Gaultron avec Bornot jusqu’à la route d’Yvetot. Revenu avec Bornot par les bois de M. Barbet, pour descendre au vivier. Grand couvert de hêtres en haut ; allées de sapins.

Traversé sur le flanc de la colline des herbages par lesquels nous sommes descendus au vivier qui est charmant et nettoyé. J’y ai vu voler des cygnes pour la première fois. Revenu mourant de faim.

Dans la journée, qui était belle, été aux Grandes-Dalles. Le même chemin jusqu’à Sassetot, seulement pris à gauche. J’ai admiré la porte de l’église sur le cimetière ; elle est évidemment un ouvrage de fantaisie et faite par un ouvrier qui avait du goût. Elle montre combien cette dernière qualité est le nerf de cet art pour lequel les livres ont des proportions toutes faites, qui n’engendrent que des ouvrages dénués de tout caractère.

— Dessiné. La mer basse encore.

— Ce jour-là et l’avant-veille, promenade le matin avant déjeuner avec Bornot, dans son bois au-dessus du parc ; jolies allées.

Mardi 16 octobre. — J’ai été seul avant déjeuner sur la route de Fécamp. J’ai voulu grimper dans le petit bois à gauche et dans les jolies prairies où sont les sapins. Arrêté par les haies et les clôtures, à chaque pas. Le peuple qui sera toujours en majorité, se trompe en croyant que les grandes propriétés n’ont pas une grande utilité ; c’est aux pauvres gens qu’elles sont utiles, et le profit qu’ils en retirent n’appauvrit pas les riches, qui les laissent profiter de petites aubaines qu’ils y trouvent.

Le laisser-aller du bon cousin faisait le bonheur des pauvres ramasseurs de fougère et de branches sèches ; les petits bourgeois enrichis s’enferment chez eux et barricadent partout les avenues. Les pauvres, privés complètement de ce côté, ne profitent même pas des droits dérisoires que leur donne l’État républicain.

Bornot me donnait, à déjeuner, le résultat de l’élection pour un député dans le canton. Sur 4,360 inscrits, à peine 1,600 ont pris part au vote. A Limpiville, personne ne se présentait ; le maire désolé a appelé les citoyens par toutes les manières. Dans d’autres communes, c’était à peu près de même, et cependant le vote a lieu le dimanche.

En revenant, déjeuné. J’ai traversé la vallée vers le moulin, qui est à cheval sur la rivière, qu’on passe sur une planche. Revu le chemin qu’on prenait si souvent derrière le lavoir ; là, les bois de B… enceints encore d’un fossé. Nouvelles réflexions analogues à celles ci-dessus. Le chemin, à partir du lavoir pour rentrer à la maison, ne passe plus le long des murs. Tout cela est refait à la Louis-Philippe.

Bornot me rappelait que c’est à ce lavoir que j’embrassais la petite femme du maçon, qui était si gentille, et qui venait de temps en temps rendre ses devoirs au vieux cousin[469].

— A Fécamp, avec toutes ces dames, chez le bijoutier, pâtissier, papetier ; acheté un carton.

Vu l’église auparavant. J’avais oublié son importance. Charmantes chapelles autour du chœur, séparées par des clôtures à jour d’un charmant goût. Tombeaux d’évêques ou abbés. Petites figures au tombeau et grand tombeau de la Vierge aux figures grandes coloriées ; les poses sont si naïves, et il y a tant de caractère, que le coloriage ne les gâte pas trop. L’une des têtes m’a paru celle du Laocoon, bien surpris de se trouver en pareil lieu et en pareille compagnie. Il y a une de ces figures qui tient un encensoir, et qui souffle dessus pour en ranimer les charbons. — Chapelle de la Vierge avec vitraux du treizième siècle, semblables à ceux de la cathédrale de Rouen. — Belle copie de l’Assomption du Poussin, à l’autel de cette chapelle. — Charmant ouvrage d’albâtre ou de marbre pour contenir le précieux sang, adossé à l’autel principal. Petites figures dans le style de Ghiberti[470]. — Les figures dont j’ai parlé sont à droite, au pied d’un grand crucifix ; à gauche, il y a un tombeau où l’on voit le Christ couché sous l’autel, à travers des treillages. — En face, copie du Fra Bartolomeo du Musée.

En allant au port, il faisait très beau temps. Les montagnes qui mènent à la mer, magnifiques et grandioses.

La mer, basse comme je ne l’ai jamais vue ici, est on ne peut plus majestueuse dans son calme et par ce beau temps.

Causé avec un pilote de la plus belle figure.

Mercredi 17 octobre. — Passé toute la journée sans sortir, malgré le beau temps. Nous nous sommes occupés des vitraux ; cela m’a fatigué. Avant de dîner, fait un tour dans le parc ; c’est un lieu enchanteur : ces arbres, ces cygnes, etc.

— J’ai pensé avec plaisir à reprendre certains sujets, surtout le Génie arrivant à l’immortalité[471]. Il serait temps de mettre entrain celui-là et le Léthé, etc.

— Le soir, vu le four à chaux : arbres éclairés vivement ; l’intérieur de la fournaise ; flammes vertes, la chaux éclatante de blancheur, avec des veines de feu incandescent.

Jeudi 18 octobre. — Dans la matinée, avant déjeuner, délicieux temps ; dessiné dans le jardin des masses d’arbres ; le soleil du matin y donne des effets charmants.

Parti vers deux heures pour Fécamp ; nous voulions aller aux fameux Trous aux chiens. Cet ignoble sobriquet, appliqué aux beaux phénomènes que j’ai vus là, dépose contre la petite dose de poésie de notre peuple et son peu d’imagination… Nous sommes arrivés trop tôt, et je suis resté longtemps sur la jetée. La mer très bonne à étudier.

Partis pour notre excursion quand la mer a été assez basse. Il est bien difficile de décrire ce que j’ai vu, et malheureusement ma mémoire sera bien peu fidèle pour se le rappeler. La mer n’étant pas d’abord assez basse, nous avons eu quelque peine à arriver jusqu’à ces piliers, qui semblent d’architecture romane, et qui soutiennent la falaise, en laissant une percée par-dessous. Ensuite deux magnifiques amphithéâtres à plusieurs rangs, les uns au-dessus des autres, dont un beaucoup plus vaste que l’autre.

Dans l’un d’eux, je crois, cette grotte profonde, qui semble la retraite d’Amphitrite. Enfin, pour conclure, la grande arche par laquelle on aperçoit un autre amphithéâtre avec ces espèces de promontoires réguliers en forme de champignons placés à côté les uns des autres, et qui sont là comme des niches d’animaux féroces dans un cirque romain.

Nous nous sommes arrêtés là, apercevant de loin quelques beautés qui nous ont paru inférieures, et qui de près, peut-être, auraient mérité notre admiration.

Le sol, sous cette arche étonnante, semblait sillonné par les roues des chars et simulait les ruines d’une ville antique. Ce sol est ce blanc calcaire dont les falaises sont presque entièrement faites. Il y a des parties sur les rocs qui sont d’un brun de terre d’ombre, des parties très vertes et quelques-unes creuses. Les pierres détachées par terre sont généralement blanches. On voit courir sous ses pieds de petites souris qui vont rejoindre la mer.

Revenus très rapidement. Le soleil était couché.

Vendredi 19 octobre. — Je lis ce matin, dans Montesquieu, une peinture à grands traits des exploits de Mithridate. La grande idée qu’il donne du caractère de ce roi diminue beaucoup dans mon esprit l’impression que m’avait laissée la pièce de Racine. Décidément ces petites histoires amoureuses mêlées à la peinture d’un pareil colosse, le réduisent à la proportion d’un homme de notre temps. Quand on songe que Mithridate était une espèce de barbare, commandant à des nations féroces, on se le figure difficilement occupé d’intrigues d’intérieur. … Au reste, il faudrait relire.

— Je recule de jour en jour l’instant de mon départ.

… Ils sont aimables pour moi, et cette molle flânerie dans un lieu que j’aime me berce, et me fait reculer le moment de reprendre mon train de vie ordinaire.

Lu le matin Montesquieu, Grandeur et décadence.

Promené dans le jardin, avant déjeuner. Après cela, en bateau avec la cousine et une partie des petites filles[472] ; j’étais fatigué de la course de la veille et aussi de la vie que je mène, et surtout de ces repas, de ces vins, etc.

Je me suis occupé l’après-midi à composer avec des fragments de vitraux la fenêtre que Bornot veut mettre à l’ouverture laissée dans la chapelle de la Vierge.

Le soir, plusieurs parties de billard avec la cousine, pendant que Bornot dessinait les vues qui nous ont frappés dans les falaises.

Samedi 20 octobre. — J’ai appris, après déjeuner, la mort du pauvre Chopin. Chose étrange, le matin, avant de me lever, j’étais frappé de cette idée. Voilà plusieurs fois que j’éprouve de ces sortes de pressentiments.

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Il faut changer… Nil in eodem statu permanet. Ce que la sagesse antique avait trouvé, avant d’avoir fait autant d’expériences, il faudra bien que nous l’acceptions et que nous le subissions. Ce qui est en train de périr chez nous se reformera sans doute ou se maintiendra ailleurs un temps plus ou moins long.

L’affreux Prophète, que son auteur croit sans doute un progrès, est l’anéantissement de l’art ; l’impérieuse nécessité où il s’est cru de faire mieux ou autre chose que ce qu’on a fait, enfin de changer, lui a fait perdre de vue les lois éternelles de goût et de logique qui régissent les arts. Les Berlioz, les Hugo, tous les réformateurs prétendus ne sont pas encore parvenus à abolir toutes les idées dont nous parlons ; mais ils ont fait croire à la possibilité de faire autre chose que vrai et raisonnable… En politique de même. On ne peut sortir de l’ornière qu’en retournant à l’enfance des sociétés, et l’état sauvage, au bout des réformes successives, est la nécessité forcée des changements.

Mozart disait : « Les passions violentes ne doivent jamais être exprimées jusqu’à provoquer le dégoût ; même dans les situations horribles, la musique ne doit jamais blesser les oreilles, ni cesser d’être de la musique. » (Revue des Deux Mondes, 15 mars 1849, p. 892.)

Mardi 8 mai. — Dîné chez Mme Kalerji avec Meyerbeer, M. de Pontois, M. de la Redorte[437], de Mézy. On était inquiet de la crise qui commençait[438].

J’ai remarqué les gros pieds et les grosses mains de Meyerbeer.

— Un de ces jours-ci, vu Mme Sand, venue du Berry pour affaires. J’ai été la voir chez Mme Viardot[439], au milieu du jour, et elle a désiré venir voir mes fleurs qui lui ont fait plaisir.

Jeudi 17 mai, Ascension. — A Passy. Vu M. de Rémusat chez M. Delessert. Parlé des affaires du temps.

M. de Vallon m’a fait promettre d’aller le voir en Limousin, si je vais aux Pyrénées.

Entré à l’église de Chaillot. Admiré la pauvreté de deux ou trois tableaux de l’École de David qui y sont, entre autres une Adoration des Rois. Le Saint Joseph est assis sans façon, les pieds pendants et dans l’attitude d’un fumeur dans une tabagie. Le peintre n’a pas senti à quel point les maîtres ont rempli ce personnage d’une sainte abnégation. Il est le principe du tableau… Je passe sur mille impertinences.

Chez Chopin, en sortant ; il allait véritablement un peu mieux. Mme Kalerji y est venue.

Retourné avec M. Herbaut.

Dimanche 20 mai. — Reçu la notification du ministre de l’intérieur et la commande de Saint-Sulpice. J’avais été quelques jours avant faire mes remerciements à Varcollier, chez lui, rue du Mont-Thabor.

Jeudi 31 mai. — Beaux sujets :

Le Christ sortant du tombeau. L’ange éblouissant de lumière ôtant la pierre, les linceuls pendent de ses pieds ; les gardes renversés. Le Christ en jardinier ; la Madeleine à ses pieds éperdue ; le tombeau dans le fond avec les saintes femmes et les disciples éplorés qui ne le voient pas.

— Moïse recevant les Tables de la loi : le peuple au bas de la montagne, les anciens à moitié chemin ; au bas, chevaux, armée, femmes, camp.

— Moïse sur la montagne, tenant les bras élevés : bataille au bas dans des gorges.

— Tour de Babel.

— Apocalypse.

— Lazare et le mauvais riche : les chiens lèchent ses plaies.

— Le héros sur un cheval ailé qui combat le monstre pour délivrer la femme nue.

Vendredi 1er juin. — Travaillé beaucoup ce matin et jours précédents pour terminer la petite Fiancée d’Abydos[440] et la Baigneuse de dos[441].

Vers trois heures au Musée, pour mettre la petite retouche à mon tableau. Vu le tableau de Cœdès[442], qui m’a fait le plus grand plaisir : il y a mille études à en faire.

Villot m’a fait remarquer dans la grande salle française la supériorité que témoigne une telle École. Très frappé surtout de Gros et principalement de la Bataille d’Eylau ; tout m’en plaît à présent. Il est plus maître que dans Jaffa ; l’exécution est plus libre.

Dans la grande galerie, admiré les Rubens : sa figure de la Victoire placée dans lavant-dernier tableau. Comme cette figure tranche sur les autres ! les jambes même semblent faites par un autre que le maître ; le soin s’y montre ; mais la sublime tête en feu et le bras plié,… tout cela est le génie même.

Les Sirènes également ne m’ont jamais semblé si belles. L’abandon seul et l’audace la plus complète peuvent produire de semblables impressions.

Vu le Christ ressuscitant, du Carrache. Le terne et le poids de cette peinture m’ont fait voir ce que le sujet a de beau. L’ange, les yeux brillants comme un éclair, écartant la pierre ; le Christ éblouissant de lumière, s’élançant du sein de la mort, et les gardes renversés de tous côtés.

Samedi 2 juin. — Mme de Querelles m’a dit qu’elle avait vu chez un doreur le petit Arabe à cheval arrivant au galop sur cheval alezan. Elle m’a raconté les mêmes impressions que j’éprouve moi-même devant les sublimes Rubens ; c’est incroyable dans une personne du monde !… La peinture, dit-elle, quand elle a ce genre de verve naturelle, la transporte comme la musique, lui fait battre le cœur. Elle me l’a répété sur tous les tons.

Impressions favorables à la fougue et au sentiment naturel.

— Le Bouclier magique. — Relire la Jérusalem.

— Les sujets de Roméo : Juliette endormie : ses parents la croient morte.

— Jésus présenté au peuple par Pilate.

— Jésus devant Caïphe, le grand prêtre, déchirant ses habits.

— Jésus insulté par les soldats.

Revoir pour ces sujets la petite Passion d’Albert Dürer.

— Baiser de Judas.

— Jésus entre les mains des soldats.

— Madeleine essuyant les pieds du Christ.

— Le Repas chez Simon.

Mardi 5 juin. — Parti pour Champrosay à huit heures du soir ; trouvé tout en désordre dans le petit jardin ; été chercher de l’eau à la petite source pour faire de l’eau de Seltz avec la nouvelle machine que j’ai apportée.

Mercredi 6 juin. — En mettant la tête à la fenêtre, le matin, je vois Dupré qui allait passer la journée chez Mme Quantinet ; je me suis engagé à y aller l’après-midi. J’y ai été effectivement et ai fait la connaissance d’une personne très aimable et par-dessus le marché très bonne musicienne.

J’allais, en sortant de là, dîner chez Mme Villot, qui m’avait fait inviter le matin. Je ne la savais pas à Champrosay, cela m’a surpris agréablement. Après le dîner, promenade dans le jardin et remonté dans le salon achever la soirée.

Champrosay. — Dimanche 17 juin. — Villot qui était ici depuis huit jours est reparti ce soir avec sa femme, emmenant ses enfants qu’on avait tirés du collège, à cause du choléra. La présence de Villot m’a été douce pendant cette semaine. Tous les matins, je travaillais assidûment, et il venait l’après-midi.

— J’ai ébauché depuis mon arrivée et jusqu’au 26, jour où je retourne à Paris pour deux jours :

Tarn O’Shanter[443].

Une petite Ariane[444].

Daniel dans la fosse aux lions[445], — sur papier.

Un Giaour au bord de la mer[446].

Un Arabe à cheval descendant une montagne.

Un Samaritain[447].

Travaillé à la petite Fiancée d’Abydos[448].

à l’Ugolin[449].

à la Desdémone[450].

à Lady Macbeth[451].

Je me trouve souvent dans l’embarras le matin, quand il faut reprendre une besogne, dans la crainte de ne pas trouver mes peintures assez sèches.

Dimanche 24 juin. — Mauvaise disposition dans la matinée. Essayé d’esquisser un Samson et une Dalila[452] : j’en suis resté au crayon blanc.

L’après-midi, j’ai été à la forêt, par l’entrée du maquis : je n’avais pas vu ce côté depuis l’année dernière. Je me suis mis en tête de faire un bouquet de fleurs des champs que j’ai formé à travers les halliers, au grand détriment de mes doigts et de mes habits écorchés par les épines ; cette promenade m’a paru délicieuse. La chaleur, qui avait été étouffante et orageuse dans la matinée, était d’une autre nature, et le soleil donnait à tout une gaieté que je ne trouvais pas autrefois au soleil couchant… Je suis, en vieillissant, moins susceptible des impressions plus que mélancoliques que me donnait l’aspect de la nature ; je m’en félicitais tout en cheminant. Quai-je donc perdu avec la jeunesse ?… Quelques illusions qui me remplissaient à la vérité et passagèrement d’un bonheur assez vif, mais qui étaient cause, par cela même, d’une amertume proportionnée.

En vieillissant, il faut bien s’apercevoir qu’il y a un masque sur presque toutes choses, mais on s’indigne moins contre cette apparence menteuse, et on s’accoutume à se contenter de ce qui se voit.

Lundi 9 juillet. — Chez Piron, pour M. Duriez[453] : je le trouve on ne peut plus aimable. Il me retient à dîner pour le soir avant mon retour à Champrosay.

Samedi 14 juillet. — Travaillé à l’Ugolin et fait le soir la vue de ma fenêtre[454].

Dimanche 15 juillet. — J’écris à Peisse[455], à propos de son article du 8. Lundi 23 juillet. — Je dînais chez Mme de Forget avec Cavé, sa femme, etc.

Le soir, M. Meneval[456] me parlait de l’affreuse conduite des généraux et maréchaux de l’Empereur, à Arcis-sur-Seine ou sur Aube. M. F…, logeant dans une autre maison que celle de l’Empereur, et traversant une place pour se rendre près de lui, trouva un groupe de généraux, parmi lesquels le maréchal Ney, qui délibéraient entre eux s’ils ne feraient pas subir à leur bienfaiteur le sort de Romulus : le tuer, l’enterrer là, leur semblait un moyen comme un autre de se débarrasser et d’aller jouir dans leur hôtel ; c’était, disaient-ils, le fléau de la France, etc. L’Empereur, à qui M. F… raconta la chose avec l’émotion concevable, se contenta de dire qu’ils étaient fous.

Le maréchal Ney fut le plus inconvenant vis-à-vis de lui, après la bataille de la Moskowa,… se plaignant qu’en ménageant la garde, il l’avait privée des fruits d’une victoire plus complète. Ce fut encore lui le plus cruel à Fontainebleau ; il alla jusqu’à menacer l’Empereur de lui faire un mauvais parti, s’il n’abdiquait pas.

Dans le cours de la campagne de Russie, dans un village où l’Empereur, étant logé à l’étroit, n’avait pu avoir près de lui le prince Berthier, M. Meneval, ayant été le trouver pour les affaires de l’armée, le trouva la tête dans les mains, la figure couverte de larmes ; il lui demanda la cause de son chagrin. Berthier ne craignit pas de lui dire combien il était affreux de se voir contrarié sans fin dans ses entreprises : « A quoi sert, disait-il, d’avoir des richesses, des hôtels, des terres, s’il faut sans cesse faire la guerre et compromettre tout cela ? »

Napoléon n’opposait que la patience à leurs plaintes et à leurs reproches souvent odieux ; il les aimait, malgré leur ingratitude, et comme de vieux compagnons.

Avant les dernières années, me disait M. Meneval, personne n’avait osé se permettre une observation devant un ordre de lui… La confiance l’avait en partie abandonné, mais point du tout la sûreté et la fermeté de son génie, comme la campagne de France l’a si bien prouvé. Si à Waterloo, à la fin de la bataille, il eût eu sous la main cette réserve de la garde qu’il refusa d’engager à la Moskowa, il eût encore gagné la bataille, malgré l’arrivée des Prussiens.

Je demandai à M. Meneval s’il n’avait pas été tout à fait indisposé à la Moskowa, suivant l’opinion accréditée généralement. Il fut effectivement souffrant et atteint, surtout après la bataille, d’une telle extinction de voix qu’il lui fut impossible de donner un ordre verbal. Il était obligé de griffonner ses ordres sur des chiffons de papier ; cependant il avait toute sa tête. Mais après la bataille de Dresde, l’indisposition subite dont il fut saisi paralysa toutes les opérations, entraînant la défaite de Vandamme, etc.

Pendant le consulat, il était fort souffrant de la gale rentrée qu’il avait contractée au siège de Toulon. Il s’appuyait contre sa table, se pressant le côté avec les mains dans des crises de souffrances violentes. Sa pâleur, sa maigreur, à cette époque, expliquent cet état maladif. Corvisart le débarrassa, au moins en apparence, de son mal, mais il est probable que le mal dont il mourut doit sa cause première à cette cruelle maladie.

Paris. — Samedi 11 août. — J’ai passé plus d’un mois à Paris. Je n’ai pas, je crois, noté l’époque de mon retour de la campagne, le samedi, probablement.

J’ai dîné chez Chabrier. Je voulais lui parler de l’affaire de Villot et de la commission dont Chabrier fait partie pour juger le règlement futur du Musée et les attributions des conservateurs. Je lui ai remis la note de Villot.

Vers neuf heures et demie, pris une calèche et été chez Villot. Je n’ai trouvé que sa femme. Elle était encore sur sa chaise longue à travailler. Elle était fort bien ainsi, tout en blanc, avec des fleurs charmantes sur le petit guéridon. J’ai attendu Villot jusqu’à onze heures.

Samedi 18 août. — Retourné le soir chez Chabrier pour avoir la réponse de la note. Il m’en a parlé comme un homme qui avait étudié la chose. Le directeur du Musée avec lequel il s’est trouvé à la commission l’avait captivé jusqu’à un certain point.

Retourné achever la soirée chez Villot, j’ai vu là le joli nécessaire, etc.

Charnprosay. — Samedi 25 août. — Revenu de Paris par le chemin de fer de cinq heures. F… était dans la voiture en petite veste pour aller dîner chez M. V…

Villot était dans le même convoi. Remonté avec lui à Charnprosay. Il a voulu que je vinsse le voir le soir, mais j’étais fatigué.

Dimanche 26 août. — Longue séance avec Villot chez moi. Il me parle des baigneurs installés chez lui. Je dîne effectivement avec tout ce monde-là. Le soir ils partent tous. Nous allons les conduire au chemin de fer, ainsi que M. B…, qui en était.

Mercredi 29 août. — Il y a quelques jours à peine que je suis revenu du long séjour que j’ai fait à Paris. J’ai été en bateau avec Mme Villot et son fils, qui ont tous deux la fureur des bains. Dîné avec elle et passé agréablement la soirée.

Vendredi 31 août. — J’ai reçu avant-hier du bon N… une invitation pour aller passer deux ou trois jours à Écoublay, et lui ai répondu.

Je dînais ces jours avec M. Villot et M. Bontemps ; ce dernier m’a appris la mort de Mme de Mirbel[457]. J’ai été très affecté de ce malheur.

Le soir, après dîner, resté au clair de lune dans le jardin. M. Bontemps nous a fort divertis par des chansons et coq-à-l’âne de toute espèce. Partie de loto avant de se séparer.

Samedi 1er septembre. — Parti à huit heures moins un quart avec Jenny ; courses diverses avant d’arriver à la maison. Le temps était assommant ; je n’en pouvais plus, et, ce qu’il y a de singulier, les pressentiments de tristesse que je sentais avaient moi-même pour objet.

Parti à deux heures et demie par l’affreuse diligence de Fontenay. Confusion incroyable : foule de chasseurs et de chiens.

3 septembre. — La lettre de l’architecte Baltard[458] qui m’apprend la nécessité de changer mes sujets pour Saint-Sulpice.

Champrosay. — Samedi 15 septembre. — Dîné avec M. Villot.

Soirée insipide ; jetais mal disposé et me suis retiré plus tôt.

Je ne vaux pas grand’chose ce soir ; le dîner est une affaire. Je déjeune si peu que l’appétit m’entraîne le soir, et que je suis plus disposé au sommeil qu’à la conversation.

Dimanche 16 septembre. — Bonne journée. Composé et ébauché le matin la Femme qui se peigne et Michel-Ange dans son atelier[459].

Promenade charmante dans la forêt, par un petit sentier tout à fait nouveau, derrière le terrain de Lamouroux, en allant vers la gauche, le chêne d’Antin à droite.

Vu la fourmilière, sur laquelle je me suis amusé à écrire dans mon calepin.

Le soir chez M. Quantinet. Sonates de Beethoven, avec violon. Il avait été question de dîner chez eux avec Chenavard et Dupré ; ces messieurs n’ont pu venir.

Lundi 17 septembre. — Je me lève toujours avec un malentrain incroyable. — Hier, où j’ai tant travaillé, c’était de même… Je me suis remis : j’ai retouché l’ébauche en grisaille de la Femme qui se peigne, et puis dessiné et ébauché entièrement en peu de temps l’Arabe qui grimpe sur des roches pour surprendre un lion[460].

28 septembre. — J’étais mal disposé ; j’ai été chercher la grosse Bible ; pensé beaucoup de sujets.

Le soir, resté chez moi et dormi.

Mardi 2 octobre (SS. Anges gardiens). — C’est aujourd’hui que j’ai arrêté avec le curé et son vicaire, M. Goujon, que je ferais les Saints Anges, et je m’aperçois, en écrivant ceci, que c’est le jour même de leur fête que j’ai pris ce parti.

Rouen. — Jeudi 3 octobre. — Le retard que j’ai mis à mon départ qui devait avoir lieu hier est cause que j’ai manqué à Rouen l’occasion de voir mon tableau de Trajan[461]. Quand je suis arrivé au Musée, il était depuis le matin seulement couvert à moitié par des charpentes élevées pour l’exposition des peintres normands… Si j’avais persévéré dans mes projets, je l’aurais vu à mon aise.

Je ne me rappelle pas qu’un de mes tableaux, vu dans une galerie longtemps après l’avoir oublié, m’ait fait autant de plaisir. Malheureusement une des parties les plus intéressantes, la plus intéressante peut-être, était cachée, c’est-à-dire la femme aux genoux de l’Empereur… Ce que j’ai pu en voir m’a paru d’une vigueur et d’une profondeur qui éteignaient sans exception tout ce qui était alentour. Chose singulière ! le tableau paraît brillant, quoiqu’en général le ton soit sombre.

— Parti à huit heures au lieu de sept ; j’ai fort pesté de n’avoir retardé mon départ que pour ne pas partir à sept heures et d’arriver sottement, pour ne pas m’être informé, une heure plus tôt qu’il ne fallait. Du reste, placé comme je désirais, la route m’a semblé charmante. La forêt de Saint-Germain, à partir de Maisons, occupe les deux côtés de la route. Il y a là des clairières, des allées couvertes, etc., dont l’aspect est délicieux.

Arrivé à Rouen à midi et demi. Ces tunnels sont bien dangereux. Je passe sur l’immense danger ; ils ont encore l’ennui de couper la route sottement. Déjeuné fort bien à l’Hôtel de France, où je me suis trouvé avec plaisir, en pensant au premier voyage que j’ai fait dans ce pays.

Vers trois heures au Musée ; j’ai eu le désappointement dont je viens de parler. J’ai remarqué pour la première fois deux ou trois tableaux de Lucas de Leyde, ou dans son genre, qui m’ont charmé. Grande délicatesse dans l’expression des détails qui rendent le tempérament, la finesse de la peau et des cheveux, la grâce des mains, etc. La peinture traitée largement ne peut donner ce genre d’impressions. — Berger, au-dessus de ces tableaux. — Admiré les Bergers de Rubens. Il y a à côté un tableau de H…, qui représente le Christ devant Pilate ; je l’avais précédemment admiré, à cause de la naïveté et de la vérité de l’aspect… A côté des bergers de Rubens, il redescend jusqu’à n’être que des portraits de modèles.

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Dimanche 11 mars. — Travaillé de bonne heure au tableau des Hortensias et de l’Agapanthus[417]. Je ne me suis occupé que de ce dernier.

— A une heure et demie chez Leblond, pour aller prendre sa femme à Notre-Dame de Lorette, et de là au concert Sainte-Cécile, au bénéfice du monument pour Habeneck[418] : salle immense, foule confuse et sale, quoique le dimanche. Jamais un pareil lieu ne réunira une élite de connaisseurs.

La divine symphonie par ton la entendue avec bonheur, mais avec un peu de distraction, à cause du manque de recueillement de mes voisins. Le reste consacré à des virtuoses qui m’ont fatigué et ennuyé.

J’ai osé remarquer que les morceaux de Beethoven sont en général trop longs, malgré l’étonnante variété qu’il introduit dans la manière dont il fait revenir les mêmes motifs. Je ne me rappelle pas, du reste, que ce défaut me frappât autrefois dans cette symphonie ; quoi qu’il en soit, il est évident que l’artiste nuit à son effet en occupant trop longtemps l’attention.

La peinture, entre autres avantages, a celui d’être plus discrète ; le tableau le plus gigantesque se voit en un instant. Si les qualités de certaines parties attirent l’admiration, à la bonne heure : on peut s’y complaire plus longtemps même que sur un morceau de musique. Mais si le morceau vous paraît médiocre, il suffit de tourner la tête pour échapper à l’ennui. Le jour du concert de Prudent, l’ouverture de la Flûte enchantée m’a paru non seulement ravissante, mais d’une proportion parfaite. Doit-on dire qu’avec le progrès de l’instrumentation, il arrive plus naturellement au musicien la tentation d’allonger des morceaux pour amener des retours d’effets d’orchestre qu’il varie à chaque fois qu’il nous les remontre ?

Il ne faut jamais compter comme un dérangement le temps donné à un concert, pourvu qu’il y ait seulement un bon morceau. C’est pour l’âme la meilleure nourriture. Se préparer, sortir, être distrait même d’occupations importantes, pour aller entendre de la musique, ajoute du prix au plaisir ; je trouve, dans un lieu choisi et au milieu de gens que la communauté des sentiments semble avoir réunis pour une jouissance goûtée en commun ; tout cela, même l’ennui éprouvé en présence de certain morceau et par certain virtuose, ajoute à notre insu à l’effet de la belle chose. Si on était venu m’exécuter cette belle symphonie dans mon atelier, je n’en conserverais peut-être pas à cette heure le même souvenir.

Cela explique aussi comment les grands et les riches sont blasés précocement sur l’effet des plaisirs de toutes sortes. Ils arrivent dans de bonnes loges, garnies de bons tapis, retirés de manière à être le plus possible à l’abri de la distraction que donnent dans un milieu de réunion les tumultes, les dérangements occasionnés par les allants et venants, par les petits troubles de toutes sortes qui s’élèvent dans une foule et semblent devoir fatiguer l’attention. Ils ne viennent qu’au moment précis où commence le morceau important, et par une juste punition de leur peu de dévotion au beau, ils en perdent ordinairement le meilleur en arrivant trop tard. Les habitudes de la société font aussi que les conversations qu’ils ont entre eux à propos du plus frivole motif, ou la survenance de quelque importun leur ôte tout recueillement ; c’est un plaisir très imparfait que d’entendre dans une loge avec des gens du monde la plus belle musique. Le pauvre artiste assis au parterre et seul dans son coin, ou près d’un ami aussi attentif que lui, jouit seul complètement de la beauté d’un ouvrage et à raison de cela en emporte l’impression sans un mélange de souvenir ridicule.

Mardi 13 mars. — Travaillé toute la journée au rideau dans le tableau de la console. Vers la fin de la journée, à la Desdemona.

— Le docteur venu vers cinq heures ; il m’a inquiété ; il parle de petites sondes, etc… Je suis resté au coin du feu.

— Weill[419] a emporté ce matin :

L’Odalisque, et m’a donné 200 fr.

Hommes jouant aux échecs 200 »

Homme dévoré par le lion 500 »

— (Lefebvre) Christ au pied de la croix 200 »

— (Thomas) Petit Christ aux Oliviers 100 »

Femme turque 100 »

— (Bouquet) Hamlet (Scène du rat) 100 »

— (Weill) Berlichingen écrivant ses Mémoires 100 »

— (Lefebvre) Esquisse, répétition du Christ au tombeau 200 »

— (Lefebvre) Odalisque 150 »

Christ à la colonne 150 »

Mercredi 21 mars. — Chez Mercey[420] le soir. Grande soirée. Mon pauvre Mercey acquiert de l’importance ; il a l’air d’un homme d’État. Il était meilleur garçon autrefois. Peut-être est-ce devant le monde qu’il est ainsi. Dans le tête-à-tête avec moi, il est plus simple. Mareste, que je revois avec plaisir, m’apprend qu’Alberthe est partie à Turin auprès de sa fille mourante. En voilà encore une qui mourra seule au monde.

Impression désagréable de toutes ces figures d’artistes attirés chez l’homme qui donne les travaux. J’y avais été à pied, et je pensais trouver chez elle Mme Villot ; elle n’y était pas.

Je suis entré à la Madeleine, où l’on prêchait. Le prédicateur, usant d’une figure de rhétorique, a répété dix ou douze fois, en parlant du juste : Il va en paix !… il va en paix ! « Va en paix » a été ce qu’il y a eu de plus remarquable dans son discours. Je me suis demandé quel fruit pouvait résulter des lieux communs répétés à froid par cet imbécile. Je suis obligé de reconnaître aujourd’hui que cela va avec le reste, fait parti ? de la discipline comme le costume, les pratiques, etc… Vive le frein !

Vendredi 30 mars. — Vu le soir chez Chopin l’enchanteresse Mme Potocka. Je l’avais entendue deux fois ; je n’ai guère rencontré quelque chose de plus complet… Vu Mme Kalerji… Elle a joué, mais peu sympathiquement ; en revanche, elle est vraiment fort belle, quand elle lève les yeux en jouant à la manière des Madeleines du Guide ou de Rubens.

Samedi 31 mars. — Le soir, vu Athalie, avec Mme de Forget dans la loge du président.

Rachel ne m’a pas fait plaisir dans toutes les parties. Mais comme j’ai admiré ce grand prêtre ! Quelle création ! Comme elle semblerait outrée dans un temps comme le nôtre ! et comme elle était à sa place avec cette société ordonnée et convaincue qui a vu Racine et qui l’a fait ce qu’il était ! Ce farouche enthousiaste, ce fanatique verbeux n’est guère de notre temps ; on égorge et on renverse à froid et sans conviction. Mathan, dans sa scène avec son confident, dit trop naïvement : « Je suis un coquin, je suis un être abominable. » Racine sort ici de la vérité, mais il est sublime quand Mathan, sortant tout troublé pour se soustraire aux imprécations du grand prêtre, ne sait plus où il va, et se dirige, sans savoir ce qu’il fait, du côté de ce sanctuaire qu’il a profané et dont l’existence l’importune.

Mercredi 4 avril. — Jour du dîner de Véron[421]. J’étais exténué en y allant.

Je me suis ranimé et amusé. Son luxe est surprenant : des pièces tendues en soie magnifique, le plafond compris ; argenterie somptueuse, musique pendant le dîner : usage, du reste, qui n’ajoute rien à la bonté du dîner et qui déroute la conversation qui en est l’assaisonnement.

Armand Bertin m’a parlé chez Véron d’un livre sur la vie de Mozart, compulsé et extrait de tout ce qui a été fait sur lui ; il m’a promis de me le prêter. Ce livre est très rare, à ce qu’il paraît.

L’homme recommence toujours tout, même dans sa propre vie. Il ne peut fixer aucun progrès. Comment un peuple en fixerait-il un dans sa forme ? Pour ne parler que de l’artiste, sa manière change. Il ne se rappelle plus, après quelque temps, les moyens qu’il a employés dans son exécution. Il y a plus, ceux qui ont systématisé leur manière au point de refaire toujours de même, sont ordinairement les plus inférieurs et froids nécessairement.

Dîné chez Véron avec Rachel, M. Molé, le duc d’Ossuna, général Rulhieri, Armand Bertin, M. Fould, qui était près de moi et s’est montré prévenant. Rachel est spirituelle et fort bien de toutes manières. Un homme né et élevé comme elle serait difficilement devenu ce quelle est tout naturellement. Causé le soir avec *** d’Athalie, etc. Il a été fort aimable.

Venu des hommes de toutes couleurs. Une madame Ugalde qui a du succès à présent, à l’Opéra-Comique, a chanté un air du Val d’Andorre ; elle m’est peu sympathique, prononce d’une manière vulgaire et a la juiverie peinte sur la figure… Contraste avec Rachel.

Beaucoup causé musique avec Armand Bertin. Parlé de Racine et de Shakespeare. Il croit qu’on aura beau faire dans ce pays, on en reviendra toujours à ce qui a été le beau une fois pour notre nation ; je crois qu’il a raison. Nous ne serons jamais shakespeariens. Les Anglais sont tout Shakespeare. Il les a presque faits tous ce qu’ils sont, en tout.

Jeudi 5 avril. — Journée d’abattement et de mauvaise santé.

Je suis sorti vers quatre heures, pour aller chez Deforge[422] ; j’y ai rencontré Cabat[423] et Édouard Bertin[424], que j’ai revu avec plaisir.

— Le soir chez Mme de Forget, qui m’a lu un fragment du discours de Barbès[425] devant ses juges. On voit dans les discours de ces gens-là tout le faux et tout l’ampoulé qui est dans leurs pauvres et coupables têtes ; c’est bien toujours la race écrivassière, l’affreuse peste moderne qui sacrifie tranquillement un peuple à des idées de cerveau malade.

« Le but, dit-il, est tout. Sans doute le suffrage universel était quelque chose et avait installé cette Chambre, mais et cette Chambre, et le gouvernement provisoire qui l’avait précédée, sorti aussi, à ce qu’ils croient, d’une espèce de vœu général, tout cela ne lui a pas paru devoir être soutenu, bien plus, lui a semblé devoir être renversé, du moment qu’on s’écartait du but que Barbès avait fixé dans son esprit, malheureusement sans nous prévenir de ce but admirable. Il préfère donc la prison, le cachot plutôt que la douleur d’assister, sans y pouvoir rien changer, à cette déviation sacrilège de ce but suprême de l’humanité. »

Il faudra bien, bon gré, mal gré, que l’humanité finisse par suivre les sublimes aspirations de Barbès.

Dans le discours de Blanqui, quelques jours auparavant, les images prétendues poétiques à la moderne se mêlent à son argumentation ; il parle d’une crevasse qu’il fallait que la Révolution franchît, pour passer des anciennes idées aux nouvelles. L’élan trop faible n’a pas permis de franchir cette fatale crevasse où l’avenir est bien près de se noyer, mais qui n’embourbe pas le moins du monde la rhétorique de Blanqui. Tout est, dans ce style, ardu, crevassé ou boursouflé. Les grandes et simples vérités n’ont pas besoin, pour s’énoncer et pour frapper les esprits, d’emprunter le style d’Hugo, qui n’a jamais approché de cent lieues de la vérité et de la simplicité.

Vendredi (soir) 6 avril. — Au Conservatoire avec Mmes Bixio et Menessier. On m’avait promis Cavaignac[426], et j’ai eu à sa place Ch. Blanc[427]. J’aurais été curieux de voir de près le fameux général. Le concert n’a pas été très beau ; j’avais conservé de la Symphonie héroïque un plus grand souvenir. Décidément Beethoven est terriblement inégal… Le premier morceau est bien ; l’andante, sur lequel je comptais, m’a complètement désappointé. Rien de beau, de sublime comme le début ! Tout d’un coup, vous tombez de cent pieds au milieu de la vulgarité la plus singulière. Le dernier morceau manque également d’unité.

— Je reçois ce soir, en sortant, l’invitation au convoi de M. Dosne[428], mort en deux jours du choléra.

Samedi 7 avril. — Revu Alard[429] au convoi, qui m’entraîne dans sa suite. Il n’est pas assez pénétré du souvenir des vertus de M. Dosne pour aller s’entasser une heure dans une église en son honneur.

De là chez Chopin : Alkan[430] y était. Il me conte un trait de lui dans le genre de mon histoire avec Thiers. Pour avoir tenu tête à Auber, il a éprouvé et éprouvera sans doute de très grands désagréments.

Vers trois heures et demie, accompagné Chopin en voiture dans sa promenade. Quoique fatigué, j’étais heureux de lui être bon à quelque chose… L’avenue des Champs-Élysées, l’Arc de l’Étoile, la bouteille de vin de guinguette ; arrêté à la barrière, etc.

Dans la journée, il m’a parlé musique, et cela l’a ranimé. Je lui demandais ce qui établissait la logique en musique. Il m’a fait sentir ce que c’est qu’harmonie et contrepoint ; comme quoi la fugue est comme la logique pure en musique, et qu’être savant dans la fugue, c’est connaître l’élément de toute raison et de toute conséquence en musique. J’ai pensé combien j’aurais été heureux de m’instruire en tout cela qui désole les musiciens vulgaires. Ce sentiment m’a donné une idée du plaisir que les savants, dignes de l’être, trouvent dans la science. C’est que la vraie science n’est pas ce que l’on entend ordinairement par ce mot, c’est-à-dire une partie de la connaissance différente de l’art ; non ! La science envisagée ainsi, démontrée par un homme comme Chopin, est l’art lui-même, et par contre l’art n’est plus alors ce que le croit le vulgaire, c’est-à-dire une sorte d’inspiration qui vient de je ne sais où, qui marche au hasard, et ne présente que l’extérieur pittoresque des choses. C’est la raison elle-même ornée par le génie, mais suivant une marche nécessaire et contenue par des lois supérieures. Ceci me ramène à la différence de Mozart et de Beethoven. « Là, m’a-t-il dit, où ce dernier est obscur et paraît manquer d’unité, ce n’est pas une prétendue originalité un peu sauvage, dont on lui fait honneur, qui en est cause ; c’est qu’il tourne le dos à des principes éternels ; Mozart jamais. Chacune des parties a sa marche, qui, tout en s’accordant avec les autres, forme un chant et le suit parfaitement ; c’est là le contrepoint, « punto contrapunto. » Il m’a dit qu’on avait l’habitude d’apprendre les accords avant le contrepoint, c’est-à-dire la succession des notes qui mène aux accords… Berlioz plaque des accords, et remplit comme il peut les intervalles.

Ces hommes épris à toute force du style, qui aiment mieux être bêtes que ne pas avoir l’air grave.

Appliquer ceci à Ingres et à son école.

Mardi 10 avril. — Pour la chapelle de Saint-Sulpice : L’archange saint Michel terrassant le démon.

Pour le plafond ou dans la chapelle, ou pour l’un des pendentifs : Jésus-Christ tirant les âmes du purgatoire.

Pour pendentif encore : le Péché originel, ou Adam et Ève après la faute.

Et plus loin, pour le plafond de Saint-Sulpice : la Descente aux limbes. Jésus-Christ est debout, tenant de la main gauche la croix de résurrection. De la main droite, il fait signe à Adam et Ève et à quatre autres saints de sortir de la gueule monstrueuse qui représente l’Enfer, — ou Jésus sortant du tombeau, les soldats renversés alentour.

Mercredi 11 avril. — Je crois que c’est ce soir que j’ai revu Mme Potocka chez Chopin. Même effet admirable de la voix. Elle a chanté des morceaux, des nocturnes et de la musique de piano de Chopin, entre autres celui du Moulin de Nohant, qu’elle arrangeait pour un O salutaris. Cela faisait admirablement. Je lui ai dit ce que je pense très sincèrement : c’est qu’en musique, comme sans doute dans tous les autres arts, sitôt que le style, le caractère, le sérieux, en un mot, vient à se montrer, le reste disparaît. Je l’aime bien mieux quand elle chante le Salice, que tous ses charmants airs napolitains. Elle a essayé le Lac de Lamartine avec l’air si connu et si prétentieux de Niedermeyer. Ce maudit motif ma tourmenté pendant deux jours.

Jeudi 12 avril. — Chez Édouard Bertin. Revu là Amaury Duval[431], Mottez[432], Orsel[433]. Ces gens-là ne jurent que par la fresque ; ils parlent de tous les noms gothiques de l’École italienne primitive, comme si c’étaient leurs amis… La bonne et la mauvaise fresque, la tempérée, etc.

Revenu fort fatigué ; je m’y étais traîné.

Vendredi 13 avril. — Villot venu le matin. Il me parle du projet de Duban[434] de me faire faire dans la galerie restaurée d’Apollon la peinture correspondante à celle de Lebrun. Il lui a parlé de moi dans des termes très flatteurs. Cette initiative de sa part me surprend étrangement, surtout après l’opposition que j’ai faite à ses projets. T… y voit un désir de me ménager. Que m’importe, après tout ?

Ce soir, migraine, et soirée passée tristement chez moi sans dîner.

Samedi 14 avril. — Le soir chez Chopin ; je l’ai trouvé très affaissé, ne respirant pas. Ma présence au bout de quelque temps l’a remis. Il me disait que l’ennui était son tourment le plus cruel. Je lui ai demandé s’il ne connaissait pas auparavant le vide insupportable que je ressens quelquefois. Il m’a dit qu’il savait toujours s’occuper de quelque chose ; si peu importante qu’elle soit, une occupation remplit les moments et écarte ces vapeurs. Autre chose sont les chagrins.

Jeudi 19 avril. — Dîner chez Pierret avec une Mlle Thierry qui accompagne Subetti avec le violon ; le soir, quelques morceaux de Mozart, etc.

Vendredi 20 avril. — Dîner chez Mme H…, et été avec elle au Prophète. Il y avait le prince Poniatowski, M. Richetzki et M. Cabarrus[435]. Je n’ai conservé le souvenir d’aucun morceau frappant ou intéressant.

Samedi 21 avril. — Mme Cavé, venue dans la journée comme j’étais en train de travailler, est restée longtemps. Allé chez le Président le soir.

Dimanche 22 avril. — Resté chez moi, fatigué de la veille.

M. Poujade[436], venu vers une heure, m’a intéressé ; mais resté trop longtemps et fatigué.

Leblond ensuite. Je l’ai vu avec plaisir, malgré ma fatigue ; je l’aime véritablement. La présence d’un ami est chose si rare quelle seule vaut tous les bonheurs ou compense toutes les peines.

Après dîner, chez Chopin, autre homme exquis pour le cœur, et je n’ai pas besoin de dire pour l’esprit. Il m’a parlé des personnes que j’ai connues avec lui… Mme Kalerji, etc. Il s’était traîné à la première représentation du Prophète : son horreur pour cette rapsodie.

— Faire les lettres d’un Romain du siècle d’Auguste ou des Empereurs, démontrant par toutes les raisons que nous trouverions à présent, que la civilisation de l’ancien monde ne peut périr.

Les esprits forts du temps attaquent les augures et les pontifes, croyant qu’ils s’arrêteront à temps.

Rapports avec la civilisation actuelle de l’Angleterre, où les abus maintiennent l’État.

Lundi 23 avril. — Je crois, d’après les renseignements qui nous crèvent les yeux depuis un an, qu’on peut affirmer que tout progrès doit amener nécessairement non pas un progrès plus grand encore, mais à la fin négation du progrès, retour au point d’où on est parti. L’histoire du genre humain est là pour le prouver. Mais la confiance aveugle de cette génération et de celle qui l’a précédée dans les temps modernes, dans je ne sais quel avènement d’une ère dans l’humanité qui doit marquer un changement complet, mais qui, à mon sens, pour en marquer un dans ses destinées, devrait avant tout le marquer dans la nature même de l’homme, cette confiance bizarre que rien ne justifie dans les siècles qui nous ont précédés, demeure assurément le seul gage de ces succès futurs, de ces révolutions si désirées dans les destinées humaines. N’est-il pas évident que le progrès, c’est-à-dire la marche progressive des choses, en bien comme en mal, a amené à l’heure qu’il est la société sur le bord de l’abîme où elle peut bien tomber pour faire place à une barbarie complète ; et la raison, la raison unique n’en est-elle pas dans cette loi qui domine toutes les autres ici-bas, c’est-à-dire la nécessité du changement, quel qu’il soit ?

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— Travaillé à la Chambre.

2 septembre. — Travaillé à la Chambre.

Je ne sortirai pas, je crois, de cet Attila et de son cheval.

— Fait route dans l’omnibus avec deux religieuses : cet habit m’a imposé au milieu de la corruption générale, de l’abandon de tout principe moral ; j’ai aimé la vue de cet habit qui impose au moins à celui ou celle qui le porte le respect absolu, du moins en apparence, des vertus, du dévouement, du respect de soi et des autres.

— Mornay venu dans la journée.

— Je n’ai pas eu le courage de sortir le soir et me suis couché de bonne heure.

5 septembre. — Travaillé dans la journée à rajeunir une petite esquisse de Mater dolorosa faite alors pour M. D…

Le soir, chez Mme Marliani. Le pauvre Enrico est bien mal. Il y avait là une femme aimable, Mme de Barrère, qui parle bien de tout, sans sentir la pédante.

— Leroux[383] a décidément trouvé le grand mot, sinon la chose, pour sauver l’humanité et la tirer du bourbier : « L’homme est né libre », dit-il, après Rousseau. Jamais on n’a proféré une pareille sottise, quelque philosophe qu’on puisse être.

Voilà le début de la philosophie chez ces messieurs. Est-il dans la création un être plus esclave que n’est l’homme ? La faiblesse, les besoins, le font dépendre des éléments et de ses semblables. C’est encore peu des objets extérieurs. Les passions qu’il trouve chez lui sont les tyrans les plus cruels qu’il ait à combattre, et on peut ajouter que leur résister, c’est résister à sa nature même. Il ne veut pas non plus de la hiérarchie en quoi que ce soit ; c’est en quoi il trouve surtout le christianisme odieux ; c’est, à mon sens, ce qui en fait la morale par excellence : soumission à la loi de la nature, résignation aux douleurs humaines, c’est le dernier mot de toute raison (et partant soumission à la loi écrite, divine ou humaine).

13 septembre. — A Versailles ; j’y ai repris la fièvre.

17 septembre. — Sorti pour aller voir Mme Marliani ; arrivé près de chez elle, la fatigue m’a forcé de revenir en voiture.

18 septembre. — M. Laurens[384] venu ce matin ; il me vante beaucoup Mendelssohn.

La peinture est le métier le plus long et le plus difficile : il loi faut l’érudition comme au compositeur, mais il lui faut aussi l’exécution comme au violon.

19 septembre. — Je vois dans les peintres des prosateurs et des poètes. La rime les entrave ; le tour indispensable aux vers et qui leur donne tant de vigueur est l’analogue de la symétrie cachée, du balancement en même temps savant et inspiré qui règle les rencontres ou l’écartement des lignes, les taches, les rappels de couleur, etc. Ce thème est facile à démontrer, seulement il faut des organes plus actifs et une sensibilité plus grande pour distinguer la faute, la discordance, le faux rapport dans des lignes et des couleurs, que pour s’apercevoir qu’une rime est inexacte et l’hémistiche gauchement ou mal suspendu ; mais la beauté des vers ne consiste pas dans l’exactitude à obéir aux règles dont l’inobservation saute aux yeux des plus ignorants : elle réside dans mille harmonies et convenances cachées, qui font la force poétique et qui vont à l’imagination ; de même que l’heureux choix des formes et leur rapport bien entendu agissent sur l’imagination dans l’art de la peinture. Les Thermopyles de David sont de la prose mâle et vigoureuse, j’en conviens. Poussin ne réveille presque jamais d’idée par d’autres moyens que la pantomime plus ou moins expressive de ses figures. Ses paysages ont quelque chose de plus ordonné, mais le plus souvent chez lui comme chez les peintres que j’appelle des prosateurs, le hasard a l’air d’avoir assemblé les tons et agencé les lignes de la composition. L’idée poétique ou expressive ne vous frappe pas au premier coup d’œil.

20 septembre. — Essayer de prendre du chocolat avec du café : deux ou trois cuillerées de café dans une tasse de chocolat comme à l’ordinaire.

22 septembre. — Aujourd’hui, j’ai été me promener à l’église Saint-Denis ; j’ai revu auparavant le groupe du Puget.

24 septembre. — Lenoble emporte quatorze actions de Lyon et six du Nord pour faire les versements. Comme les actions seront dorénavant au porteur, il les fera conserver sous mon nom, dans la caisse de l’agent de change.

25 septembre. — Les Nymphes de la mer détellent les coursiers du Soleil.

26 septembre. — M. Cournault[385] me dit avoir vu à Alger un ouvrier, qui taillait des morceaux de cuir ou d’étoffe pour des ornements, regardant avec grande attention un bouquet de fleurs pour le guider. Ils ne doivent probablement qu’à l’observation de la nature l’harmonie qu’ils savent mettre dans les couleurs. Les Orientaux ont toujours eu ce goût ; il ne paraît pas que les Grecs et les Romains l’aient eu au même degré, à en juger par ce qui reste de leurs peintures.

— Mlle de Rosier venue. Chopin ensuite.

2 octobre, — Prêté à Soulier petite esquisse, d’après Rubens, de la vie de Marie de Médicis, la Paix mettant le feu à des armes… des monstres sur le devant, la Reine dans le fond entrant dans le temple de Janus.

5 octobre. — Prêté à Villot le numéro de la Revue où est l’article de Gautier sur Töpffer.

— Villot venu me voir ; nous avons parlé du procédé de la figure de l’Italie[386].

J’ai été reprendre mon travail pour la première fois, depuis le 12 septembre. Je suis satisfait de l’effet de cette figure. Toute la journée, j’ai été occupé, et très agréablement, d’idées et de projets de peintures relatives à cela. J’ai peint en quelques instants la petite figure de l’homme tombé en avant percé d’une flèche.

Il faudrait faire ainsi des tableaux esquisses qui auraient la liberté et la franchise du croquis. Les petits tableaux m’énervent, m’ennuient ; de même les tableaux de chevalet, même grands, faits dans l’atelier ; on s’épuise à les gâter. Il faudrait mettre dans de grandes toiles, comme Cournault me disait qu’était la Bataille d’Ivry de Rubens, à Florence, tout le feu que l’on ne met d’ordinaire que sur des murailles.

La manière appliquée à la figure de l’Italie est très propre pour faire des figures dont la forme serait aussi rendue que l’imagination le désire, sans cesser d’être colorées, etc.

La manière de Prud’hon s’est faite en vue de ce besoin de revenir sans cesse, sans manquer à la franchise. Avec les moyens ordinaires, il faut toujours gâter une chose pour en obtenir une autre ; Rubens est lâché dans ses Naïades, pour ne pas perdre sa lumière et sa couleur. Dans le portrait de même : si l’on veut arriver à une extrême force d’expression et de caractère, la franchise de la touche disparaît, et avec elle la lumière et la couleur. On obtiendrait des résultats très prompts et jamais de fatigue. On peut toujours reprendre, puisque le résultat est presque infaillible.

La cire m’a beaucoup servi pour cette figure, afin de faire sécher promptement et revenir à chaque instant sur la forme. Le vernis copal peut remplir cet objet ; on pourrait y mêler de la cire.

Ce qui donne tant de finesse et d’éclat à la peinture sur papier blanc, c’est sans doute cette transparence qui tient à la nature essentiellement blanche du papier… L’éclat des Van Eyck et ensuite de Rubens tient beaucoup sans doute au blanc de leurs panneaux.

Il est probable que les premiers Vénitiens peignirent sur des fonds très blancs ; leurs chairs brunes ne semblent que de simples glacis laqueux sur un fond qui transparaît toujours. Ainsi, non seulement les chairs, mais les fonds, les terrains, les arbres, sont glacés sur fond blanc, dans les premiers flamands, par exemple. Se rappeler dans la Nymphe endormie[387] que j’ai commencée ces jours-ci, et à laquelle j’ai travaillé devant Soulier et Pierret, aujourd’hui dimanche, quel a été l’effet du rocher, derrière la figure et le terrain, ainsi que le fond de forêt, après que je l’eus glacé de laques jaunes et de vert malachite, etc., sur une préparation blanche que j’avais remise sur l’ancien affreux rocher de terre d’ombre, etc.

Dans les anciens tableaux flamands sur panneaux et faits de la sorte en glacis, l’aspect roussâtre est manifeste. La difficulté consiste donc à trouver une convenable compensation de gris, pour balancer le jaunissement et l’ardent des teintes.

J’avais eu une idée de tout cela dans l’esquisse que j’ai faite, il y a quelque dix ans, de Femmes enlevées par des hommes à cheval[388], d’après une estampe de Rubens ; comme elles sont, il n’y manque que quelque gris. Il n’est même pas possible que les fonds, les draperies ne participent entièrement à l’exécution des chairs, quand on les exécute par glacis sur des fonds blancs. Le disparate est insupportable d’une autre manière. Il me semblait, après avoir modelé cette Nymphe avec du blanc pur, que le fond qui était derrière, fond de rochers faits avec des tons opaques comme dans une peinture ébauchée dans le système de la demi-teinte locale, n’était pas le fond qui convenait, mais qu’il fallait un ton clair de draperies ou de murailles : j’ai donc couvert de blanc ce rocher ; et quand ensuite je me suis avisé d’en faire un autre rocher avec des tons aussi transparents que possible, la chair a pu s’accorder avec cet accessoire ; mais il m’a fallu repeindre de même la draperie, le terrain et le fond de forêt.

6 octobre. — La Desdémone, la Femme à la rivière, la Lélia[389] feront mieux ainsi (en petite dimension). Quant aux autres, la plus grande dimension sera le mieux.

— Le charme particulier de l’aquarelle, auprès de laquelle toute peinture à l’huile paraît toujours rousse et pisseuse, tient à cette transparence continuelle du papier ; la preuve, c’est quelle perd de cette qualité quand on gouache quelque peu ; elle la perd entièrement dans une gouache. Les peintures flamandes primitives ont beaucoup de ce charme : l’emploi de l’essence y contribue en éloignant l’huile.

8 octobre. — Se rappeler l’impression d’un tableau de Jacquand[390], que j’ai vu un de ces jours à côté d’un tableau de Diaz, chez Durand-Ruel. Dans le premier, l’imitation minutieuse d’après nature des moindres objets, sécheresse, gaucherie ; dans l’autre, où tout est sorti de l’imagination du peintre, mais où les souvenirs sont fidèles, la vie, la grâce, l’abondance.

Le tableau de Jacquand représentait des moines de l’Inquisition, montrant l’entrée d’une espèce de trou à une femme assise à terre et qu’ils semblaient menacer. Le dos de cette femme était enfoncé dans la muraille, qui était derrière elle, etc. ; on eût dit ce tableau fait par un homme incapable du moindre souvenir des objets, et pour lequel le détail qu’il a sous les yeux est le seul qui puisse le frapper.

9 octobre. — J’ai vu avec Mme de Forget, chez Maigret, un papier de Chine pour tenture. Il nous a dit qu’aucun art, chez nous, ne pouvait approcher de la solidité de leurs couleurs. Il a essayé de raccorder une partie du fond qui est devenu horrible en peu de temps. Ce papier est très bon marché relativement ; tous ces charmants oiseaux sont faits à la main, et, nous a-t-il dit, la totalité des ornements, ce sont des bambous blanchâtres, rehaussés d’argent, qui courent sur tout le champ qui est rose, parfaitement uni ; le tout semé d’oiseaux, de papillons, etc., d’une perfection qui ne tire pas son charme de l’exactitude minutieuse, de l’imitation, comme nous faisons toujours dans nos ornements, au contraire ; c’était pour le port et la grâce de la pose et le contraste des tons, tout l’animal, mais le tout fait avec un esprit qui avait choisi et résumé l’objet de manière à en faire un ornement à la manière des animaux dans les monuments et manuscrits égyptiens.

14 octobre. — Parti pour Champrosay.

15 octobre. — Vieillard est venu passer une partie de la journée avec moi. Le cher ami paraît mieux de son voyage en Angleterre. Il m’a conté l’anecdote de l’officier des hussards anglais, qui entend dire que le tabac réussirait bien à Ceylan. Il profite aussitôt de quatre mois de congé pour s’embarquer, aller faire sa plantation, et revenir.

28 octobre. — Revenu de Champrosay, où j’ai eu presque constamment le plus beau temps du monde.

29 octobre. — Lenoble m’a apporté les quatorze actions du chemin de fer de Lyon qu’il a dû placer dans la caisse de l’agent de change, M. Gavet, attendu quelles sont au porteur[391].

2 novembre. — Prêté à M. Lessore onze feuilles de dessins d’anatomie, partie contre épreuves, dessins à la plume, etc. (Rendus.)

Prêté à Villot des calques de faïences d’Alger.

14 décembre. — Élie s’étant enfui dans le désert pour fuir la colère de Jézabel et résolu à se laisser mourir de faim, est réveillé par un ange qui lui apporte un pain et de l’eau, en lui enjoignant de prendre courage et de se nourrir. (Bible, p. 241.)

— Abigaïl vient apaiser David par des présents comme il s’apprêtait à tirer vengeance de Nabal, son mari. (Bible, p. 189.)

— Saint Étienne[392], après son supplice, recueilli par les saintes femmes et des disciples.

15 décembre. — Alexandre faisant violence à la Pythie.

— Énée suivant la Sibylle, qui le précède avec le rameau d’or, ferait bien pour petits sujets accessoires dans une grande décoration comme l’escalier de la Chambre des députés.

— L’Encan de Pertinax. Il vend la cour de Commode, choses et hommes, esclaves, parasites, vases, statues, etc. Lui, sévère, préside.

— Voir la préface de Raison et folie.

— Deux emblèmes de la Force persévérante.

— Les Nymphes de la mer détellent les chevaux du Soleil.

1849

6 janvier[393]. — À M. Jame, à Lyon.

« Monsieur, je vous avais confié au mois de mai de l’année dernière, pour trois ou quatre mois, mon tableau de la Liberté de 1830[394]. J’avais résisté, à plusieurs reprises, à vos offres, préférant renoncer à ce qu’elles présentaient d’avantageux aux inconvénients nombreux d’un déplacement pour un ouvrage déjà ancien et nécessitant une foule d’opérations toujours dangereuses, telles que clouer et déclouer plusieurs fois la toile, la rouler, l’emballer, la transporter, etc… J’ai cédé, avec le désir de vous obliger personnellement, et pressé également par le consentement de M. Ch. Blanc[395], votre ami ; vous deviez, dans la quinzaine qui a suivi la remise du tableau, me compter une somme de mille francs, quel que fût le résultat de votre entreprise. Vous ne vous êtes pas acquitté de cet engagement. Dans l’entrevue que j’ai eue avec vous, environ un mois après, vous m’avez assuré que cette somme allait m’être comptée, et cependant cette nouvelle promesse est restée sans effet. J’ai attribué à la difficulté du moment le retard que j’éprouvais, mais j’attendais au moins que vous me tiendriez au courant de ce que vous comptiez faire à cet égard. Je n’ai reçu de vous aucune nouvelle, ni en ce qui concerne l’engagement que vous aviez contracté relativement à la somme promise, ni même au sujet du sort du tableau dont je n’avais entendu, en aucune manière, me priver pendant un si long espace de temps. Huit mois se sont écoulés, et je suis sur tous ces points dans la même ignorance.

Je désire donc, Monsieur, que vous ayez l’obligeance de me renvoyer au plus tôt le tableau dont j’ai appris indirectement que vous n’avez pas tiré parti comme vous le pensiez. J’ose attendre de vous que vous fassiez prendre tous les soins nécessaires, pour qu’il soit emballé et expédié avec toutes les précautions convenables. Je vous avais prié de faire consolider la caisse pour le retour ; elle en a le plus grand besoin, la route devant être plus longue et plus difficile dans cette saison. Comme vous êtes à Lyon, à ce que je crois, vous pourrez surveiller les précautions que je vous demande, car je vous avoue aussi qu’après la promesse que vous m’aviez faite également au mois de mai de suivre le tableau à son départ, et d’assister, de votre personne, à sa mise en état pour l’Exposition, j’avais été fort désappointé que cette opération n’ait pas été faite comme vous me l’aviez assuré, c’est-à-dire en votre présence.

Veuillez, Monsieur, m’écrire un mot à ce sujet. Vous voudriez bien adresser le tableau directement à M. le directeur du Musée du Louvre ; cela évitera de le retendre, détendre et retendre plusieurs fois.

J’espère donc, dans cette circonstance, dans l’obligeance que je réclame de vous, et vous prie de recevoir l’assurance de ma considération. »

14 janvier. — Rendez-vous au Palais-Royal à midi, avec la commission, pour visiter les lieux pour l’Exposition. … Dévastation dégoûtante, galeries transformées en magasin d’équipement. Caisse d’escompte établie avec bureaux, etc. Club avec tribune,… l’odeur de la pipe et de la caserne, etc. Ensuite aux Tuileries pour le même objet : le même spectacle affligeant, à cela près que le palais ne contient plus d’hôtes du genre de ceux que nous avions trouvés au Palais-Royal ; mais partout les traces de la dégradation, de la puanteur. Le lit de l’ex-Roi porte encore les matelas et les couvertures qui lui ont servi, ainsi qu’à la Reine. Dans le théâtre, était un monceau de débris de meubles brisés, d’écrins forcés, d’armoires enfoncées, et partout les portraits mis en pièces, à l’exception toutefois de ceux du prince de Joinville ; d’où vient cette préférence ? Il est difficile de s’en rendre compte.

Je devais, en sortant, aller chez J… ; j’étais trop fatigué et suis rentré chez moi.

24 janvier. — A la commission à neuf heures. Bonne journée.

— Vu Mornay chez lui.

29 janvier. — Alertes dès le matin pour la révolte de la garde mobile.

— Le soir, été voir Chopin ; je suis resté avec lui jusqu’à dix heures. Cher homme ! Nous avons parlé de Mme Sand[396], de cette bizarre destinée, de ce composé de qualités et de vices. C’était à propos de ses Mémoires. Il me disait qu’il lui serait impossible de les écrire. Elle a oublié tout cela ; elle a des éclairs de sensibilité et oublie vite. Elle a pleuré son vieil ami Pierret et n’y a plus pensé. Je lui disais que je lui voyais à l’avance une vieillesse malheureuse. Il ne le pense pas… Sa conscience ne lui reproche rien de ce que lui reprochent ses amis. Elle a une bonne santé qui peut se soutenir : une seule chose l’affecterait profondément, ce serait la perte de Maurice, ou qu’il tournât mal.

Quant à Chopin, la souffrance l’empêche de s’intéresser à rien, et à plus forte raison au travail. Je lui ai dit que l’âge et les agitations du jour ne tarderaient pas à me refroidir aussi. Il m’a dit qu’il m’estimait de force à résister. « Vous jouissez, a-t-il dit, de votre talent dans une sorte de sécurité qui est un privilège rare, et qui vaut bien la recherche fiévreuse de la réputation. »

— Désappointement le soir : j’avais dîné chez Mme de Forget avec l’intention d’aller le soir chez Rivet ; on nous envoie deux stalles des Italiens, pour l’Italiana. Nous arrivons et nous avons l’Elisire[397]. Froid mortel tout le temps et peu de dédommagement dans la musique.

5 février. — M. Baudelaire[398] venu comme je me mettais à reprendre une petite figure de femme à l’orientale, couchée sur un sofa, entreprise pour Thomas[399], de la rue du Bac. Il m’a parlé des difficultés qu’éprouve Daumier à finir.

Il a sauté à Proudhon qu’il admire et qu’il dit l’idole du peuple. Ses vues me paraissent des plus modernes et tout à fait dans le progrès.

Continué la petite figure après son départ et repris les Femmes d’Alger.

Situation d’esprit fort triste ; aujourd’hui ce sont les affaires publiques qui en sont cause ; un autre jour, ce sera pour un autre sujet. Ne faut-il pas toujours combattre une idée amère ?

— J’éprouve sur le tableau des Femmes d’Alger combien il est agréable et même nécessaire de peindre sur le vernis. Il faudrait seulement trouver un moyen de rendre le vernis de dessous inattaquable dans les opérations subséquentes de dévernissage, ou vernir d’abord sur l’ébauche avec un vernis qui ne puisse s’en aller, comme celui de Desrosiers ou de Sœhnée, je crois, ou bien faire de même pour finir.

10 février. — Chez Pierret le soir : beaucoup de monde. J’y ai vu Lassus[400], perdu de vue depuis longtemps.

Un imbécile nommé M…, que je n’y avais pas vu depuis longtemps, y était en toilette exacte et ganté hermétiquement. Il a l’air de se croire beau ou intéressant pour le sexe ; cela lui impose la tenue. Je ne mentionne ceci que parce que, à propos de cet individu qui n’est qu’un fat, j’ai pensé à certains hommes à bonnes fortunes, qui sont les victimes de l’obligation où ils se croient d’être toujours beaux.

11 février. — Vers deux heures chez J… ; V… y était. Ensuite à Passy, où je n’avais pas été depuis le 14 novembre dernier, veille de la Saint-Eugène. J’y ai revu Thiers : entrevue aigre-douce. Il a sur le cœur mon opposition à ses désirs. J’étais en train de causer, et cela aura augmenté sa mauvaise humeur. Il ne m’a pas dit de revenir le voir et s’en est allé assez brusquement. Je suis revenu par le jardin jusqu’au pont, avec M. de Valon[401] et Bocher[402]. J’ai reconduit ce dernier en cabriolet jusqu’à la place de la Concorde. Il voit en noir l’avenir de l’Assemblée future. Il croit l’établissement de Napoléon plus solide que ne le pensent ses amis ; il est plus populaire que tous les gouvernants, depuis trente ans. Les idées républicaines ont plus pénétré qu’on ne semble le croire. Je crois aussi que rien de semblable à ce qui a été ne peut être ; tout est changé en France, et tout change encore. Il me faisait remarquer l’aspect terne et négligé de cette foule, bien que ce soit dimanche et qu’il fasse le temps le plus extraordinaire, car tout Paris semble dehors.

Mercredi 14 février. — Dîné chez le président du Corps législatif[403], avec Poinsot, Gay-Lussac, Thiers, Molé, Rayer, Jussieu. Vieillard et Chabrier y étaient. Le premier m’a présenté à Léon Faucher.

J’ai une longue conversation après dîner avec Jussieu, sur les fleurs, à propos de mes tableaux : je lui ai promis d’aller le voir au printemps. Il me montrera les serres et me fera obtenir toute permission pour l’étude.

Thiers a été très froid avec moi, et plus que je ne le pensais encore. Je commence à croire ce que Vieillard me disait lundi chez C…, qu’il a l’esprit élevé et l’âme petite. Il devrait au fond m’estimer de la résistance que je lui ai opposée dans une chose qui choquait mes sentiments… Tant pis pour lui assurément.

Je n’ai pu causer avec Poinsot[404], ni l’entendre causer. Ces hommes là et leur sang-froid me font beaucoup d’effet. Celui-ci est un des plus remarquables qu’on puisse voir…

Le Prince a fait compliment à Ingres sur son beau tableau des Capucins, lequel est de Granet, et dont il est propriétaire. La figure d’Ingres était curieuse en entendant ce coq-à-l’âne.

— Chez Mme Marliani, en sortant. Elle m’a fait lire une lettre de Mme Sand. Elle s’excuse grandement dans l’affaire du mariage et ne croit pas ou feint de croire qu’elle n’a jamais pensé au Clésinger pour son compte. À la bonne heure.

— Fleury a eu l’idée qu’on imprimerait avantageusement la toile avec de la pâte de papier ; il me semble effectivement que ce sera un dessous excellent, absorbant à la fois et hors d’état d’influer sur la peinture comme la céruse à laquelle il attribue la plupart des changements, surtout dans les parties qui ne sont que frottées, comme dans les ombres des Flamands. Il pense que les tableaux et toiles de maîtres étaient imprimés avec toute autre chose que la céruse : plâtre avec colle de pâte, terre de pipe, etc.

Dimanche 25 février. — Fait peu de chose… Dîné chez Bixio avec Lamartine, Mérimée, Malleville, Scribe, Meyerbeer et deux Italiens. Je me suis beaucoup amusé ; je n’avais jamais été aussi longtemps avec Lamartine.

Mérimée l’a poussé au dîner sur les poésies de Pouchkine, que Lamartine prétend avoir lues, quoiqu’elles n’aient jamais été traduites par personne. Il donne le pénible spectacle d’un homme perpétuellement mystifié. Son amour-propre, qui ne semble occupé qu’à jouir de lui-même et à rappeler aux autres tout ce qui peut ramener à lui, est dans un calme parfait au milieu de cet accord tacite de tout le monde à le considérer comme une espèce de fou. Sa grosse voix a quelque chose de peu sympathique.

Le soir, Mme Menessier est venue avec sa fille ; je n’avais pas causé avec elle depuis des siècles : elle ne m’a pas paru changée ; j’ai causé une heure avec elle. Elle doit venir voir mes fleurs. Elle est atteinte de noirs, comme moi ; je vois que je ne suis pas le seul. L’âge y est pour quelque chose.

Vendredi 2 mars. — Pelletier[405], que j’ai rencontré en omnibus, en allant chercher des lunettes, ma dit que je surmonterais la cacochymie du corps et de l’esprit en faisant de temps en temps un voyage, un séjour dans les montagnes par exemple. Il m’a parlé du Jura ; j’ai pensé aux Ardennes.

Descendu à Saint-Sulpice et visité la chapelle ; l’ornementation sera difficile sans dorure.

De là choisi des lunettes, et revenu à la maison de bonne heure. Au moment où je me remettais au tableau des Hortensias, est arrivé Dubufe pour me demander d’aller voir sa République. M. de Geloës survenu, puis Mornay, à qui l’on a fait des ouvertures. Enfin, vers trois heures et demie, j’ai pu travailler et j’ai donné bonne tournure au tableau.

— Le soir, sorti pour aller voir Chopin et rencontré Chenavard[406]. Nous avons causé près de deux heures. Nous nous sommes abrités pendant quelque temps dans le passage qui sert de lieu d’attente aux domestiques, à l’Opéra-Comique ; il me disait que les vrais grands hommes sont toujours simples et sans affectation. C’était la suite d’une conversation dans laquelle il m’avait beaucoup parlé de Delaroche[407], pour qui il professe peu d’admiration quant au talent et même quant à l’esprit, dont on lui accorde généralement une part. Il y a effectivement dans ce caractère une contradiction remarquable : il est évident qu’il s’est composé des dehors de franchise et même… de rudesse, qui semblent contraster avec la position qu’il occupe et à laquelle sa valeur, comme artiste, n’aurait pu le conduire sans beaucoup d’adresse.

Chenavard me disait que les vrais hommes de mérite n’avaient besoin de nulle affectation et n’avaient nul rôle à jouer, pour parvenir à l’estime. Voltaire était plein de petites colères qu’il laissait échapper devant tout le monde. Il me citait des caricatures qu’un certain Hubert avait faites de lui, qui le représentaient dans toutes sortes de situations ridicules dans lesquelles il se laissait très bien surprendre. Bossuet était l’homme le plus simple, coquetant avec les vieilles dévotes, etc. On connaît l’aventure de Turenne et de la claque que lui donne son palefrenier. Une autre fois, on le vit sur le boulevard, qui était alors un lieu à peu près désert, servant d’arbitre à des joueurs de boule, à qui il prêtait sa canne pour mesurer les distances, et se mettant lui-même de la partie.

Il m’a dit, en me quittant, que les hommes se divisaient en deux parties : les uns n’ont qu’une loi unique et qui est leur intérêt ; pour ceux-là, la ligne à suivre est bien simple, et ils n’ont en toutes choses qu’à suivre ce juge infaillible ; les autres ont le sentiment de la justice et l’intention de s’y conformer ; mais la plupart n’y obéissent qu’à moitié ou mieux n’y obéissent point du tout, tout en se faisant reproches ; ou bien, après avoir perdu de vue pendant quelque temps cette règle de leurs actions, y reviennent en donnant dans un excès qui leur ôte le fruit de leur conduite précédente, tout en leur laissant le blâme. Ainsi ils auront, par exemple, flatté les passions d’un protecteur dont ils attendent une faveur, et puis brusquement ils cesseront de le voir et iront jusqu’à se faire ses ennemis.

Pelletier m’avait dit le matin que, pour n’avoir rien à se reprocher, il avait mis son ambition dans sa poche. Je disais à Chenavard que je pensais qu’il était impossible de se trouver mêlé aux affaires des autres et de s’en tirer complètement honnête. « Comment voulez-vous, disait-il, qu’il en soit autrement ? Celui qui prend l’équité pour règle ne peut absolument lutter contre celui qui ne songe qu’à son intérêt : il sera toujours battu dans la carrière de l’ambition. »

Lundi 5 mars. — Le matin, Dubufe[408] est venu me chercher pour voir à la Chambre des députés sa République ; il m’a ramené.

Soleil magnifique. Le temps, depuis quinze jours, et au reste pendant presque tout cet hiver, est d’une douceur extrême. Je n’en suis pas moins horriblement enrhumé, si bien que j’hésitais à aller ce soir chez Boissard.

J’y ai été cependant. La jeune somnambule pantomime devait y venir. Elle n’est venue qu’à onze heures passées, amenée par Gautier, qui avait été la chercher et l’avait trouvée couchée. Elle a une tête charmante et pleine de grâce ; elle a fait à merveille les simagrées de l’endormement. Ses poses contournées et pleines de charme sont tout à fait faites pour les peintres.

En attendant son arrivée, j’ai été avec Meissonier[409] chez lui, voir son dessin de la Barricade. C’est horrible de vérité, et quoiqu’on ne puisse dire que ce ne puisse être exact, peut-être manque-t-il le je ne sais quoi qui fait un objet d’art d’un objet odieux. J’en dis autant de ses études sur nature ; elles sont plus froides que sa composition et tracées du même crayon dont Watteau eût dessiné ses coquettes et ses jolies figures de bergers. Immense mérite malgré cela.

J’y vois de plus en plus, pour mon instruction et pour ma consolation, la confirmation de ce que Cogniet me disait l’année dernière, à propos de l’Homme dévoré par un lion[410], lorsqu’il voyait ce tableau à côté des vaches de Mlle Bonheur[411], à savoir qu’il y a dans la peinture autre chose que l’exactitude et le rendu précis d’après le modèle. J’ai éprouvé ce matin une impression analogue, mais beaucoup plus concevable, puisqu’il s’agissait d’une peinture d’un ordre tout à fait inférieur. En revenant de voir la figure de Dubufe, les peintures de mon atelier et entre autres mon triste Marc-Aurèle[412], que je me suis accoutumée dédaigner, m’ont paru des chefs-d’œuvre. À quoi tient donc l’impression ? Voici assurément : dans le dessin de Meissonier, elle était infiniment supérieure aux études d’après nature.

Fait la connaissance de Prudent[413] ; il imite beaucoup Chopin. J’en ai été fier pour mon pauvre grand homme mourant.

Mercredi 7 mars. — Préault venu le matin. Il y avait bien longtemps que je ne l’avais vu ; il m’a intéressé et amusé. Il a l’air de la bienveillance, sinon les sentiments, et cela me suffit pour me séduire. Au reste, je l’aime beaucoup.

Il me disait, à propos de la Pharsale, que c’était une mine féconde : par exemple, César s’arrêtant au bord du Rubicon, l’Évocation de la Pythonisse, etc. Il me conseille de faire pour l’année prochaine quelque sujet terrible. Cet élément est le plus fort pour frapper tout le monde.

Jeudi 8 mars. — Le soir, Chopin. Vu chez lui un original qui est arrivé de Quimper pour l’admirer et pour le guérir ; car il est ou a été médecin et a un grand mépris pour les homéopathes de toutes couleurs. C’est un amateur forcené de musique ; mais son admiration se borne à peu près à Beethoven et à Chopin. Mozart ne lui paraît pas à la hauteur de ces noms-là ; Cimarosa est perruque, etc.

Il faut être de Quimper pour avoir de ces idées-là, et pour les exprimer avec cet aplomb : cela passe sur le compte de la franchise bretonne… Je déteste cette espèce de caractère ; cette prétendue franchise à l’aide de laquelle on débite des opinions tranchantes ou blessantes est ce qui m’est le plus antipathique. Il n’y a plus de rapports possibles entre les hommes, s’il suffit de cette franchise-là pour répondre à tout. Franchement il faut, avec cette disposition, vivre dans une étable, où les rapports s’établissent à coups de fourche ou de cornes ; voilà de la franchise que je préfère.

— Le matin, chez Couder[414], pour parler du tableau de Lyon. Il est spirituel, et sa femme est fort bien. Si nous avions été francs l’un et l’autre, à la manière de mon Breton, nous nous serions battus avant la fin de la séance ; nous nous sommes, au contraire, quittés en fort bonne intelligence.

Samedi, 10 mars. — Vu Mme de Forget le soir, M. de T… le matin.

J’ai été frappé de son Albert Dürer, et comme je ne l’avais jamais été ; j’ai remarqué, en présence de son Saint Hubert, de son Adam et Ève, que le vrai peintre est celui qui connaît toute la nature. Ainsi ses figures humaines n’ont pas chez lui plus de perfection que celles des animaux de toutes sortes, des arbres, etc. ; il fait tout au même degré, c’est-à-dire avec l’espèce de rendu que comporte l’avancement des arts à son époque. Il est un peintre instructif ; tout, chez lui, est à consulter.

Vu une gravure que je ne connaissais pas, celle du Chanoine luxurieux, qui s’est endormi près de son poêle : le diable lui montre une femme nue, laquelle est d’un style plus élevé qu’à l’ordinaire, et l’Amour tout éclopé cherche à se grandir sur des échasses.

Il ma montré une lettre de mon père ; cela m’a fait plaisir. Ce qui m’a le plus frappé dans ses autographes est un écrit de Léonard de Vinci, sur lequel il y a des croquis où il se rend compte du système antique de dessins par les boules[415] ; il a tout découvert. Ces manuscrits sont écrits à rebours.

Onslow y est venu. La liaison intime qui est entre eux a un peu refroidi mon désir d’être invité à ses quatuors.

— En revenant, travaillé au rideau de table, au Vase de fleurs[416].

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— Carrier[342] était venu ce matin ; il m’a beaucoup parlé de Prud’hon. Il préférait beaucoup Gros à David. — Reçu une lettre de Grzimala[343] le soir, qui me demande la Barque.

28 avril. — Malaise le matin.

Sorti vers une heure pour voir M. Thiers ; il était sorti, ou ne recevait pas.

Vers trois heures, Grzimala et son comte polonais ; ensuite M. de Geloës[344], qui venait me demander le Christ ou le Bateau. Entré dans mon atelier, il me demande le Christ au tombeau[345], et nous convenons de 2,000 francs, sans la bordure.

29 avril. — Prêté à Vieillard la Révolution de Michelet ; il m’a rendu la Mare au diable.

Hédouin et Leleux venus ce matin ; ils vont en Afrique.

Mornay et Vieillard dans la journée ; ils se sont encore rencontrés.

30 avril. — J’essaye de travailler et j’éprouve toujours cette irritation intérieure ; il faut de la patience.

Vers trois heures j’ai été chez Mme Delessert : je l’ai trouvée changée. Je suis parti avec elle : elle m’a déposé chez Souty[346], où j’ai été voir le tableau de Susanne, attribué à Rubens. C’est un Jordaens des plus caractérisés et un magnifique tableau.

On voit là quelques tableaux modernes, qui font une triste figure à côté du flamand. Ce qui attriste dans toutes ces malheureuses toiles, c’est l’absence absolue de caractère ; on voit dans chacun celui qu’ils ont voulu se donner, mais rien ne porte un cachet ; il faut en excepter l’Allée d’arbres, de Rousseau, qui est une œuvre excellente dans beaucoup de parties ; le bas est parfait ; le haut est d’une obscurité qui doit tenir à quelques changements ; le tableau tombe par écailles. — Il y a un tableau de Cottreau[347], déplorable : la tête d’un certain sultan qui rit est l’ouvrage du plus sot des hommes, et il s’en faut bien que l’auteur soit cela. Pourquoi a-t-il choisi une profession dans laquelle son esprit lui est inutile ?

Le Jordaens est un chef-d’œuvre d’imitation, mais d’imitation large et bien entendue, comme peinture. Voici un homme qui fait bien ce qu’il est propre à faire !… Que les organisations sont diverses ! Cette absence complète d’idéal choque malgré la perfection de la peinture : la tête de cette femme est d’une vulgarité de traits et d’expression qui passe toute idée. Comment ne s’est-il pas senti le besoin de rendre le côté poétique de ce sujet, autrement qu’avec les admirables oppositions de couleur qui en font le chef-d’œuvre ?… La brutalité de ces vieillards, le chaste effroi de la femme honnête, ses formes délicates, qu’il semble que l’œil lui-même ne dût point voir, tout cela eût été chez Prud’hon, chez Lesueur, chez Raphaël ; ici elle a l’air d’intelligence avec eux et il n’y a d’animé chez eux que l’admirable couleur de leurs têtes, de leurs mains, de leurs draperies. Cette peinture est la plus grande preuve possible de l’impossibilité de réunir d’une manière supérieure la vérité du dessin et de la couleur à la grandeur, à la poésie, au charme. J’ai d’abord été renversé par la force et la science de cette peinture, et j’ai vu qu’il m’était également impossible de peindre aussi vigoureusement et d’imaginer aussi pauvrement ; j’ai besoin de la couleur, j’en ai un besoin égal, mais elle a pour moi un autre but ; je me suis donc réconcilié avec moi-même, après avoir reçu d’abord l’impression d’une admirable qualité qui m’est refusée ; ce rendu, cette précision sont à mille lieues de moi, ou plutôt j’en suis à mille lieues ; cette peinture ne m’a pas saisi, comme beaucoup de belles peintures. Un Rubens m’eût ému davantage ; mais quelle différence entre ces deux hommes ! Rubens, à travers ses couleurs crues et ses grosses formes, arrive à un idéal des plus puissants. La force, la véhémence, l’éclat le dispensent de la grâce et du charme.

1er mai. — Été chez J… vers midi ; nous avons été promener au bois de Boulogne, après avoir passé une matinée charmante.

2 mai. — Je ne me sens pas encore en train de travailler.

— Martin[348], ancien élève, sot parfait, revient d’Italie, tout bouffi de ce qu’il a vu, et encore plus sot à raison de cela.

— Journée insipide sans travail, et nullité complète.

— Après dîner, chez Pierret par le temps le plus froid ; revenu assez tard et à pied, ce en quoi j’ai eu tort, car je me suis fatigué.

— Planet était venu le matin ; je lui ai promis une étude pour la mansarde qu’il fait maintenant.

— Mme Marliani venue dans la journée ; elle est toujours au même point avec son mari. Elle me parle de Clésinger comme d’un prétendant pour Solange[349] ; cette idée ne m’était pas venue.

3 mai. — Resté au lit jusqu’à onze heures. Grenier est venu pour m’acheter le Naufrage : c’est trop tard. Il voulait l’emporter dans sa retraite, à la campagne, pour en jouir.

Dufays ensuite ; j’ai tort de dire si librement mon avis avec des gens qui ne sont pas mes amis. Le docteur Laugier[350] ensuite. Je lui ai parlé varicocèle ; il est d’avis d’un bandage particulier. Je vois que tous mes petits maux sont, suivant lui, objets inhérents à ma constitution, et avec lesquels il faut vivre.

— Femme nue et debout : la Mort s’apprête à la saisir.

— Femme qui se peigne[351] : la Mort apprête son râteau.

— Adam et Ève : les Maux et la Mort en perspective, au moment où ils vont manger le fruit, ou plutôt groupés sur les branches fatales et sur le point de fondre sur l’humanité.

— Chez Jacquet[352] : le petit Faune, un pied environ. La Vénus grecque, trois pieds. Bas-relief : Combat d’Hercule et d’Apollon. Minerve au serpent, bas-relief.

— Sorti dans la journée ; passé voir un dessin de Lacroix[353] chez Aubry[354]. Revenu chez moi par le boulevard.

— Le soir, sorti pour aller chez Leblond ; il sortait. Fatigué de ces deux courses.

4 mai. — Malaise dans le milieu de la journée, qui ressemble à de la fièvre. Je crois quelle revient un peu à l’heure quelle venait dans le commencement. Je me suis endormi vers deux ou trois heures, et l’état fiévreux était complètement passé.

Aubry était venu le matin. Ce que j’ai vu hier chez lui est fort triste pour l’avenir de notre école. Le Boucher et le Vanloo sont les grands hommes sur lesquels elle a les yeux, pour suivre leurs traces ; mais il y avait chez ces hommes un véritable savoir mêlé à leur mauvais goût. Une niaise adresse de la main est le but suprême.

— Il est venu me chercher à cinq heures et demie, et j’y ai dîné : bonne et douce soirée.

— Je vois dans la presse l’annonce du mariage de Solange ; cette précipitation est incroyable !

5 mai. — Resté au lit jusqu’à dix heures et demie. Villot m’a trouvé au lit ; j’ai eu du plaisir à le voir.

Nous avons parlé des horribles ennuis de la vie. Chacun fait bonne contenance, mais chacun est dévoré… Il rencontre l’autre jour Colet, qui se montre joyeux de le voir et de causer avec lui, mais il le quitte bientôt et lui dit avec accablement : « Je rentre chez moi… Et pourquoi, et comment cela se peut-il autrement ? »

De là nous passons à la nécessité de s’occuper pour échapper passagèrement au sentiment de nos maux. Il a remarqué que les vieillards n’éprouvent pas autant ce besoin. Il me cite M. Barbier, père de sa femme, et M. Robelleau. Ces deux hommes lisent très peu. Ils vivent avec leurs souvenirs, et l’ennui ne les gagne pas. Il me rappelle que Bataille[355], qui était désœuvré comme eux, en apparence, ne se plaignait jamais du poids du temps.

— Le soir, entré à Notre-Dame de Lorette. Entendu de la musique.

Ensuite chez Leblond ; Garcia y était. Il m’a chanté un superbe air de Cimarosa, du Sacrifice d’Abraham. Mme Leblond m’a chanté quelque chose et m’a fait plaisir.

Je n’ai dans la tête qu’accords de Cimarosa. Quel génie varié, souple et élégant ! Décidément, il est plus dramatique que Mozart.

6 mai. — Chez Villot vers une heure et resté à son atelier jusqu’à cinq heures et demie.

Vu de l’anatomie ; il y a à faire avec ses fragments de Chaudet[356] et son ouvrage gravé de l’anatomie de Gamelin[357], peintre de Toulouse en 1779. J’ai même ébauché un Père du désert couché, auquel un corbeau apporte du pain.

J’ai trouvé du plaisir dans ces heures passées avec lui. Peu ou prou d’amitié est une bonne chose.

— Sujets : La Mort planant sur un champ de bataille : des squelettes.

La Mort dans sa caverne, qui entend la trompette du jugement dernier.

7 mai. — Reçu une lettre de Mme Sand… La pauvre amie m’écrit la lettre la plus aimable, et son cœur a du chagrin.

— J’ai été voir la figure de Clésinger. Hélas ! je crois que Planche a raison : c’est du daguerréotype en sculpture, sauf une exécution vraiment très habile du marbre. Ce qui le prouve, c’est la faiblesse de ses autres morceaux : nulle proportion, etc. Le défaut d’intelligence comme lignes, dans sa figure ; on ne la voit entière de nulle part.

— J’ai vu le Salon très agréablement, sans rencontrer qui que ce soit. Le tableau de Couture m’a fait plaisir[358] ; c’est un homme très complet dans son genre. Ce qui lui manque, je crois qu’il ne l’acquerra jamais ; en revanche, il est bien maître de ce qu’il sait. Son portrait de femme m’a plu.

J’ai vu mes tableaux sans trop de déplaisir, surtout les Musiciens juifs et le Bateau[359]. Le Christ[360] ne m’a pas trop déplu.

Resté le soir, fatigué, mais point souffrant du tout.

8 mai. — Dîné chez Mme de Forget. — Repris le Christ au tombeau dans la journée.

9 mai. — Chez Mme Marliani le soir. Elle m’apprend la maladie de Chopin. Le pauvre enfant est malade depuis huit jours, et très gravement. Il va un peu mieux à présent.

D’Arpentigny a recommencé ses antiennes sur Clésinger. Nous sommes revenus côte à côte une partie du chemin.

10 mai. — Été le matin chez Chopin, sans être reçu.

Travaillé dans la soirée au Christ et à la figure du devant.

11 mai. — Lessore[361] venu le matin. — Chez Chopin vers onze heures.

Retrouvé chez moi R… avec ses portefeuilles que j’ai vus avec plaisir, mais avec encore plus de fatigue. Mornay y assistait aussi. Il me demande de lui faire un petit tableau au sujet de la scène qui suit la bataille de Coutras : Henri IV dans sa maison, etc.

— Dîné avec J… Elle m’a conduit vers neuf heures chez Chopin ; j’y suis resté jusqu’à minuit passé ; Mlle de R… y était, et son ami Herbaut.

12 mai. — Vu M. Boileux[362], de Blois. Est venu me demander avec empressement mes Juifs du Salon pour un amateur de son pays ; c’est un peu tard.

J’avais mille choses à faire avant mon départ pour Champrosay : le mauvais temps, la paresse me font remettre.

Vers trois heures, je réponds à Mme Sand, hélas !

Lu les Mousquetaires jusqu’à cette heure-là ; fort amusé.

M. L. Ménard[363] : l’avertir de la terminaison des peintures à la Chambre des députés.

Champrosay, lundi 22 mai. — Le matin, assis dans la forêt. — Je pensais à ces charmantes allégories du Moyen Age et de la Renaissance, ces cités de Dieu, ces élysées lumineux, peuplés de figures gracieuses, etc… N’est-ce pas la tendance d’époques dans lesquelles les croyances aux puissances supérieures ont conservé toute leur force ? L’âme s’élançait sans cesse des trivialités ou des misères de la vie réelle dans des demeures imaginaires que l’on embellissait de tout ce qui manquait autour de soi.

C’est aussi celles d’époques malheureuses où des puissances redoutables pèsent sur les hommes et compriment les élans de l’imagination. La nature, qui n’a pas été vaincue par le génie de l’homme à ces époques, augmentant les besoins matériels, fait trouver la vie plus dure et fait rêver avec plus d’énergie à un bien-être inconnu. De notre temps, au contraire, les jouissances sont plus communes, l’habitation meilleure, les distances plus facilement franchies. Le désir poétisait donc alors comme toujours l’existence des malheureux mortels, condamnés à dédaigner ce qu’ils possèdent.

Les actes n’étaient occupés qu’à élever l’âme au-dessus de la matière. De nos jours c’est tout le contraire. On ne cherche plus à nous amuser qu’avec le spectacle de nos misères dont nous devrions être avides de détourner les yeux. Le protestantisme d’abord a disposé à ce changement. Il a dépeuplé le ciel et les églises. Les peuples d’un génie positif l’ont embrassé avec ardeur. Le bonheur matériel est donc le seul pour les modernes. La révolution a achevé de nous fixer à la glèbe de l’intérêt et de la jouissance physique. Elle a aboli toute espèce de croyance : au lieu de cet appui naturel que cherche une créature aussi faible que l’homme dans une force surnaturelle, elle lui a présenté des mots abstraits : la raison, la justice, l’égalité, le droit. Une association de brigands se régit aussi bien par ces mots-là que peut le faire une société moralement organisée. Ils n’ont rien de commun avec la bonté, la tendresse, la charité, le dévouement. Les bandits observent les uns avec les autres une justice, une raison qui les fait se préférer avant tout, une certaine égalité dans le partage de leurs rapines qui leur semble justice exercée sur des riches insolents ou sur des heureux qui leur semblent l’être à leurs dépens. Il n’est pas besoin d’y regarder de bien près pour voir que la société actuelle se gouverne à peu près d’après les mêmes principes et en en faisant la même interprétation.

Je ne sais si le monde a vu encore un pareil spectacle, celui de l’égoïsme remplaçant toutes les vertus qui étaient regardées comme la sauvegarde des sociétés.

— Revenu de Champrosay, le soir, où j’étais depuis le jeudi 13.

23 mai. — Chez J… le matin. Temps affreux de chaleur. Le soir, resté chez moi tout abattu.

25 mai. — Repris le Christ.

26 mai. — Travaillé avec ardeur, quoique peu de moments. — Femmes d’Alger. — Composé un Intérieur d’Oran avec figures. — La Femme qui se lave les pieds, paysage de Tanger.

— Chez Pierret le soir. Parlé du départ de son fils.

— Villot venu le matin : je l’ai trouvé changé.

— Reçu de M. Labello, pour le comte Tyszkiewiez, 500 francs pour le Canot naufragé[364].

— Chopin venu dans la journée ; il repart vendredi pour Ville-d’Avray.

27 mai. — Travaillé avec plaisir aux Femmes d’Alger : la femme du devant.

— Dîné chez Chabrier avec M. Poinsot, Rayer, David, Vieillard.

Bonne journée, soirée charmante : conversation toujours intéressante. Le génie, l’esprit, la finesse, la simplicité, la raison, le sens, tout ce qui est si rare. Il adore Voltaire, c’est tout simple ; je lui ai trouvé des idées justes sur tout.

5 juin. — Dîné avec Vieillard chez Mme de Forget. — Le matin, Planet est venu avec M. Martens, pour daguerréotyper la Cléopâtre[365]. Petite réussite.

6 juin. — Petit livre de croquis, avec crayon qui ne s’use pas, chez Ricois, rue des Petits-Augustins.

7 juin. — Au Père-Lachaise, avec Jenny[366], pour arranger les tombes et voir l’ouvrage de David. Commencé, à partir de ce jour, l’arrangement avec le jardinier susdit, pour entretenir, moyennant vingt francs par an, les tombeaux de ma mère, etc., puis autre arrangement avec lui pour recreuser l’inscription de ma mère et nettoyer la pierre.

8 juin. — Varcollier[367]. — Cave[368]. — Nilson. — Scheffer. — Delessert.

9 juin. — Chez la plupart des hommes, l’intelligence est un terrain qui demeure en friche presque toute la vie. On a droit de s’étonner en voyant une foule de gens stupides ou au moins médiocres, qui ne semblent vivre que pour végéter, que Dieu ait donné à ses créatures la raison, la faculté d’imaginer, de comparer, de combiner, etc., pour produire si peu de fruits. La paresse, l’ignorance, la situation où le hasard les jette, changent presque tous les hommes en instruments passifs des circonstances. Nous ne connaissons jamais ce que nous pouvons obtenir de nous-mêmes. La paresse est sans doute le plus grand ennemi du développement de nos facultés. Le Connais-toi toi-même serait donc l’axiome fondamental de toute société, où chacun de ses membres ferait exactement son rôle et le remplirait dans toute son étendue.

13 juin. — Mannequin à 350 francs, chez Lefranc, rue du Four-Sakit-Germain, 23.

— Dîné avec Villot et Pierret.

— Chez Villot vers trois heures et retouché le cuivre des Arabes d’Oran[369].

14 juin. — Travaillé à la Chambre. Ébauché le groupe des Barbares du devant[370].

15 juin. — À Neuilly. Revenu avec Laurent Jan.

« … Une pareille manière d’écrire qui transporte dans le style l’abandon familier ou cynique de la conversation (le style de Michelet, les mots de polisson, etc.) est blâmable à plus d’un titre, car elle dénote chez l’auteur qui se la permet non moins de prétention que d’impuissance. Il se propose en effet de trancher sur les autres écrivains par l’audace de ses expressions, la bigarrure de ses couleurs, l’allure débraillée de ses phrases ; et pourquoi ne pas prouver plutôt la force, en acceptant toutes les conditions, en se jouant en maître de toutes les difficultés de l’art d’écrire ? C’est dans l’accord des qualités individuelles avec les lois générales du beau et du bon, qu’éclate la véritable originalité. »

(Lerminier, Sur Michelet, Lamartine. — Revue des Deux Mondes, 15 juin 1847.)

17 juin. — Dîné chez Leblond avec Halévy, Adam, Duponchel, Garcia, Guasco, etc. Halévy m’invite pour mercredi.

20 juin. — Chez Boissard. Reprise de la musique.

Roberetti n’étant pas d’abord arrivé, trio de Beethoven. Puis Mozart a fait tous les frais jusqu’à la fin. Je l’ai trouvé plus varié, plus sublime, plus plein de ressources que jamais.

J’ai beaucoup remarqué, en présence du tableau de Boissard représentant un Christ, le dessus de porte de son atelier. Ces peintures, quoique médiocres, sont une excellente leçon, que je lui appliquais à l’instant même, de ce principe, qui veut qu’un objet, même très clair, s’enlève presque toujours en brun sur un objet plus brun. Elles mériteraient pour cela qu’on en fît des esquisses.

— Je suis en très bonne santé depuis quelque temps et vais très souvent à la Chambre.

25 juin. — Ce jour, probablement à l’heure de mon dîner, est venu Grzimala. Il m’a dit sur ma peinture des choses qui m’ont plu, entre autres : l’idée le frappant toujours plus que la convention de la peinture ; de plus, tous les tableaux présentent quelque chose de ridicule qui tient à des modes, etc. Il ne trouve jamais cela dans les miens. Aurait-il vraiment raison ? Pourrait-on inférer de là que moins l’élément transitoire qui contribue le plus souvent au succès actuel se mêle aux ouvrages, plus ils ont la condition de durée et de grandeur ?… Développer ceci.

27 juin. — Travaillé à la Chambre. Fait les deux cavaliers[371].

Dans la journée chez Roberetti, et le soir dîné avec Leblond, Garcia, Guasco, Ronconi[372].

28 juin. — Dîné chez Pierret avec Soulier, que je n’ai pas vu depuis un an au moins. Sa vue m’a fait beaucoup de plaisir.

— L’Académie des sciences morales et politiques remet au concours la question suivante :

Rechercher quelle influence les progrès et le goût du bien-être matériel exercent sur la moralité du peuple. — Le prix est de 1,500 francs.

29 juin. — Travaillé à la Chambre et dîné chez moi avec Soulier, Villot, Pierret. Bonne soirée.

J’ai mis quelque ordre dans mes croquis aujourd’hui et hier.

— Repris du goût pour l’allégorie de la gloire. Ugolin[373], etc. — Saint-Marcel[374] venu dans la journée.

30 juin. — Triqueti[375] venu dans la journée. Nous devons aller lundi chez le duc de Montpensier.

Mme de Forget venue me prendre vers quatre heures et demie pour aller à Monceaux ; nous nous sommes promenés, après dîner, aux Champs-Élysées.

Vu son ancienne pension sur le quai[376] et la maison de Riesener ; elle est encore pleine de maçons.

1er juillet. — À la Chambre le matin. — Séance chez Chopin à trois heures. Il a été divin. On lui a exécuté son trio, puis il la exécuté lui-même et de main de maître.

— Grzimala nous a fait dîner avec une petite femme de sa connaissance, qui va aux Eaux-Bonnes.

9 juillet. — Travaillé au Christ au tombeau.

— À Passy, vers trois heures et demie. Mme Delessert part lundi pour Plombières ; je l’avais revue à Vincennes, à la soirée du Prince, deux ou trois jours auparavant. C’est en revenant de cette course à Passy que j’ai rencontré Scheffer jeune, rue Blanche, qui m’a fait une plaisanterie au sujet d’une rose que j’avais à la main.

10 juillet. — Le cousin Delacroix[377] venu dans la journée : sa vue m’a fait plaisir. Il passe ici une huitaine. Chopin est venu pendant qu’il y était.

Fait la Madeleine dans le tableau susdit.

Se rappeler l’effet simple de la tête : elle était ébauchée d’un ton très gris et éteint. J’étais incertain si je la mettrais dans l’ombre davantage, ou si je mettrais des clairs plus vifs : j’ai légèrement prononcé nonce ces derniers sur cette masse, et il a suffi de colorer avec des tons chauds et reflétés toute la partie ombrée ; et, quoique le clair et l’ombre soient presque de même valeur, les tons froids de l’un et chauds de l’autre suffisent à accentuer le tout. Nous disions avec Villot, le lendemain, qu’il faut bien peu de chose pour faire de l’effet de cette manière. En plein air surtout, cet effet est des plus frappants ; Paul Véronèse lui doit une grande partie de son admirable simplicité.

Un principe que Villot regarde comme le plus fécond, c’est celui de faire détacher les objets un peu foncés sur ceux qui sont derrière, par la masse de l’objet et dans l’ébauche par le ton local établi dès le principe. Je n’en comprends pas l’application autant que lui. A rechercher.

Véronèse doit aussi beaucoup de sa simplicité à l’absence de détails qui lui permet l’établissement du ton local, dès le commencement. La détrempe l’a forcé presque à cette simplicité. La simplicité dans les draperies en donne singulièrement à tout le reste. Le contour vigoureux qu’il trace à propos autour de ses figures contribue à compléter l’effet de la simplicité de ses oppositions d’ombre et de lumière, et achève et relève le tout.

Paul Véronèse n’affiche pas, comme Titien, par exemple, la prétention de faire un chef-d’œuvre à chaque tableau. Cette habileté à ne pas faire trop partout, cette insouciance apparente des détails qui donne tant de simplicité est due à l’habitude de la décoration. On est forcé dans ce genre de laisser beaucoup de parties sacrifiées.

Il faut appliquer surtout à la représentation des natures jeunes ce principe du peu de différence de valeur des ombres par rapport aux clairs. Il est à remarquer que plus le sujet est jeune, plus la transparence de la peau établit cet effet.

11 juillet. — Remarquer combien la prétendue civilisation émousse les sentiments naturels. Hector dit à Ajax, livre VII, en cessant le combat : « Déjà la nuit est avancée, et nous devons tous obéir à la nuit, qui met un terme aux travaux des hommes. »

20 juillet. — Jour de mon départ pour Champrosay, où je vais passer plus de quinze jours. Reçu le matin même la lettre où Mme Sand me parle de sa querelle avec sa fille.

Chopin venu le matin, comme je déjeunais après être rentré du Musée où j’avais reçu la commande de la copie du Corps de garde[378]. Il m’a parlé de la lettre qu’il a reçue ; mais il me l’a lue presque tout entière depuis mon retour. Il faut convenir qu’elle est atroce. Les cruelles passions, l’impatience longtemps comprimée s’y font jour ; et, par un contraste qui serait plaisant, s’il ne s’agissait d’un si triste sujet, l’auteur prend de temps en temps la place de la femme et se répand en tirades qui semblent empruntées à un roman ou à une homélie philosophique.

— Le matin au Louvre, chez M. de Gailleux[379], qui m’a demandé la répétition du Corps de garde[380].

— Je me suis occupé pendant ce séjour de Lara, Saint Sébastien et Arabes jouant aux échecs[381].

— Vieillard venu me surprendre un jour avant dîner. Nous avons passé un bon après-dîner.

30 juillet. — Revenu à Paris ce jour-là et retourné le soir.

12 août. — Vu au ministère la Sainte Anne, de Riesener.

24 août. — Donné à Lenoble 4,000 francs pour acheter trois actions de canaux et faire le versement des actions du Nord.

28 août. — Travaillé à la Chambre. Mornay venu me voir ; je l’ai invité à dîner pour demain. Villot est arrivé après son départ, vers cinq heures ; je l’ai retenu à dîner.

29 août. — Refait la tête du Christ.

Mornay et Piron sont venus dîner avec moi.

30 août. — Travaillé à la Chambre. Resté le soir.

31 août. — Travaillé à la copie du Corps de garde. — Repris la petite Lélia et une ancienne esquisse de Médée[382] que j’ai métamorphosée.

— Dîné chez Mme de Forget. Revenu le soir par la rue du Houssaye, de la Victoire.

1er septembre. — Sur les distances à Londres, j’écrivais à Vieillard :

« Car c’est par lieues qu’il faut compter ; cette disproportion seule entre l’immensité du lieu que ces gens-là habitent et l’exiguïté naturelle des proportions humaines me les fait déclarer ennemis de la vraie civilisation qui rapproche les hommes, de cette civilisation attique qui faisait le Parthénon grand comme une de nos maisons et qui renfermait tant d’intelligence, de vie, de force, de grandeur dans les limites étroites de frontière qui font sourire notre barbarie si étriquée dans ses immenses États. »

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27 février. — Lassalle[298], puis Arnoux[299], sont venus. Ce dernier cherche à se caser, après le naufrage de l’époque. J’ai écrit à Buloz[300] pour lui.

Grenier[301] est venu faire une étude au pastel d’après le Marc-Aurèle. Nous avons parlé de Mozart et de Beethoven ; il trouve dans ce dernier cette verve de misanthropie et de désespoir, surtout une peinture de la nature, qui n’est pas à ce degré chez les autres ; nous lui comparons Shakespeare. Il me fait l’honneur de me ranger dans la classe de ces sauvages contemplateurs de la nature humaine. Il faut avouer que, malgré sa céleste perfection, Mozart n’ouvre pas cet horizon-là à l’esprit. Cela viendrait-il de ce que Beethoven est le dernier venu ? Je crois qu’on peut dire qu’il a vraiment reflété davantage le caractère moderne des arts, tourné à l’expression de la mélancolie et de ce qu’à tort ou à raison on appelle romantisme ; cependant, Don Juan est plein de ce sentiment.

Dîné chez Mme de Forget et passé la soirée avec elle. Elle souffre encore, et je voudrais bien la voir se soigner mieux.

Rêvé de Mme de L… Décidément il ne se passe presque pas de nuit que je ne la voie ou que je ne sois heureux près d’elle, et je la néglige bien sottement : c’est un être charmant !

28 février. — Tracé au blanc le Foscari et couvert la toile avec grisaille, noir de pêche et blanc ; ce serait une assez bonne préparation pour éviter les tons roses et roux. La grande copie de Saint Benoît[302], que j’ai faite ainsi, a une fraîcheur difficile à obtenir par un autre moyen ; ma composition me paraît offrir des difficultés de perspective, que je n’attendais pas.

En somme, journée mal employée, quoique je n’aie pas été interrompu.

Gaultron est venu un seul moment pour l’affaire de Bordeaux[303].

Dîné chez M. Thiers ; j’éprouve pour lui la même amitié et le même ennui dans son salon.

À dix heures avec d’Aragon chez Mme Sand ; il nous parle d’un ouvrage très intéressant, traduit par un M. Cazalis : La douloureuse Passion de N. S., par la Sœur Catherine Emmerich, extatique allemande. Lire cela. Ce sont des détails très singuliers sur la Passion, qui sont révélés à cette fille.

1er mars. — L’Afrique vaincue, nos soldats se jetant à la mer pour en prendre possession.

— La bataille d’Isly traitée poétiquement.

— L’Égypte soumise au génie de Bonaparte, etc.

— Je me suis mis, après mon déjeuner, à reprendre le Christ au tombeau[304]. C’est la troisième séance d’ébauche ; et, malgré un peu de malaise au milieu de la journée, je l’ai remonté vigoureusement et mis en état d’attendre une quatrième reprise.

Je suis satisfait de cette ébauche, mais comment conserver, en ajoutant des détails, cette impression d’ensemble qui résulte des masses très simples ? La plupart des peintres, et j’ai fait ainsi autrefois, commencent par les détails et donnent l’effet à la fin.

Quel que soit le chagrin que l’on éprouve à voir l’impression de simplicité d’une belle ébauche disparaître à mesure qu’on y ajoute des détails, il reste encore beaucoup plus de cette impression que vous ne parviendrez à en mettre quand vous avez procédé d’une façon inverse.

— Projeté toute la journée d’aller m’enterrer dans une loge en haut, au Mariage secret. Après dîner, le courage m’a manqué, et je suis resté lisant Monte-Cristo, qui ne m’a pas préservé du sommeil.

2 mars. — Le ton des rochers du fond, dans le Christ au tombeau.

Clairs ; terre d’ombre et blanc à côté de jaune de Naples et noir ; ce dernier ton ôte la teinte rose.

Autres clairs dorés exprimant de l’herbe : le ton d’ocre jaune et noir, modifié en sombre ou en clair.

Ombre : terre d’ombre et terre verte brûlée.

La terre verte naturelle se mêle également à tous les tons ci-dessus, suivant le besoin.

— Ce matin, s’est présenté un modèle qui m’a rappelé la nature de la pauvre Mme Vieillard (c’est Mme Labarre, rue Vivienne, 38 bis). Elle n’est pas bien et a cependant quelque chose de piquant ; c’est une nature originale.

Dufays est venu ; puis Colin[305]. Le premier des deux est frappé de la nécessité d’une révolution ; l’immoralité générale le frappe, il croit à l’avènement d’un état de choses où les coquins seront tenus en bride par les honnêtes gens.

Le jeune Knepfler est venu me montrer des esquisses et compositions.

— Mal disposé. J’ai essayé, très tard, de travailler au fond du Christ. Retravaillé les montagnes.

Un des grands avantages de l’ébauche par le ton et l’effet, sans inquiétude des détails, c’est qu’on est forcément amené à ne mettre que ceux qui sont absolument nécessaires. Commençant ici par finir les fonds, je les ai faits le plus simples possible, pour ne pas paraître surchargés, à côté des masses simples que présentent encore les figures. Réciproquement, quand j’achèverai les figures, la simplicité des fonds me permettra, me forcera même de n’y mettre que ce qu’il faut absolument. Ce serait bien le cas, une fois l’ébauche amenée à ce point, de faire autant que possible chaque morceau, en s’abstenant d’avancer le tableau en entier : je suppose toujours que l’effet et le ton sont trouvés partout. Je dis donc que la figure qu’on s’attacherait à finir parmi toutes les autres qui ne sont que massées, conserverait forcément de la simplicité dans les détails, pour ne pas la faire trop jurer avec les voisines, qui ne seraient qu’à l’ébauche. Il est évident que si, le tableau arrivé par l’ébauche à un état satisfaisant pour l’esprit, comme lignes, couleur et effet, on continue à travailler jusqu’au bout dans le même sens, c’est-à-dire en ébauchant toujours en quelque sorte, on perd en grande partie le bénéfice de cette grande simplicité d’impression qu’on a trouvée dans le principe ; l’œil s’accoutume aux détails qui se sont introduits de proche en proche dans chacune des figures et dans toutes en même temps ; le tableau ne semble jamais fini. Premier inconvénient : les détails étouffent les masses ; deuxième inconvénient : le travail devient beaucoup plus long.

— Bornot[306] le soir.

3 mars. — Ce mercredi, repris les rochers du fond du Christ et achevé l’ébauche de la Madeleine[307] : la figure nue du devant. Je regrette que cette ébauche manque un peu d’empâtement. Le temps lisse incroyablement les tableaux ; ma Sibylle[308] me paraissait déjà toute rentrée en quelque sorte dans la toile. C’est une chose à observer avec soin.

— Vu les Puritains[309] le mardi soir, avec Mme de Forget. Cette musique m’a fait grand plaisir. Le clair de lune de la fin est magnifique, comme ceux que fait le décorateur au théâtre. Ce sont des teintes très simples, je pense, du noir, du bleu et peut-être de la terre d’ombre, seulement bien entendu de plans, les uns sur les autres. La terrasse qui figure le dessus des remparts, ton très simple, avec rehauts très vifs de blanc, figurant les intervalles du mortier dans les pierres. La détrempe prête admirablement à cette simplicité d’effets, les teintes ne se mêlant pas comme dans l’huile. Sur le ciel très simplement peint, il y a plusieurs tours ou bâtiments crénelés, se détachant les uns sur les autres par la seule intensité du ton, les reflets bien marqués, et il suffit de quelques touches de blanc à peine modifié, pour toucher les clairs.

4 mars. — Ce matin, Villot venu ; je l’ai vu avec plaisir.

M. Geoffroy, de la part de Buloz. Villot ne lève jamais le siège, quand vient un étranger ; c’est incroyable d’indiscrétion.

— Retourné à la Chambre et pris la résolution de faire mon ménage de peintre moi-même ; je m’en suis fort bien tiré et j’y gagnerai de la liberté. C’était la onzième fois que j’y retournais, et le tableau est déjà bien avancé. Travaillé surtout à l’Orphée.

Ces ébauches avec le ton et la masse seule sont vraiment admirables pour ce genre de travaux sur parties comme des têtes, par exemple, préparées par une seule tache à peine modelée. Quand les tons sont justes, les traits se dessinent comme d’eux-mêmes. Ce tableau prend de la grandeur et de la simplicité ; je crois que c’est ce que j’ai fait de mieux dans le genre.

— Le soir, un instant chez Leblond, qui était venu après sa maladie.

Vieillard est venu aussi pendant la journée. J’ai bien regretté d’être absent.

5 mars. — Hier, en travaillant l’enfant qui est près de la femme de gauche dans l’Orphée, je me souvins de ces petites touches multipliées faites avec le pinceau et comme dans une miniature, dans la Vierge de Raphaël, que j’ai vue rue Grange-Batelière, avec Villot. Dans ces objets où l’on sacrifie au style avant tout, le beau pinceau libre et fier de Vanloo ne mène qu’à des à peu près. Le style ne peut résulter que d’une grande recherche, et la belle brosse est forcée de s’arrêter quand la touche est heureuse.

Tâcher de voir au Musée les grandes gouaches du Corrège : je crois qu’elles sont faites à très petites touches.

— Arnoux sort d’ici ce matin. Nous parlions des artistes qui se trouvent dans la position d’écrire sur leurs confrères, et il me rapporte le mot d’un M. Gabriel, vaudevilliste, qui dit à ce sujet : « On ne peut à la fois tenir les étrivières et montrer son derrière. »

— Je reçois une invitation pour dîner lundi chez le duc de Montpensier. Fatigue.

— Arnoux est venu me trouver ce matin ; il n est pas agréé pour le Salon, à la Revue[310].

— Été à la Chambre. Travaillé avec un entrain médiocre, mais néanmoins avancé beaucoup.

— Le soir, fatigué et humeur affreuse ; je suis resté chez moi. En vérité, je ne suis pas assez reconnaissant de ce que le ciel fait pour moi. Dans ces moments de fatigue, je crois tout perdu.

— Reçu en rentrant une lettre de Mme R…, avec un bon de 300 francs payable le 15 ; elle m’écrit aussi pour me demander comment il faut placer les fenêtres de son atelier, que je n’ai jamais vu.

6 mars. — Reposé par ma nuit.

Rentré dans mon atelier, j’y ai retrouvé de la bonne humeur ; je regarde les Chasses de Rubens : celle de l’hippopotame, qui est la plus féroce, est celle que je préfère. J’aime son emphase, j’aime ses formes outrées et lâchées. Je les adore de tout mon mépris pour les sucrées et les poupées qui se pâment aux peintures à la mode et à la musique de M. Verdi.

Mme Leblond, avant-hier, ne pouvait rien comprendre à mon admiration pour les deux charmants dessins de Prud’hon qu’a son mari.

— Mme G*** me demande un dessin pour une loterie et m’a assuré de son amitié.

— J’écris enfin à M. Roché[311].

— J’ai fait quelques croquis d’après les Chasses de Rubens ; il y a autant à apprendre dans ses exagérations et dans ses formes boursouflées que dans des imitations exactes.

— Dîné chez Mme de Forget. Revu M. Gayrac et sa fille, qui a fait un peu de musique.

7 mars. — Pierret est arrivé vers une heure et demie, comme j’allais m’habiller pour aller au Conservatoire.

Arrivé et entendu le premier morceau, seul dans la loge ; Mme Sand n’arrivait pas. Elle est venue juste pour entendre le morceau d’Onslow[312], morceau fort ennuyeux. En général, ce concert ne m’a pas ravi ; un morceau de piano et basse seulement, de Beethoven, m’a plu médiocrement, et un quatuor de Mozart a conclu. J’ai dit à Mme Sand, au retour chez elle, que Beethoven nous remue davantage, parce qu’il est l’homme de notre temps : il est romantique au suprême degré. Dîné avec elle : elle a été fort aimable ; nous devions aller ensemble voir le Luxembourg et la Chambre des députés.

D’Arpentigny venu le soir et rentré très tard.

La vue du Jugement de Pâris, de Raphaël, dans une épreuve affreusement usée, m’apparaît sous un jour nouveau, depuis que j’ai admiré, dans la Vierge au voile, de la rue Grange-Batelière, son admirable entente des lignes. Cet intérêt, mis à tout, est aussi une qualité qui efface complètement tout ce qu’on voit après. Il n’y faut même pas trop penser, de peur de jeter tout par les fenêtres.

Est-ce que l’espèce de froideur que j’ai toujours sentie pour le Titien ne viendrait pas de l’ignorance presque constante où il est relativement au charme des lignes ?

8 mars. — Repris l’Othello toute la journée ; il est très avancé. A cinq heures, parti pour Vincennes. Dîné chez le Prince, en passant par chez M. Delessert[313]. Dîné entre deux hommes qui m’étaient inconnus ; mon voisin de droite est un vieux major d’artillerie, qui est à moitié sourd, par l’effet du canon, sans doute. Nous avons causé néanmoins. Vu Spontini, auquel j’ai été présenté[314].

9 mars. — Hoffmann a fait un article sur Walter Scott. M. Dufays est venu ce matin et me le dit entre autres choses. Voilà qu’il me demande une recommandation auprès de Buloz. Je lui ai dit que je venais de parler pour Arnoux. Hoffmann, m’a-t-il dit, ayant lu les premiers ouvrages de Walter Scott, en fut très frappé ; il se regardait comme incapable de ce beau calme, et peut-être ne se savait-il pas gré des qualités tout opposées qui forment son talent.

Paresse extrême et lassitude de la veille.

Monte-Cristo me prend une partie de la journée.

10 mars. — Hésitation jusqu’à midi et demi. Je suis allé à la Chambre à cette heure et j’ai travaillé raisonnablement : les hommes à la charrue, la femme et les bœufs.

J’apprends, à mon retour, que mon vieux maître d’écriture Werdet est passé pour me voir. J’ai été heureux de ce souvenir.

Je reçois une lettre pour le convoi de la fille unique de Barye : ce malheureux va se trouver bien triste et bien seul.

11 mars. — Villot le matin. Il me parle des exécutions du jury.

Au convoi de la fille de Barye. Il ne s’y trouvait aucun des artistes ses amis que je vois ordinairement avec lui. A l’église sont venus Zimmermann, Dubufe, Brascassat, que je voyais pour la première fois : petite figure noire et rechignée. De l’église, chez Vieillard, que j’ai trouvé au lit ; il souffre d’un rhume. Il est toujours inconsolable. Nous avons beaucoup causé de l’éternelle question du progrès que nous entendons si diversement. Je lui ai parlé de Marc-Aurèle ; c’est le seul livre où il ait puisé quelque consolation depuis son malheur. Je lui ai cité le malheur de Barye, plus seul encore que lui ; d’abord c’est sa fille, ensuite il a certainement moins d’amis. Son caractère réservé, pour ne pas dire plus, écarte l’épanchement. Je lui ai dit qu’à tout bien considérer, la religion expliquait mieux que tous les systèmes la destinée de l’homme, c’est-à-dire la résignation. Marc-Aurèle n’est pas autre chose.

— Vu Perpignan pour toucher. Il m’a parlé de l’usine de Monceau comme placement.

Le dernier actionnaire restant de la première classe sur la tontine Lafarge a trente mille francs de rente ; il a cent ans. C’est un peu tard pour en jouir beaucoup.

— Rentré chez moi, et reparti à deux ou trois heures, pour aller chez M. Delessert. Trouvé Colet dans l’omnibus[315] ; il ne paraît pas ébloui par la gloire de Rossini ; il me dit qu’il n’était pas assez savant, etc… Vu M. Delessert, M. de Rémusat. M. Delessert venu ; il nous a parlé de la fin de son frère. J’ai vu avec grand plaisir le Samson tournant la meule, de Decamps : c’est du génie[316].

Revenu par le froid le plus glacial, malgré le soleil.

— Après mon dîner, j’ai été chez Mme de Forget ; c’était son jeudi. Larrey[317] et Gervais sont venus ; David[318]… Comme j’allais partir, il m’a fait des compliments sur ma coupole[319], mais ces compliments-là ne signifient rien.

— Perpignan m’avait raconté l’anecdote du vieux Thomas Paw, qui a vécu cent quarante ans. Un homme qui désirait le voir rencontra un vieillard décrépit qui se lamentait, et qui lui dit qu’il venait d’être battu par son père, pour n’avoir pas salué son grand-père, lequel était Paw.

Il dit très justement que les émotions usent la vie autant que les excès ; il me cite une femme qui avait expressément défendu qu’on lui racontât le moindre événement capable d’impressionner.

J’éprouve, du reste, combien je suis fatigué de parler avec action, même de prêter une attention soutenue à la pensée d’un autre.

12 mars. — Journée de fainéantise complète… J’ai essayé, au milieu de la journée, de me mettre au Valentin : j’ai été obligé de l’abandonner ; je suis retombé sur Monte-Cristo.

Après mon dîner, chez Mme Sand. Il fait une neige affreuse, et c’est en pataugeant que j’ai gagné la rue Saint-Lazare.

Le bon petit Chopin[320] nous a fait un peu de musique… Quel charmant génie ! M. Clésinger, sculpteur, était présent ; il me cause une impression peu favorable. Après son départ, d’Arpentigny m’a commencé son apologie dans le sens de mon impression.

13 mars. — Lacroix Gaspard[321] venu un instant. Il m’a beaucoup loué du dessin de mon Christ de la rue Saint-Louis. C’est la première fois qu’on m’en fait compliment.

Hier, Clésinger m’a parlé d’une statue de lui qu’il ne doutait pas que je n’aimasse beaucoup, à cause de la couleur qu’il y a mise. La couleur étant, à ce qu’il paraît, mon lot exclusif, il faut que j’en trouve dans la sculpture, pour qu’elle me plaise, ou seulement pour que je la comprenne… !

— Repris le Valentin.

— Mme de Forget est venue me chercher pour dîner, et à neuf heures j’ai été chez M. Moreau ; Couture y était.

14 mars. — Gaspard Lacroix est venu me prendre, et nous avons été chez Corot. Il prétend, comme quelques autres qui n’ont peut-être pas tort, que, malgré mon désir de systématiser, l’instinct m’emportera toujours.

Corot est un véritable artiste. Il faut voir un peintre chez lui pour avoir une idée de son mérite. J’ai revu là et apprécié tout autrement des tableaux que j’avais vus au Musée, et qui m’avaient frappé médiocrement. Son grand Baptême du Christ plein de beautés naïves ; ses arbres sont superbes. Je lui ai parlé de celui que j’ai à faire dans l’Orphée. Il m’a dit d’aller un peu devant moi, et en me livrant à ce qui viendrait ; c’est ainsi qu’il fait la plupart du temps… Il n’admet pas qu’on puisse faire beau en se donnant des peines infinies. Titien, Raphaël, Rubens, etc., ont fait facilement. Ils ne faisaient à la vérité que ce qu’ils savaient bien ; seulement leur registre était plus étendu que celui de tel autre qui ne fait que des paysages ou des fleurs, par exemple. Nonobstant cette facilité, il y a toutefois le travail indispensable. Corot creuse beaucoup sur un objet. Les idées lui viennent, et il ajoute en travaillant ; c’est la bonne manière.

— Chez M. Thiers, le soir.

Je suis rentré souffrant et dans une humeur affreuse, après une courte promenade sur le boulevard. Ce Paris est affreux ! que cette tristesse est cruelle !… Pourquoi ne pas voir les biens que le ciel m’a accordés ?… L’hypocondrie offusque tout.

15 mars. — Grenier venu à la Chambre. Il est venu me joindre. Après avoir servi d’enclume, je vais, selon lui, servir de marteau.

Le Sénèque est une de ses préférences ; il aime le Socrate pour la couleur.

C’était la quatorzième fois !… J’ai peu travaillé, à cause de cette interruption ; j’ai pris le groupe des déesses en l’air.

— Ensuite chez Mlle Mars ; elle était mourante[322]. Je l’ai vue : c’était la mort !

— Rentré fatigué, et chez Leblond le soir. Il m’a montré des aquarelles du temps de nos soirées ; j’ai été étonné de celles de Soulier ; elles font toutes une impression sur l’imagination bien supérieure à celle que font les Fielding, etc.

16 mars. — Peu disposé ce matin.

J… venue dans la journée, en sortant du Salon ; mes tableaux n’y font pas mal. Elle est sortie à la vue de Vieillard ; il venait de l’Exposition des Artistes, rue Saint-Lazare. La tête de Cléopâtre admirée par lui et par M. Lefebvre[323], qui trouvait que c’était la seule qui eût cette force… Et d’où vient qu’ils ne voyaient pas cela il y a dix ans ? Il faut donc que la mode se mêle de tout !…

M. Van Isaker[324] venu me demander quels étaient ceux de mes tableaux à vendre : le Christ, l’Odalisque lui convenaient. Je lui ai montré les Femmes d’Alger et le Lion en train avec le Chasseur mort ; il me prend les premiers pour quinze cents francs ; l’autre pour huit cents francs.

Le prévenir quand j’aurai achevé.

Je voulais le soir retourner chez Mlle Mars et aller chez Asseline, mais j’ai préféré me reposer et me suis couché de bonne heure.

— Grenier me dit que le ton qui est violet dans la partie supérieure du tableau des Marocains endormis aurait fait également la lumière de la lampe, étant orangé. Je crois qu’il a raison, témoin le terrain dans l’Othello[325], qui était violâtre et que j’ai massé d’un ton orangé. L’observer dans le Valentin.

17 mars. — Travaillé à la Chambre. J’ai éprouvé combien ce lieu est malsain ; j’y suis trop resté.

Mlle Mars, en sortant. La pauvre femme est toujours dans le même état.

Malade ce soir et la journée suivante.

Grenier venu le matin ; il m’a donné des nouvelles du Salon.

Lacroix venu ensuite pour me donner l’adresse d’un maître de dessin, pour des gens qui m’ont été adressés par Mme Babut.

18 mars. — Je devais aller le soir chez Bertin[326], j’y ai renoncé ; mal d’oreille, joint au mal de gorge.

Sorti vers quatre heures ; cette promenade, au lieu de me disposer favorablement, a fait le contraire.

19 mars. — Chez J…, vers midi et demi ; elle allait sortir avec Mme de Querelles. Elles ont un peu modifié leurs arrangements, et nous sommes sortis ensemble vers trois heures. Elles m’ont mené chez M. Barbier[327] ; j’y ai vu Mme Robellean ; je suis rentré chez moi, en passant chez Mme Sand, que je n’ai pas trouvée.

Resté le soir et souffrant.

20 mars. — Resté toute la journée chez moi lire le Chevalier de Maison-Rouge, de Dumas, très amusant et très superficiel. Toujours du mélodrame.

21 mars. — Écrit à Mme Babut et à M. Thiers, pour mexcuser de ne pas dîner avec lui ; nous partons ce matin.

27 mars. — Parti de Champrosay à quatre heures et demie. Le matin, promenade charmante : pris par la petite rue qui longe le parc de M. Barbier, puis un sentier à gauche ; continué sur le côté de la colline jusqu’à la petite fontaine, où je me suis assis. Station charmante, que je ferai souvent, si je puis, jusqu’à la mare aux grenouilles, et revenu par la plaine, avec beaucoup de chaleur.

M. Barbier est venu dans la journée.

28 mars. — Dîné chez Bornot. Vu là un dernier cousin Berryer, Gaultron, Riesener et sa femme.

29 mars. — Dîné chez J… Hier, repris le Lion et l’Homme mort, et remis dans un état qui me donne envie de l’achever.

Le lendemain, repris les Femmes d’Alger[328], la négresse et le rideau qu’elle soulève.

30 mars. — Aux Italiens avec Mme de Forget pour la clôture : le premier acte du Mariage secret ; deuxième de Nabucho ; deuxième et troisième d’Othello[329].

Le Mariage m’a paru plus divin que jamais ; c’était la perfection… il fallait bien descendre… mais quelle chute jusqu’à Nabucho ! Je m’en suis allé avant la fin.

31 mars. — Chez Mme Sand le soir. Convenus d’aller le lendemain au Luxembourg.

Depuis mon retour de la campagne, je ne travaille pas, excepté les deux premiers jours ; je suis pris d’une lassitude ou fièvre, vers deux heures.

1er avril. — A onze heures, avec Mme Sand et Chopin au Luxembourg. Nous avons vu ensemble la galerie, après avoir vu la coupole. Ils m’ont ramené, et je suis rentré chez moi vers trois heures. Revenu dîner avec eux. Le soir, elle allait chez Clésinger ; elle ma proposé d’y aller, mais j’étais très fatigué, et suis rentré.

2 avril. — Au Conservatoire le soir avec Mme de Forget. Symphonie de Mendelssolm qui m’a excessivement ennuyé, sauf un presto. — Un des beaux morceaux de Cherubini, de la Messe de Louis XVI. — Fini par une symphonie de Mozart, qui m’a ravi.

La fatigue et la chaleur étaient excessives ; et il est arrivé ce que je n’ai jamais éprouvé là, que non seulement ce dernier morceau m’a paru ravissant de tous points, mais il me semblait que ma fatigue fut suspendue en l’écoutant. Cette perfection, ce complet, ces nuances légères, tout cela doit bien dissiper les musiciens qui ont de l’âme et du goût.

Elle m’a ramené dans sa voiture.

3 avril. — Je suis sorti de bonne heure pour aller voir Gautier[330]. Je l’ai beaucoup remercié de son article splendide fait avant-hier, et qui m’a fait grand plaisir ; Wey[331] y était.

Il ma donné l’idée (Gautier) de faire une exposition particulière de tous ceux de mes tableaux que je pourrais réunir… Il pense que je peux faire cela, sans sentir le charlatan, et que cela rapporterait de l’argent.

— Chez M. de Morny. J’ai vu là un luxe comme je ne l’avais vu encore nulle part. Ses tableaux y font beaucoup mieux. Il a un Watteau magnifique ; j’ai été frappé de l’admirable artifice de cette peinture. La Flandre et Venise y sont réunies, mais la vue de quelques Ruysdaël, surtout un effet de neige et une marine toute simple où on ne voit presque que la mer par un temps triste, avec une ou deux barques, m’ont paru le comble de l’art, parce qu’il y est caché tout à fait. Cette simplicité étonnante atténue l’effet du Watteau et du Rubens ; ils sont trop artistes. Avoir sous les yeux de semblables peintures dans sa chambre, serait la jouissance la plus douce.

Chez Mornay.

— Chez Mme Delessert, par le quai, où j’ai acheté le Lion de Denon[332], ne l’ayant point trouvé chez Maindron[333]. J’ai été reçu en son absence par sa vieille mère, qui m’a montré son groupe. Ce petit jardin a quelque chose d’agréable ; il est peuplé des infortunées statues dont le malheureux artiste ne sait que faire. Atelier froid et humide ; cet entassement de plâtres, de moules, etc.

Il est revenu et a été sensible à ma visite ; son groupe en marbre qu’il a chez lui, depuis quelques années, sans le vendre ; le bloc seul a coûté 3,000 francs.

— Le soir chez Mme Sand. Arago[334] m’a parlé du projet qu’il retourne avec Dupré, pour vendre avantageusement nos peintures et nous passer des marchands.

4 avril. — Donné à Lenoble 1,000 francs pour acheter des chemins de fer de Lyon, plus 2,000 francs pour mettre chez Laffitte.

— M. Dufays, 150 francs, qu’il me demande pour deux mois.

— Demander à Lenoble où en sont les actions sur Lyon qu’il m’a achetées il y a quelques mois.

— M. Dufays, le matin ; Arnoux ensuite, qui a paru très froid en sa présence, malgré la coquetterie de l’autre.

— Journée nulle, et le même malaise.

— Le soir, avec Mme de Forget, au Conservatoire : La Symphonie pastorale — Agnus de Mozart — Ouverture entortillée de Léonore par Beethoven[335], et Credo du Sacre de Cherubini, bruyant et peu touchant.

— Pierret venu après dîner. J’ai été fâché de le renvoyer pour m’habiller. Quand je le trouve un peu moins désagréable, je me fonds et le crois redevenu comme autrefois. Il est réconcilié avec le Christ de la rue Saint-Louis et il l’admire en entier.

5 avril. — Chez Mme de Rubempré[336] le soir ; et puis chez Mme Sand, qui part demain ; j’ai un rhume de cerveau, pris hier, qui m’anéantit.

6 avril. — Je voulais aller chez Asseline ; mon rhume me retient. Dans la journée, mis sur un panneau et ébauché en grisaille Saint Sébastien à terre et tes Saintes femmes[337].

7 avril. — Travaillé quelque peu à l’esquisse des Bergers chaldéens, que j’achève un peu d’après le pastel[338], qui m’avait servi. J’ai été forcé de l’interrompre.

Dîné chez Pierret ; Soulier y était. Villot y est venu. Rentré fatigué.

23 avril. — Sorti un peu vers midi et demi, pour aller chez M. Thiers ; mais le froid et la fatigue m’ont fait rentrer.

— Le soir, Villot est venu me tenir compagnie. Il me dit que le Titien, à la fin de sa vie, disait qu’il commençait à apprendre le métier.

Il y a dans les châteaux de l’État de Venise beaucoup de fresques de Paul Véronèse. Le Tintoret travaillait extrêmement à dessiner en dehors de ses tableaux ; il a copié des centaines de fois certaines têtes de Vitellius, dessins de Michel-Ange.

24 avril. — Scheffer venu le matin.

— En parcourant dans la journée le livre des Emblèmes de Bocchi[339], je retrouve encore une foule de choses ravissantes d’élégance à étudier. J’essaye avant dîner, mais la fatigue me prend ; je ne suis pas encore remis.

25 avril. — Lassalle venu ce matin : il me prévient peu en faveur d’Arnoux.

Riesener venu, et Boissard ; puis Mme Beaufils, qui m’a fort fatigué avec son insistance pour me faire promettre d’aller chez elle cet automne.

Riesener dit une chose très juste, à propos de l’enthousiasme exagéré que peuvent inspirer les peintures de Michel-Ange. Je lui parlais de ce que m’avait dit Corot, de la supériorité prodigieuse de ces ouvrages ; Riesener dit très bien que le gigantesque, l’enflure, et même la monotonie que comportent de tels objets, écrasent nécessairement ce qu’on peut mettre à côté. L’Antique mis à côté des idoles indiennes ou byzantines se rétrécit et semble terre à terre… ; à plus forte raison, des peintures comme celles de Lesueur et même de Paul Véronèse. Il a raison de prétendre que cela ne doit pas déconcerter, et que chaque chose est bien à sa place.

— Dans la journée, chez Mme Delessert. Elle était au lit ; j’ai eu beaucoup de plaisir à la revoir, malgré son indisposition, qui, je le crois, n’est pas dangereuse.

Revenu sans trouver de fiacre, et forcé de prendre l’omnibus.

— Rendu ce même jour à Villot et à lui renvoyé par la femme de ménage un cadre contenant des pastels, costumes vénitiens ; une petite toile, idem, peinte à l’huile ; une feuille de croquis, aquarelle de la salle du Palais ducal, et une esquisse sur carton, d’après un tableau de Rubens qui est à Nantes.

26 avril. — Reçu une lettre de V…, qui m’a fait plaisir et montré, par cette prévenance, qu’il était sous l’empire du même sentiment que moi.

— Vers une heure, chez Villot, à son atelier, et bonne après-midi ; je suis revenu assez gaillardement.

— Le soir, Pierret est venu passer une partie de la soirée. En somme, bonne journée.

Il me parle de sa soirée chez Champmartin, où Dumas a démontré la faiblesse de Racine, la nullité de Boileau, le manque absolu de mélancolie chez les écrivains du prétendu grand siècle. J’en ai entrepris l’apologie.

Dumas ne tarit pas sur cette place publique banale, sur ce vestibule de palais, où tout se passe chez nos tragiques et dans Molière. Ils veulent de l’art sans convention préalable. Ces prétendues invraisemblances ne choquaient personne ; mais ce qui choque horriblement, c’est, dans leurs ouvrages, ce mélange d’un vrai à outrance que les arts repoussent, avec les sentiments, les caractères ou les situations les plus fausses et les plus outrées… Pourquoi ne trouvent-ils pas qu’une gravure ou qu’un dessin ne représente rien, parce qu’il y manque la couleur ?… S’ils avaient été sculpteurs, ils auraient peint les statues et les auraient fait marcher par des ressorts, et ils se seraient crus beaucoup plus près de la vérité.

27 avril. — Barroilhet[340] venu : il a envie du Lion et l’Homme, justement parce que je ne peux le lui donner. Il voudrait quelque chose dans ce genre ; je l’ai accompagné jusque chez lui, en allant vers midi chez J… J’y ai fait un petit second déjeuner, et ai été ramené vers deux heures.

Revu une dernière fois le portrait de Joséphine de Prud’hon[341]. Ravissant, ravissant génie ! Cette poitrine avec ses incorrections, ces bras, cette tête, cette robe parsemée de petits points d’or, tout cela est divin. La grisaille est très apparente et reparaît presque partout.

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Extrait ajouté par partemps 2020-03-23T23:44:47+01:00

25 janvier. — L’influence des lignes principales est immense dans une composition.

J’ai sous les yeux les Chasses de Rubens ; une entre autres, celle aux lions, gravée à l’eau-forte par Soutman, où une lionne s’élançant du fond du tableau est arrêtée par la lance d’un cavalier qui se retourne ; on voit la lance plier en s’enfonçant dans le poitrail de la bête furieuse. Sur le devant, un cavalier maure renversé ; son cheval, renversé également, est déjà saisi par un énorme lion, mais l’animal se retourne avec une grimace horrible vers un autre combattant étendu tout à fait par terre, qui, dans un dernier effort, enfonce dans le corps du monstre un poignard d’une largeur effrayante ; il est comme cloué à terre par une des pattes de derrière de l’animal, qui lui laboure affreusement la face en se sentant percer. Les chevaux cabrés, les crins hérissés, mille accessoires, les boucliers détachés, les brides entortillées, tout cela est fait pour frapper l’imagination, et l’exécution est admirable. Mais l’aspect est confus, l’œil ne sait où se fixer, il a le sentiment d’un affreux désordre ; il semble que l’art n’y a pas assez présidé, pour augmenter par une prudente distribution ou par des sacrifices l’effet de tant d’inventions de génie.

Au contraire, dans la Chasse à l’hippopotame, les détails n’offrent point le même effort d’imagination ; on voit sur le devant un crocodile qui doit être assurément dans la peinture un chef-d’œuvre d’exécution ; mais son action eût pu être plus intéressante. L’hippopotame, qui est le héros de l’action, est une bête informe qu’aucune exécution ne pourrait rendre supportable. L’action des chiens qui s’élancent est très énergique, mais Rubens a répété souvent cette intention. Sur la description, ce tableau semblera de tout point inférieur au précédent ; cependant, par la manière dont les groupes sont disposés, ou plutôt du seul et unique groupe qui forme le tableau tout entier, l’imagination reçoit un choc, qui se renouvelle toutes les fois qu’on y jette les yeux, de même que, dans la Chasse aux lions, elle est toujours jetée dans la même incertitude par la dispersion de la lumière et l’incertitude des lignes.

Dans la Chasse à l’hippopotame, le monstre amphibie occupe le centre ; cavaliers, chevaux, chiens, tous se précipitent sur lui avec fureur. La composition offre à peu près la disposition d’une croix de Saint-André, avec l’hippopotame au milieu. L’homme renversé à terre et étendu dans les roseaux sous les pattes du crocodile, prolonge par en bas une ligne de lumière qui empêche la composition d’avoir trop d’importance dans la partie supérieure, et ce qui est d’un effet incomparable, c’est cette grande partie du ciel qui encadre le tout de deux côtés, surtout dans la partie gauche qui est entièrement nue, et donne à l’ensemble, par la simplicité de ce contraste, un mouvement, une variété, et en même temps une unité incomparables.

26 janvier. — Travaillé à la Course arabe.

Dîné chez M. Thiers. Je ne sais que dire aux gens que je rencontre chez lui, et ils ne savent que me dire. De temps en temps, on me parle peinture, en s’apercevant de l’ennui que me causent ces conversations des hommes politiques, la Chambre, etc.

Que ce genre moderne, pour le dîner, est froid et ennuyeux ! Ces laquais, qui font tous les frais, en quelque sorte, et vous donnent véritablement à dîner… Le dîner est la chose dont on s’occupe le moins : on le dépêche, comme on s’acquitte d’une désagréable fonction. Plus de cordialité, de bonhomie. Ces verreries si fragiles… luxe sot ! Je ne puis toucher à mon verre sans le renverser et jeter sur la nappe la moitié de ce qu’il contient. Je me suis échappé aussitôt que j’ai pu.

La princesse Demidoff y est venue. M. de Rémusat y dînait ; c’est un homme charmant, mais après bonjour et bonsoir, je ne sais que lui dire.

27 janvier. — Travaillé aux Arabes en course.

— Le soir, été voir Labbé, puis Leblond. Garcia[244] y était.

Parlé de l’opinion de Diderot sur le comédien. Il prétend que le comédien, tout en se possédant, doit être passionné. Je lui soutiens que tout se passe dans l’imagination. Diderot, en refusant toute sensibilité à l’acteur, ne dit pas assez que l’imagination y supplée. Ce que j’ai entendu dire à Talma explique assez bien les deux effets combinés de l’espèce d’inspiration nécessaire au comédien et de l’empire qu’il doit en même temps conserver sur lui-même. Il disait être en scène parfaitement le maître de diriger son inspiration et de se juger, tout en ayant l’air de se livrer ; mais il ajoutait que si, dans ce moment, on était venu lui annoncer que sa maison était en feu, il n’eût pu s’arracher à la situation : c’est le fait de tout homme en train d’un travail qui occupe toutes ses facultés, mais dont l’âme n’est pas, pour cela, bouleversée par une émotion.

Garcia, en défendant le parti de la sensibilité et de la vraie passion, pense à sa sœur, la Malibran. Il nous a dit, comme preuve de son grand talent de comédienne, qu’elle ne savait jamais comment elle jouerait. Ainsi, dans le Roméo, quand elle arrive au tombeau de Juliette, tantôt elle s’arrêtait, en entrant, contre un pilier, dans un abattement douloureux, tantôt elle se prosternait en sanglotant, devant la pierre, etc. ; elle arrivait ainsi à des effets très énergiques et qui semblaient très vrais, mais il lui arrivait aussi d’être exagérée et déplacée, par conséquent insupportable. Je ne me rappelle pas l’avoir jamais vue noble. Quand elle arrivait le plus près du sublime, ce n’était jamais que celui que peut atteindre une bourgeoise ; en un mot, elle manquait complètement d’idéal. Elle était comme les jeunes gens qui ont du talent, mais dont l’âge plus bouillant et l’inexpérience leur persuadent toujours qu’ils n’en feront jamais assez ; il semblait qu’elle cherchât toujours des effets nouveaux dans une situation. Si l’on s’engage dans cette voie, on n’a jamais fini : ce n’est jamais celle du talent consommé ; une fois ses études faites et le point trouvé, il ne s’en départ plus… C’était le propre du talent de la Pasta. C’est ainsi qu’ont fait Rubens, Raphaël, tous les grands compositeurs. Outre qu’avec l’autre méthode, l’esprit se trouve toujours dans une perpétuelle incertitude, la vie se passerait en essais sur un seul sujet. Quand la Malibran avait fini sa soirée, elle était épuisée : la fatigue morale se joignait à la fatigue physique, et son frère convient qu’elle n’eût pu vivre longtemps ainsi.

Je lui dis que Garcia, son père, était un grand comédien, constamment le même, dans tous ses rôles, malgré son inspiration apparente. Il lui avait vu, pour l’Othello, étudier une grimace devant la glace ; la sensibilité ne procéderait pas ainsi.

Garcia nous contait encore que la Malibran était embarrassée de l’effet quelle devait chercher pour le moment où l’arrivée imprévue de son père suspend les transports de sa joie, quand elle vient d’apprendre qu’Othello est vivant. Elle consultait à cet égard Mme Naldi, la femme du Naldi qui périt par l’explosion d’une marmite, et mère de Mme de Sparre[245]. Cette femme avait été une excellente actrice ; elle lui dit qu’ayant à jouer le rôle de Galatée dans Pygmalion, et ayant conservé pendant tout le temps nécessaire une immobilité tout à fait étonnante, elle avait produit le plus grand effet, au moment où elle fait le premier mouvement qui semble l’étincelle de la vie.

La Malibran, dans Marie Stuart, est amenée devant sa rivale Élisabeth par Leicester, qui la conjure de s’humilier devant sa rivale. Elle y consent enfin, et, s’agenouillant complètement, elle implore tout de bon ; mais outrée de l’inflexible rigueur d’Élisabeth, elle se relevait avec impétuosité et se livrait à une fureur qui faisait, disait-il, le plus grand effet. Elle mettait en lambeaux son mouchoir et jusqu’à ses gants ; voilà encore de ces effets auxquels un grand artiste ne descendra jamais. Ce sont ceux-là qui ravissent les loges et font à ceux qui se les permettent une réputation éphémère.

Le talent de l’acteur a cela de fâcheux qu’il est impossible, après sa mort, d’établir aucune comparaison entre lui et les rivaux qui lui disputaient les applaudissements de son vivant. La postérité ne connaît d’un acteur que la réputation que lui ont faite ses contemporains, et pour nos descendants, la Malibran sera mise sur la même ligne que la Pasta, et peut-être lui sera-t-elle préférée, si on tient compte des éloges outrés de ses contemporains. Garcia, en parlant de cette dernière, la classait dans les talents froids et compassés, plastiques, disait-il. Ce plastique, c’était l’idéal qu’il eût dû dire. A Milan, elle avait créé la Norma avec un éclat extraordinaire ; on ne disait plus la Pasta, mais la Norma ; Mme Malibran arrive, elle veut débuter par ce rôle ; cet enfantillage lui réussit. Le public, partagé d’abord, la mit aux nues, et la Pasta fut oubliée. C’était la Malibran qui était devenue la Norma, et je n’ai pas de peine à le croire. Les gens de peu d’élévation, et point difficiles en matière de goût, et c’est malheureusement le plus grand nombre, préféreront toujours les talents de la nature de celui de la Malibran.

Si le peintre ne laissait rien de lui-même, et qu’on fût obligé de le juger, comme l’acteur, sur la foi des gens de son temps, combien les réputations seraient différentes de ce que la postérité les fait ! Que de noms obscurs aujourd’hui ont dû, dans leur temps, jeter d’éclat, grâce au caprice de la mode et au mauvais goût des contemporains ! Heureusement que, toute fragile quelle est, la peinture, et à son défaut la gravure, conserve et met sous les yeux de la postérité les pièces du procès, et permet de remettre à sa place l’homme éminent peu estimé du sot public passager, qui ne s’attache qu’au clinquant et à l’écorce du vrai.

Je ne crois pas qu’on puisse établir une similitude satisfaisante entre l’exécution de l’acteur et celle du peintre. Le premier a eu son moment d’inspiration violente et presque passionnée, dans lequel il a pu se mettre, toujours par l’imagination, à la place du personnage ; mais une fois ses effets fixés, il doit, à chaque représentation, devenir de plus en plus froid, en rendant ses effets. Il ne fait en quelque sorte que donner chaque soir une épreuve nouvelle de sa conception première, et plus il s’éloigne du moment où son idéal, encore mal débrouillé, peut lui apparaître encore avec quelque confusion, plus il s’approche de la perfection : il calque, pour ainsi dire. Le peintre a bien cette première vue passionnée sur son sujet, mais cet essai de lui-même est plus informe que celui du comédien. Plus il aura de talent, plus le calme de l’étude ajoutera de beautés, non pas en se conformant le plus exactement possible à sa première idée, mais en la secondant par la chaleur de son exécution.

L’exécution, dans le peintre, doit toujours tenir de l’improvisation, et c’est en ceci qu’est la différence capitale avec celle du comédien. L’exécution du peintre ne sera belle qu’à la condition qu’il se sera réservé de s’abandonner un peu.

— Travaillé aux Arabes en course[246] et au Valentin.

28 janvier. — Que la nature musicale est rare chez les Français !

— Travaillé au Valentin et à la copie du petit portrait de mon neveu.

— Éclairs, tonnerre vers quatre heures, avec grêle violente.

— Dîner chez Mme Marliani[247] ; elle va passer un mois dans le Midi. J’ai revu chez elle Poirel, avec lequel je me suis plu. Chopin y était ; il m’a parlé de son nouveau traitement par le massage ; cela serait bien heureux. Le soir, un M. Ameilher a joué d’une guitare bizarre, qu’il a fait faire, suivant ses idées particulières. Il n’en tire pas, à mon avis, le parti nécessaire pour faire de l’effet, il joue trop faiblement. C’est la manière de tous les guitaristes de ne faire que de petits trilles, etc.

— Revenu avec Petetin[248], qui m’a parlé économie et placement d’argent. Il m’a dit qu’il est surprenant combien en peu de temps avec ces deux moyens, bien entendus, on peut augmenter sa fortune.

29 janvier. — Fatigué de ma soirée d’hier. Leleux et Hédouin[249] sont venus me voir.

Il est probable qu’en faisant souvent sans modèle, quelque heureuse que soit la conception, on n’arrive pas à ces effets frappants qui sont obtenus simplement dans les grands maîtres, uniquement parce qu’ils ont rendu naïvement un effet de la nature, même ordinaire. Au reste, ce sera toujours l’écueil ; les effets à la Prudhon, à la Corrège, ne seront jamais ceux à la Rubens, par exemple. Dans le petit saint Martin, de Van Dyck, copié par Géricault, la composition est très ordinaire, cependant l’effet de ce cheval et de ce cavalier est immense. Il est très probable que cet effet est dû à ce que le motif a été vu sur nature par l’artiste. Mon petit Grec (le Comte Palatiano) a le même accent[250].

On pourrait dire que, par le procédé contraire, on arrive à des effets plus tendres et plus pénétrants, s’ils n’ont pas cet air frappant et magistral qui emporte tout de suite l’admiration. Le cheval blanc de saint Benoît, de Rubens, semble une chose tout à fait idéale et fait un effet bien puissant.

— Dîné chez Mme de Forget.

31 janvier. — Travaillé aux Femmes d’Alger.

— Le soir, chez J… Elle a vu Vieillard[251] ; il est toujours inconsolable.

Elle me donne un article de Gautier, sur le Luxembourg, qui est par-dessus les toits.

2 février. — Le matin chez Müller. — Chez Gaultron[252]. — Dupré et Rousseau venus dans la journée ; ils m’ont répété beaucoup d’arguments en faveur de la fameuse société ; mais j’avais pris mon parti, et leur ai déclaré ma complète aversion pour le projet.

Que faire après une journée, ou plutôt une matinée pareille ? La sortie le matin et puis la venue de ces deux parleurs, au moment où j’eusse pu retrouver quelque disposition au travail, m’ont complètement abattu jusqu’au soir.

3 février. — Müller[253] m’a rendu ma visite prestement ; l’aplomb de ce jeune coq est remarquable. J’avais critiqué certaines parties de ses tableaux avec une réserve extrême ; je ne puis m’empêcher en général de le faire, et je n’aime pas à affliger. Chez moi, il m’a paru tout à son aise : « Ceci est bien, ceci me déplaît. » Telles étaient les formes de son discours.

Hédouin est furieux. Il m’a parlé de l’extrême confiance en lui-même de Couture[254]. C’est assez le cachet de cette école, dans laquelle Müller se confond ; l’autre cachet, c’est cet éternel blanc partout et cette lumière, qui semble faite avec de la farine.

J’ai effacé, sur ce que m’ont dit ces messieurs, la fenêtre du fond des Marocains endormis[255].

— Henry m’apprend l’accouchement de sa sœur Claire.

— Travaillé aux Arabes en course : l’obscurité me force d’y renoncer.

Je commence alors à ébaucher le Christ au tombeau (toile de 100), le ciel seulement[256].

Rivet[257] est arrivé à quatre heures. J’ai été heureux de le voir, et sa prévenance m’a charmé. Nous avons été bientôt comme autrefois. Je le trouve changé, et ce changement m’afflige. Il est très satisfait de mon article sur Prud’hon[258].

Resté le soir chez moi. Situation d’esprit mélancolique, si je puis dire, et point triste. Les diverses personnes que j’ai vues aujourd’hui ont causé sans doute cet état.

J’ai fait d’amères réflexions sur la profession d’artiste ; cet isolement, ce sacrifice de presque tous les sentiments qui animent le commun des hommes.

4 février. — Au moment de partir pour la Chambre des députés, M. Clément de Ris[259] est venu : aimable jeune homme. Laurent Jan est survenu ; j’ai frémi en le voyant ramasser le gant aussitôt, sur quelques mots de l’interlocuteur qui, heureusement, est parti peu après. Laurent n’est pas resté non plus.

Arrivé à la Chambre à onze heures et demie. Vu, en arrivant, les voussures de Vernet[260] ; il y a un volume à écrire sur l’affreuse décadence que cet ouvrage montre dans l’art du dix-neuvième siècle. Je ne parle pas seulement du mauvais goût et de la mesquine exécution des figures coloriées, mais les grisailles et ornements sont déplorables. Dans le dernier village, et du temps de Vanloo, elles eussent encore paru détestables.

J’ai revu avec plaisir mon hémicycle[261] ; j’ai vu tout de suite ce qu’il fallait pour rétablir l’effet ; le seul changement de la draperie de l’Orphée a donné de la vigueur au tout.

Quel dommage que l’expérience arrive tout juste à l’âge où les forces s’en vont ! C’est une cruelle dérision de la nature que ce don du talent, qui n’arrive jamais qu’à force de temps et d’études qui usent la vigueur nécessaire à l’exécution.

— J’ai observé dans l’omnibus, à mon retour, l’effet de la demi-teinte dans les chevaux, comme les bais, les noirs, enfin à peau luisante : il faut les masser, comme le reste, avec un ton local, qui tient le milieu entre le luisant et le ton chaud coloré ; sur cette préparation il suffit d’un glacis chaud et transparent pour le changement de plan de la partie ombrée ou reflétée, et sur les sommités de ce même ton de demi-teinte, les luisants se marquent avec des tons clairs et froids. Dans le cheval bai, cela est très remarquable.

5 février. — J’ai passé toute la journée à me reposer et à lire dans ma chambre. Commencé Monte-Cristo : c’est fort amusant, sauf cependant les immenses dialogues qui remplissent les pages ; mais, quand on a lu cela, on n’a rien lu…

Après dîner, chez Pierret, où j’ai trouvé le jeune Soulié[262]. Pierret est toujours malade de son point de côté. Ensuite chez Alberthe[263] ; sa fille est alitée.

— Voici des titres d’ouvrages à avoir, que j’ai pris chez elle :

Moyen infaillible de conserver sa vue en bon état, jusqu’à une extrême vieillesse, traduit de l’allemand de M. G.-J. Beer, docteur en médecine de l’Université de Vienne.

Ifland : l’Art de prolonger la vie.

Confucius (dans le genre de Marc-Aurèle).

Marc-Aurèle, ancienne édition, traduite par Dacier.

L’Homme de cour, de Balthazar Gracian[264], traduit par Amelot de la Houssaye[265].

— Chez Pierret, nous avons parlé des facéties et coq-à-l’âne de M. de C…

— Je disais qu’en littérature, la première impression est la plus forte ; comme preuve, les Mémoires de Casanova, qui m’ont fait un effet immense, quand je les ai lus pour la première fois dans l’édition écourtée, en 1829. J’ai eu occasion depuis d’en parcourir des passages de l’édition plus complète, et j’ai éprouvé une impression différente.

Le jeune Soulié me dit que M. Niel[266], ayant lu le Neveu de Rameau[267], dans la traduction française faite d’après celle que Goethe avait faite en allemand, le préférait à l’original ; nul doute que ce ne soit l’effet de cette vive impression de certaines formes sur l’esprit qui, sur le même objet, n’en peut plus recevoir de semblables.

(Je relis ceci en 1857. — Je relis les Mémoires de Casanova, pendant ma maladie, je les trouve plus adorables que jamais ; donc ils sont bons.)

6 février. — Peu de travail, le matin. L’après-midi, ébauché entièrement les figures du Christ au tombeau. — Dîné et passé la soirée avec J…

Planet[268] est venu à quatre heures ; il a paru très frappé de mon ébauche ; il eût voulu la voir en grand. L’admiration sincère qu’il me montre me fait grand plaisir ; il est de ceux qui me réconcilient avec moi-même. Que le ciel le lui rende ! Le pauvre garçon manque tout à fait de confiance, et c’est dommage, car il montre des qualités supérieures.

7 février. — Malaise. Je n’ai rien fait de toute la journée.

Ce bon Fleury[269] est venu me voir avec un diable d’enfant qui touchait à tout. Il m’a donné sa recette pour imprimer les panneaux, cartons ou toiles : colle de peau et blanc d’Espagne, appliqués à la brosse et unis au papier de verre.

Le soir, quand je me délassais après le bain, que j’avais fait venir avant dîner, Riesener est venu. Resté une partie de la soirée : il m’a conté que Scheffer avait réuni les membres de la future société et s’était prononcé pour un système tellement exclusif, que peu s’en est fallu qu’il n’exclût tout le monde. Il a consterné l’auditoire.

Riesener me parle toujours de ses projets admirables de travail et de procédés propres à les faciliter.

8 février. — Excellente journée.

J’ai débuté par aller voir, rue Taranne, le tableau de Saint Just, de Rubens ; admirable peinture. Les deux figures des assistants, de son gros dessin, mais d’une franchise de clair-obscur et de couleur qui n’appartient qu’à l’homme qui ne cherche pas, et qui a mis sous les pieds les folles recherches et les exigences plus sottes encore.

Puis à la Chambre des députés. Travaillé à la femme portant le petit enfant, et l’enfant par terre ; puis à l’homme couché au-dessus du Centaure[270] ; je crois que j’ai fort avancé. Séance très longue. Revenu sans fatigue.

Pour compléter la journée, j’apprends en rentrant que Mme Sand est de retour et me l’a envoyé dire. Je suis heureux de la revoir.

Resté chez moi le soir ; j’ai eu tort. La journée du lendemain s’en est ressentie. J’aurais dû faire quelques pas dehors. L’air seul contribue peut-être à accélérer la circulation ; aussi, le lendemain, je n’ai rien fait. L’estomac dérangé commande en maître, mais en maître bien indigne de régner, car il remplit mal ses fonctions, et arrête tout le reste.

9 février. — Donc mal disposé.

— Venu Demay[271]. Pendant qu’il y était, M. Haussoullier[272]. Tous les jeunes gens de cette école d’Ingres ont quelque chose de pédant ; il semble qu’il y ait déjà un très grand mérite de leur part à s’être rangé du parti de la peinture sérieuse : c’est un des mots du parti. Je disais à Demay qu’une foule de gens de talent n’avaient rien fait qui vaille, à cause de cette foule de partis pris qu’on s’impose ou que le préjugé du moment vous impose. Ainsi, par exemple, de cette fameuse beauté, qui est, au dire de tout le monde, le but des arts ; si c’est l’unique but, que deviennent les gens qui, comme Rubens, Rembrandt, et généralement toutes les natures du Nord, préfèrent d’autres qualités ? Demandez la pureté, la beauté, en un mot, au Puget, adieu sa verve !… Développer tout cela. … En général, les hommes du Nord y sont moins portés ; l’Italien préfère l’ornement ; cela se retrouve dans la musique.

Vu Don Juan[273] le soir. Sensation pareille, en voyant la pièce. Le mauvais Don Juan (l’acteur) ! Est-ce l’exécution, le décousu qu’on met dans un ouvrage ancien ? Mais comme il grandit par le souvenir, et que, le lendemain, je me le suis rappelé avec bonheur ! Quel chef-d’œuvre de romantisme ! Et cela en 1785 ! L’acteur qui fait Don Juan ôte son manteau pour se battre avec le Père ; à la fin, ne sachant quelle contenance tenir, il se met à genoux devant le Commandeur ; je suis sûr qu’il n’y a pas deux personnes dans la salle qui s’en soient aperçues.

Je pensais à la dose d’imagination nécessaire au spectateur pour être digne d’entendre un tel ouvrage. Il me paraissait évident que presque tous les gens qui étaient là écoutaient avec distraction. Ce serait peu de chose ; mais les parties les plus faites pour frapper l’imagination ne les arrêtaient pas davantage. Il faut beaucoup d’imagination pour être saisi vivement au spectacle… Le combat avec le Père, l’entrée du Spectre frapperont toujours un homme d’imagination ; la plus grande partie des spectateurs n’y voient rien de plus intéressant que dans le reste.

10 février. — Hier 9, à quatre heures, j’ai été voir Mme Sand ; elle était souffrante. Revu sa fille et son gendre futur[274].

Aujourd’hui, il était plus de midi quand je suis parti pour le Palais-Bourbon. Il a fait un temps affreux : neige, gelée, gâchis. Il faut aller en voiture à mon travail, et on y reste si longtemps, qu’il y a des maladies à prendre. J’ai travaillé aux hommes du milieu.

Revenu de bonne heure et resté également très longtemps en voiture. Demeuré chez moi le soir, fatigué et souffrant.

— Ton local de la nymphe debout dans l’Orphée[275] : vert émeraude, vermillon et blanc ; plus de blancs dans les clairs.

Deuxième Nymphe : ton orangé et vert émeraude.

11 février. — Je devais retourner à la Chambre. J’écrirai à Henry[276], pour suspendre jusqu’à la semaine prochaine. Le froid est trop incommode. J’ai besoin de repos.

12 février. — Mis au net la composition de Foscari[277].

Essayé avec une toile de 80 ; je crois que cela ira ainsi.

— Vu Mme Sand à quatre heures et dîné chez Piron. Don Juan avec lui. J.-J… y était.

14 février. — Le Beau est assurément la rencontre de toutes les convenances… Développer ceci, en se rappelant le Don Juan que j’ai vu hier.

Quelle admirable fusion de l’élégance, de l’expression, du bouffon, du terrible, du tendre, de l’ironique ! chacun dans sa nature. Cuncta fecit in pondere numero et mensura. Chez Rossini, l’Italien l’emporte, c’est-à-dire que l’ornement domine l’expression. Dans beaucoup d’opéras de Mozart, le contraire n’a pas lieu, car il est toujours orné et élégant ; mais l’expression des sentiments tendres prend une mesure mélancolique qui»ne va pas indifféremment à tous les sujets. Dans le Don Juan, il ne tombe pas dans cet inconvénient ; le sujet, au reste, était merveilleusement choisi, à cause de la variété des caractères : D. Anna, Ottavio, Elvira sont des caractères sérieux, les deux premiers surtout ; chez Elvira, déjà on voit une nuance moins sombre. Don Juan tour à tour bouffon, insolent, insinuant, tendre même ; la paysanne, d’une coquetterie inimitable ; Leporello, parfait d’un bout à l’autre.

Rossini ne varie pas autant les caractères.

15 février. — Levé en mauvaise disposition, je me suis mis à reprendre l’ébauche du Christ au tombeau[278]. L’attrait que j’y ai trouvé a vaincu le malaise, mais je l’ai payé par une courbature le soir et le lendemain. Mon ébauche est très bien, elle a perdu de son mystère ; c’est l’inconvénient de l’ébauche méthodique. Avec un bon dessin pour les lignes de la composition et la place des figures, on peut supprimer l’esquisse, qui devient presque un double emploi. Elle se fait sur le tableau même, au moyen du vague où on laisse les détails. Le ton local du Christ est terre d’ombre naturelle, jaune de Naples et blanc ; là-dessus, quelques tons de noir et blanc glissés çà et là, les ombres avec un ton chaud.

Le ton local des nuances de la Vierge : un gris légèrement roussâtre, les clairs avec jaune de Naples et noir.

— Essayé Foscari, sur la toile de 80… Décidément, cela est trop noyé. J’essayerai sur toile de 60.

18 février. — Aujourd’hui été voir le Christ de Préault, à Saint-Gervais[279]. J’avais été au Luxembourg auparavant pour m’informer de la cause des refus d’entrée.

19 février. — T… me dit très justement que le modèle rabaisse son homme. Une personne sotte vous assotit. L’homme d’imagination, dans son travail pour élever le modèle jusqu’à l’idéal qu’il a conçu, fait aussi, malgré lui, des pas vers la vulgarité qui le presse et qu’il a sous l’œil[280].

— Vu deux actes des Huguenots… Où est Mozart ? Où est la grâce, l’expression, l’énergie, l’inspiration et la science ? le bouffon et le terrible… ? Il sort de cette musique tourmentée des efforts qui surprennent, mais c’est l’éloquence d’un fiévreux, des lueurs suivies d’un chaos.

Piron m’y a donné des nouvelles de Mlle Mars, qui est bien mal.

Charles[281] très affligé.

20 février. — Les moralistes, les philosophes, j’entends les véritables, tels que Marc-Aurèle, le Christ, en ne le considérant que sous le rapport humain, n’ont jamais parlé politique. L’égalité des droits et vingt autres chimères ne les ont pas occupés, ils n’ont recommandé aux hommes que la résignation à la destinée, non pas à cet obscur fatum des anciens, mais à cette nécessité éternelle que personne ne peut nier, et contre laquelle les philanthropes ne prévaudront point, de se soumettre aux arrêts de la sévère nature. Ils n’ont demandé autre chose au sage que de s’y conformer et de jouer son rôle à la place qui lui a été assignée au milieu de l’harmonie générale. La maladie, la mort, la pauvreté, les peines de lame, sont éternelles et tourmenteront l’humanité sous tous les régimes ; la forme, démocratique ou monarchique, n’y fait rien.

— Dîné chez M. Moreau[282] ; revenu avec Couture : il raisonne très bien, il est surprenant… Quel regard nous avons pour caractériser les défauts les uns des autres ! Tout ce qu’il m’a dit de chacun est très vrai et très fin, mais il ne tient pas compte des qualités ; surtout il ne voit et n’analyse, comme tous les autres, que des qualités d’exécution. Il me dit, et je le crois bien, qu’il se sent surtout propre à faire d’après nature. Il fait, dit-il, des études préparatoires, pour apprendre par cœur, en quelque sorte, le morceau qu’il veut peindre et s’y met ensuite avec chaleur : ce moyen est excellent à son point de vue. Je lui ai dit comment Géricault se servait du modèle, c’est-à-dire librement, et cependant faisant poser rigoureusement. Nous nous sommes récriés l’un et l’autre sur son immense talent !

Quelle force que celle qu’une grande nature tire d’elle-même ! Nouvel argument contre la sottise qu’il y a à y résister et à se modeler sur autrui.

21 février. — Aujourd’hui, fermé ma porte par excès d’ennui des visiteurs.

Repris les Comédiens arabes[283] de bonne heure, à cause du concert de Franchomme[284], où je devais aller à deux heures. En y allant, trouvé Mme Sand, qui m’a fait achever la route dans sa voiture. Je l’ai revue avec un vrai plaisir. Excellente musique. Quatuor d’Haydn, des derniers qu’il ait faits. Chopin me dit que l’expérience y a donné cette perfection que nous y admirons. Mozart, a-t-il ajouté, n’a pas eu besoin de l’expérience ; la science s’est toujours trouvée chez lui au niveau de l’inspiration. Quintettes de lui, déjà entendus chez Boissard. Le trio de Rodolphe de Beethoven : passages communs, à côté de sublimes beautés.

Résisté à dîner chez Mme Sand, pour rentrer et me reposer.

Le soir chez M. Thiers ; il n’y avait que Mme Dosne.

22 février. — Continué les Comédiens arabes et avancé beaucoup.

— Chez Asseline[285] à sept heures et demie, pour aller à Vincennes ; le prince paraît fort aimable[286].

Revenus de bonne heure ; nous étions avec Decamps et Jadin[287]. Ce dernier m’a dit que Mme D… remarquait avec mécontentement que je n’allasse pas la voir, et cela m’a beaucoup affligé, Asseline m’a présenté à sa femme : elle a l’air très simple et bon enfant.

Decamps était arrivé chez Asseline, pour aller chez le prince, avec une cravate noire fripée, à dessins, et un gilet de couleur fané ; on lui a prêté une cravate blanche. J’ai intercédé, mais inutilement, pour qu’il ne fumât pas dans la voiture, en allant à Vincennes.

J’ai rencontré, chez le prince, Ch. His[288], en grand sautoir de commandeur, l’Auxerrois, mon ancien camarade, bardé d’ordres turcs ; j’y ai vu Boulanger[289], L’Haridon[290], qui m’a l’air d’un fort aimable garçon.

23 février. — Travaillé aux Comédiens arabes[291]. Préault[292] est venu.

Chez Alberthe, le soir ; petite réunion. Je l’ai revue avec grand plaisir, cette chère amie ; elle était rajeunie dans sa toilette et a été infatigable toute la soirée ; sa fille aussi était très bien, elle danse avec grâce, surtout l’insipide polka. Vu M. de Lyonne et M. de la Baume. Cet homme ne vieillit pas.

Mareste[293] nous cite la lettre de Sophie Arnould au ministre Lucien : « Citoyen Ministre, j’ai allumé beaucoup de feux dans ma vie, je n’ai pas un fagot à mettre dans le mien ; le fait est que je meurs de faim. » Signé : « Une vieille actrice qui n’est pas de votre temps. »

« Mlle de Châteauvieux,… Mlle de Châteauneuf… Qu’est-ce, lui disait-on, que toutes ces demoiselles-là ? » Elle répondit : « Autant de châteaux branlants ! »

Au plus fort de la Terreur, Mlle Clairon[294] était retirée à Saint-Germain, et dans le dernier besoin. Un soir, on heurte violemment à sa porte ; elle ouvre après quelques hésitations ; un homme vêtu en charbonnier se présente : c’était son camarade Larive, qui dépose un sac contenant du riz ou de la farine et s’en va sans mot dire.

24 février. — Travaillé aux Arabes comédiens.

Le soir, chez M. le duc de Nemours : vu Pelletan[295], qui m’a fait des éloges de mon plafond, Philarète[296], Rivet. Désordre en sortant.

25 février. — Chez Mme de Forget, le soir. Mme Henri m’a joué d’infâme musique moderne, entre autres, comme régal, les deux morceaux que les voisines du jardin ont écorchés tout l’été.

26 février. — Dauzats[297] m’avait prévenu la veille que Mme la duchesse d’Orléans irait à l’Exposition de la rue Saint-Lazare et désirait m’y voir. Elle a été fort aimable pour moi.

En sortant, j’ai été rejoindre Villot, qui était venu le matin à une Exposition, rue Grange-Batelière : un Titien magnifique, Lucrèce et Tarquin, et la Vierge, de Raphaël, levant le voile… Gaucherie et magnificence du Titien ! Admirable balancement des lignes de Raphaël ! Je me suis aperçu tout à fait de ce jour que c’est sans doute à cela qu’il doit sa plus grande beauté. Hardiesses et incorrections que lui fait faire le besoin d’obéir à son style et à l’habitude de sa main. Exécution vue à la loupe : à petits coups de pinceau.

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