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Extrait

Extrait ajouté par mademoisellejuliette9a 2017-07-17T12:57:58+02:00

Nous atteignons le sommet de la colline alors que le soleil se couche sur Vérone. Une lumière dorée tachée de rouge se répand à l’horizon et allonge nos ombres.

Le sang de Juliette s’est répandu lui aussi, jusqu’à la pierre de la tombe où est enterré mon terrible secret.

Juliette est morte et j’ai son sang sur les mains.

J’ai beau les cacher sous ma cape, ça ne change rien. Mes doigts poisseux parviennent à peine à tenir le poignard que frère Lawrence a absolument voulu que je prenne. C’est tout ce qui me reste de celle que j’aimais et que j’ai détruite. Mon coeur se recroqueville dans ma poitrine mais je ne pleure pas.

Je ne mérite pas de verser une larme sur elle. La tristesse et la douleur sont mon dû. Je ne mérite que de souffrir pour l’éternité.

J’avance derrière le moine, sur la colline battue par le vent, là où les pauvres et les sans-Dieu enterrent leurs morts. Je le suis, même si je sais maintenant que cet homme à qui j’avais confié la vie de mon amour est un menteur et un monstre.

Peut-être même pire que ça : Lucifer lui-même.

– Enlève les pierres, grogne le moine en se laissant tomber dans l’herbe humide. Tu trouveras un corps qui te convient.

Nous sommes devant la tombe d’un paysan, marquée par un empilement de cailloux, destiné à empêcher les animaux de creuser à cet endroit.

– Pour commencer, c’est plus facile avec un cadavre frais, ajoute frère Lawrence.

Je jette le poignard à ses pieds et j’obéis. Je ne peux m’empêcher de fixer mes mains rougies. Le sang de Juliette, plus sombre, craquelé maintenant qu’il a séché, se détache de mes doigts par petits morceaux. Le vent souffle plus fort et emporte un peu de mon amour. L’horreur de mon geste me frappe une nouvelle fois de plein fouet.

Comment ai-je pu agir de la sorte ? Comment ai-je pu être aussi stupide ?

Le moine m’avait juré que ma trahison serait une bénédiction.

Il m’avait promis que Juliette danserait avec les anges, qu’elle verrait les portes du paradis s’ouvrir devant elle et comprendrait que mon sacrifice n’avait d’autre but que de lui offrir un éternel printemps. Elle serait triste de partir, certes, mais ne m’en aimerait que plus encore.

Ma décision était noble. Juliette et moi étions sans le sou, sans amis. La mort nous tendait les bras. Sur la route de Mantoue ou, plus tard, dans les ruelles malfamées de la ville. Nés de familles nobles, nous sommes incapables de gagner notre pain. Je n’ai même jamais préparé mon propre bain ! Je n’ai aucun talent, pas de maître, pas même une chèvre ou un bout de terrain à cultiver.

La mort était notre seul avenir. Nous serions morts de faim, ou assassinés dans notre sommeil. Le moine m’a persuadé que la plus grande faveur que je pouvais accorder à ma femme était de mettre un terme à ses souffrances, avant qu’elles aient commencé.

Et lui permettre d’être enterrée près de sa famille.

J’aurais dû me défier de lui.

Pourtant, le doute ne m’a traversé qu’au dernier moment, lorsque Juliette a rendu son dernier soupir dans mes bras.

Aucune joie dans son regard, seulement l’amertume d’avoir

été trahie et une étincelle de haine.

Juliette est morte en me détestant, et Dieu seul sait où elle se trouve à présent. Depuis ma plus tendre enfance, on m’a toujours répété que le suicide est un péché qui conduit à la damnation. J’aurais dû respecter l’enseignement de l’Église, au lieu d’écouter un moine fou, qui parle de magie noire et de fin des temps. Comment ai-je pu prendre un tel risque pour l’âme de ma bien-aimée ? Comment ai-je pu lui faire croire que j’étais mort, pour la convaincre de se planter un poignard dans le coeur et de me rejoindre dans l’au-delà ?

Une partie de moi espère que le fait que Juliette ait été

trompée fera la différence, au moment du Jugement. Mais au fond, je sais bien qu’il est inutile de prier. J’appartiens maintenant aux Mercenaires de l’Apocalypse, les magiciens noirs qui ont juré de plonger le monde dans le chaos.

J’ai accepté le sacrifice du sang et pris la vie de celle que j’aimais. À présent, plus rien d’autre n’a d’importance que les voeux que je vais prononcer.

– Dépêche-toi, me presse le moine. Les gardes font une ronde à la nuit tombée. Nous devons être partis avant.

Je soulève une pierre. Je suis prêt à devenir une abomination immortelle, comme le frère a su m’en convaincre. Je suis prêt

à payer mes actes. C’est ce que Juliette voudrait : que je lutte contre cette noirceur que le frère Lawrence a éveillée en moi et que je retrouve une parcelle d’honneur.

Je vais bientôt mourir. Prononcer les voeux, procéder au rituel et envoyer mon âme habiter un cadavre. Cela aussi, le frère Lawrence me l’avait caché.

Et maintenant, impossible de faire marche arrière.

Une, deux, trois, quatre… les pierres s’élèvent à côté de moi. Ma destinée est à la portée de mes mains tremblantes.

Une odeur immonde me monte aux narines. Un mélange douceâtre de déliquescence, d’huile parfumée, de saleté, qui me retourne l’estomac avant même que je soulève la pierre plate qui recouvre le visage du mort.

J’étouffe un cri.

La pourriture l’a noirci et gonflé. Des insectes rampent sur sa peau, sortent de ce qui reste de son nez. Je me redresse et vacille, la bouche emplie de bile.

Le moine ricane.

– Allons, Roméo, ce n’est pas si terrible que ça. Dès que tu auras prononcé tes voeux, tu auras le pouvoir de rendre à ce corps son apparence originelle.

Il se penche sur l’homme et hoche la tête.

– Oui, c’est bien lui. Je t’assure que ce garçon était plutôt beau quand il était en vie, affirme-t-il.

Je ne parviens pas à me rapprocher.

– Vous le connaissiez ? je demande.

– On peut dire ça, acquiesce le moine. C’est moi qui l’ai tué.

Il a dit ça d’un ton léger, comme si nous discutions de notre dîner.

J’ouvre la bouche mais je ne parviens pas à parler. Je suis hébété.

Pourtant, je ne devrais pas. Je connais déjà sa véritable nature.

Car il a pris plaisir à la souffrance de Juliette, il a ri quand il m’a

éloigné de son corps agonisant. La vue de son sang lui était plus délectable encore que le meilleur des vins. Je n’aurais pas été

surpris de le voir s’agenouiller et lécher à même la flaque.

– Je lui ai tranché la gorge il y a cinq jours, poursuit-il. Pour

être sûr que tu aies un hôte convenable.

– Cinq jours ? Mais comment saviez-vous que…

Que je trahirais la plus belle histoire que j’aie jamais vécue, que je risquerais son âme éternelle pour une poignée de promesses.

– Je l’ai su au moment même où tu es venu me voir, déjà

dévoré par ta nouvelle passion, m’assène-t-il en me fixant.

Je me vois à travers son regard : une proie facile, un garçon

égoïste, idiot et dévoré par le désir de la chair.

Il sourit encore, comme pour me confirmer que j’ai tout compris cette fois.

– Ça fera l’affaire, reprend-il en désignant la tombe. Tu enlèveras les dernières pierres quand tu auras pris possession du corps.

Il se lève et me donne une claque dans le dos, comme si nous étions deux amis. Je me crispe.

– Une fois Mercenaire, me dit-il, tu seras plus puissant qu’un humain. Tu auras le pouvoir de faire revenir à la vie les cadavres que tu habiteras, et tu pourras réparer les dommages

éventuels que leurs corps subiront.

Je m’éclaircis la gorge, essayant de rester calme. Le moine se penche et ramasse le poignard.

– Serai-je immortel ?

Il remonte la manche de sa robe de bure et découvre les veines sombres de son bras.

– Tu seras immortel, oui, tant que tu serviras les devoirs de la cause.

– Quels devoirs ?

Il m’a déjà expliqué que les Mercenaires distribuaient douleur et souffrance aux hommes vils, afin de préparer la fin de ce monde.

Ce monde qui me semblait cruel et vain. Mais Juliette n’était pas vile.

Et s’il m’avait menti sur mon rôle à venir ? Et si je devais m’en prendre à des innocents ?

Alors, j’aurais sacrifié mon âme pour rien.

– Tu auras une place particulière dans nos rangs, reprend le moine.

Puis il appuie la pointe du couteau sur la peau fine de son avant-bras, faisant couler un fluide plus brun que rouge. Mon cerveau me hurle de prendre mes jambes à mon cou et de me jeter aux pieds du prince pour implorer sa pitié. Même si je suis condamné à mort, je sens que rien ne pourrait être pire que ce qui m’attend.

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