L'étalon blanc

- Maintenez l'allure ! Sinon nous ne serons pas arrivés au prochain village avant la nuit... Allez ! En avant ! Je n'aime pas cette forêt. Je n'entends pas le cri des charbonniers ou des sabotiers au travail. Pressez vos chevaux !

Bertrand de Visan donne ses ordres à son escorte, douze hommes qui l'ont suivi en Terre sainte, pour l'amour de Dieu et par fidélité à leur baron. Ensemble, ils ont atteint les remparts de Jérusalem et pleuré sur le tombeau du Christ délivré. Ils ont vu le gonfanon des templiers flotter sous le soleil aride du désert, mais aussi le sang versé des chrétiens et des sarrasins, côte à côte, gisant dans la poussière. Ils ont entendu le râle des mourants tendant vers eux leurs mains désespérées pour avoir un peu d'eau, et les hennissements des chevaux apeurés. Ils se souviennent du regard effrayé des enfants, des hurlements des femmes devant tant de pillages et de massacres, quand le sang appelle le sang.

La violence rend les hommes fous. Quel prix ont l'or, l'encens, la pourpre, les plus beaux tapis de soie et les pierreries, face à la vie ?

Aujourd'hui, Bertrand de Visan est de retour dans son pays. Il ne veut songer qu'à la paix et à sa baronnie où poussent la vigne, le blé et l'olivier. La victoire et la gloire lui laissent un goût amer. Rien ne l'apaise vraiment depuis un an, sauf peut-être le bel étalon à la robe si blanche, à la tête si bien dessinée, aux jambes si fines ; aucun chevalier de Provence, ni d'ailleurs, n'en possède un semblable. Personne ne sait parmi ses hommes si Bertrand l'a acheté pour une belle somme d'argent, capturé ou peut-être volé à quelques sarrasins sur la route d'Espagne, en revenant de Barcelone. Bertrand avait été appelé par des chevaliers du temple de Richerenches. Ils y séjournaient, avant de reprendre leur route pour la Terre sainte. Il devait leur indiquer où se trouvaient les forteresses, les repaires, les défilés tenus par les sarrasins prêts à l'attaque. Un soir, il est enfin revenu au campement, chevauchant son palefroi et tenant par la bride l'étalon blanc. Il n'a rien raconté, ni sur Barcelone, ni sur ce cheval... Et qui aurait osé le questionner ? Depuis la guerre sainte et son pèlerinage, Bertrand a beaucoup changé, son regard parfois s'assombrit.