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La maison plut immédiatement à Beatrice. Alors que son architecture extérieure évoquait un hybride entre un château médiéval et deux cottages à toit de chaume, ses vastes pièces, son éclairage électrique et ses sols immaculés parlaient de relations sociales et d’énergie, au lieu de refléter une maisonnée en voie de pétrification sous la pression tellurique de son propre lignage. Lady Marbely se mouvait avec la lenteur d’une femme qui attend son inhumation dans la crypte familiale, sa vie et sa demeure empoussiérées par l’étiquette et condamnées à la réclusion par des murailles de supériorité. Beatrice ignorait la position exacte d’Agatha Kent et de son mari dans le monde, mais elle ne les pensait pas du genre à se jeter sur toutes les failles de sa généalogie avant que la soupière ne fût posée sur la table de la salle à manger.
Afficher en entier- (...) je refuse de laisser le devoir s'interposer entre moi et une tranche de bacon.
Afficher en entierCela faisait désormais une semaine qu’elle était installée dans un cottage d’une propreté immaculée, qu’elle était assurée d’un emploi rémunéré et s’était fait des relations à sa convenance sans avoir à obéir aux ordres de quiconque. Quelle chance, se disait-elle. Même quand la rentrée viendrait, elle aurait la satisfaction d’exercer un noble métier en même temps que le plaisir de disposer de toutes ses soirées pour lire et écrire.
Afficher en entierTandis que l’automobile gravissait le coteau en s’éloignant de la ville, la jeune fille garda le visage détourné, le regard rivé sur les haies et les cottages qui défilaient. Hugh contempla la courbe de son long cou et ses épais cheveux bruns attachés en un chignon flou sur la nuque. Elle était certainement fatiguée, mais n’avait pas les épaules voûtées par un sentiment permanent de défaite que Hugh avait observées chez la plupart des enseignants qu’il avait connus. Même ses professeurs d’Oxford, dont beaucoup jouissaient d’une confortable sécurité familiale et financière, avaient paru se tasser au fil du temps, comme sous l’assaut permanent de l’ignorance de leurs élèves. Le manteau de voyage de Mlle Nash était coupé dans une toile de lin épaisse et souple qui semblait de bonne qualité et sa veste bien taillée assortie à sa jupe étroite était tout à fait à la mode, sans fantaisie néanmoins. Il lui donnait à peu près son âge ; vingt-deux ou vingt-trois ans peut-être, contre vingt-quatre pour lui. Sans être une jeune demoiselle craintive fraîche émoulue de l’école, elle était loin d’être la vieille fille terne à laquelle il s’attendait. Il reconnut qu’elle lui inspirait une lueur d’intérêt qui ne demandait qu’à être attisée et affermie par la conversation.
Afficher en entierTraiter une femme de laideron était l’insulte la plus mesquine qu’on pût imaginer, mais les petits garçons pas plus que les hommes faits ne reculaient apparemment devant pareille bassesse quand ils se sentaient provoqués. Si elle avait toujours écarté d’une plaisanterie l’insistance de son père à l’appeler sa beauté, elle estimait avoir un visage agréable et régulier et s’enorgueillissait d’une certaine vigueur au niveau du menton et d’une posture irréprochable. Que pareille offense fût mensongère ne l’empêchait pas d’être blessante et elle ne put que se mordre la lèvre pour ne pas donner à son vis-à-vis la satisfaction de voir qu’il l’avait piquée au vif.
Afficher en entierElle gardait le visage obstinément tourné vers la fenêtre, laissant le spectacle des champs mouillés et verdoyants glisser sur ses yeux jusqu’à ce que les moutons, l’herbe et le ciel se brouillent en bandes peintes. Elle regrettait à présent d’avoir refusé la proposition des Marbely de se faire accompagner par une domestique. Le long discours d’Ada Marbely sur la difficulté de trouver un véhicule pour la conduire à la gare et sur le choix d’une servante dont elle pourrait se dispenser l’avait mise au supplice. On lui avait fait comprendre que son transport constituait un désagrément majeur et qu’il n’était pas question de mettre la voiture à sa disposition, pas plus qu’un membre du personnel domestique permanent. Elle avait dissimulé son humiliation derrière une affirmation énergique d’indépendance. Elle leur avait rappelé qu’elle avait beaucoup voyagé avec son père, du Grand Ouest américain aux casbahs du Maroc et aux sites archéologiques les moins connus d’Italie du Sud, et était parfaitement capable de rejoindre le Sussex par ses propres moyens avec sa malle, dût-elle emprunter un char à bœufs. Songeant à son inflexibilité, elle se disait à présent qu’elle n’avait à s’en prendre qu’à elle-même d’être exposée aux inconvénients d’un voyage solitaire. Son obstination réussit même à lui arracher un petit sourire.
Afficher en entierBeatrice Nash était presque sûre d’avoir une grosse tache de suie sur le nez, mais n’osait pas ressortir son miroir de poche de crainte d’encourager le jeune homme ivre assis en face d’elle à se lancer dans une nouvelle envolée de compliments. Elle avait vérifié l’état de son visage dans son minuscule miroir doré peu après avoir quitté Charing Cross, et il avait feint d’y voir un signe évident de coquetterie et d’envie de badiner. Le livre dans lequel elle s’était plongée lui avait donné un nouveau motif d’engager la conversation, bien que visiblement, le nom de Trollope ne lui ait rien dit et qu’il ait fini par avouer qu’il ne voyait pas à quoi la lecture pouvait être utile. Il lui avait même offert de poser les pieds sur son sac de voyage, et elle avait reculé ses chevilles le plus loin possible sous son siège, craignant qu’il ne se permette de la débarrasser de ses chaussures.
Afficher en entier« Ne sois pas bête, Daniel. Mlle Nash passera la nuit ici », intervint Tante Agatha, tout en se penchant pour allumer la lampe électrique la plus proche du canapé à fleurs. Elle s’assit et étendit ses pieds, glissés dans des pantoufles orientales brodées, un peu curieusement, de homards. « J’ai dû me battre pour mettre dans la balance tout le poids du conseil d’établissement et faire accepter aux administrateurs d’engager une femme. Et j’ai bien l’intention de l’examiner de près et de m’assurer qu’elle a la tête sur les épaules. »
Afficher en entierSous son air détaché, Hugh décela une légère répugnance à l’idée de devoir distraire la nouvelle enseignante que sa tante avait dénichée. Après avoir décroché son diplôme au Balliol College d’Oxford au mois de juin, Daniel avait passé les premières semaines d’été en Italie, invité par un de ses camarades de promotion, issu d’une famille de l’aristocratie. Depuis son retour, il manifestait un sentiment de supériorité sociale que Hugh aurait bien aimé que Tante Agatha extirpe de sa sacrée caboche. Mais Agatha s’était montrée indulgente : « Oh, qu’il goûte un peu à la grande vie si ça peut lui faire plaisir, avait-elle dit. Ne crois-tu pas qu’il aura le cœur brisé bien assez vite ? Je suis certaine que dès cet automne, quand Daniel prendra le poste que ton oncle John lui a obtenu non sans mal au Foreign Office, son prestigieux ami le laissera tomber. Laisse-le donc savourer son heure de faste. »
Afficher en entier« Qu’en dit Oncle John ? demanda Hugh en se dirigeant vers un plateau de carafes pour servir à sa tante son petit verre de madère habituel. Avons-nous une chance de le voir demain ? » Il avait espéré pouvoir prendre l’avis de son oncle sur un sujet moins grave, mais non moins important. Après avoir consacré plusieurs années à ses études de médecine, Hugh s’apprêtait non seulement à devenir le premier assistant de Sir Alex Ramsey, l’un des plus éminents chirurgiens généralistes d’Angleterre, mais aussi, selon toute vraisemblance, à tomber amoureux de la très jolie fille de celui-ci, Lucy. Il s’était montré plutôt distant avec elle l’année précédente, peut-être afin de se prouver, et de prouver aux autres, que l’affection qu’il lui portait n’était pas liée à d’éventuelles ambitions professionnelles. En conséquence de quoi, la jeune fille n’avait littéralement d’yeux que pour Hugh parmi la masse d’étudiants et de jeunes médecins qui se pressaient autour de son père. Il avait pourtant fallu que vienne l’été et que Lucy et son père partent pour une longue tournée de conférences dans la région des lacs italiens pour qu’il se sente délicieusement malheureux de son absence. Il constatait que tout en elle lui manquait : ses yeux au regard dansant, le mouvement de ses cheveux blond pâle quand elle riait d’un commentaire caustique qu’il avait fait, et même les petites lunettes qu’elle chaussait pour recopier les fiches des malades de son père ou répondre à sa volumineuse correspondance. Cela ne faisait pas longtemps qu’elle avait quitté l’école et elle se laissait parfois distraire par tous les plaisirs que Londres avait à offrir aux jeunes gens intelligents, mais elle était toute dévouée à son père et ferait, songeait Hugh, une épouse exceptionnelle pour un jeune chirurgien en pleine ascension. Il souhaitait établir, sans perdre de temps, s’il était raisonnable d’envisager une telle union.
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