L'affaire Artaud - Journal ethnographique

L’« Affaire Artaud » défraie depuis quelques décennies la rubrique des médias. — Blocage de la parution des Œuvres complètes du poète. Procès en cascade. Mise en cause de la transcription des cahiers manuscrits. Virulentes et ostentatoires campagnes de presse, à charge ou à décharge des uns et des autres. — Les intellectuels et les journaux se sont relayés pour assurer une sulfureuse carrière posthume au poète, mort à Ivry un jour de mars 1948.

L’histoire comporte des familles, des clans, des tribus et des gourous, des medecine men, des reliques, des magiciens, des éditeurs et des illusionnistes, des journalistes et des avocats, des collectionneurs et des intellectuels réputés. Elle s’est déroulée à l’ombre de prestigieuses institutions et jusqu’au cœur de l’État. Le public ignore tout de ce qui s’est tramé, durant soixante ans (1948-2008), autour de l’œuvre de l’un des plus grands écrivains du xxe siècle.

Largement médiatisée, l’Affaire Artaud demeure cependant un sujet tabou. Un haut lieu de secrets auxquels bien des protagonistes de l’Affaire n’ont eux-mêmes pas eu accès. On s’interrogera sur les arcanes de cette histoire qui s’apparente souvent à un gigantesque marché de dupes.

Entrée fortuitement, il y a plus de vingt-cinq ans, au cœur de l’Affaire Artaud, j’ai assisté et participé aux nombreux rebondissements de cette histoire qui ressemble à un polar. J’en décrirai les événements, recenserai les pièces, rendrai compte des mœurs, des coutumes et des pratiques de ses différents protagonistes. — « Journal ethnographique », donc, répertoriant les faits, les documents, enregistrant ces humeurs qui furent les miennes au fil des longues années passées dans les méandres de l’Affaire.

Tous les faits ici rapportés sont exacts et émanent de documents incontestables. Quant à la description des opinions et des humeurs qui furent les miennes, elle fait partie intégrante du travail de l’ethnologue. Une longue confrontation avec l’Affaire Artaud m’a certes amenée à porter sur elle un regard distancié. Le point de vue exposé demeure néanmoins le mien. Il correspond à ce que j’ai vécu et représente, à ce titre, un document sur l’histoire littéraire et les mœurs de notre société.

L’Affaire Artaud, ai-je dit, peut se lire comme un polar. Lorsque j’ai débarqué (par hasard et bien malgré moi) dans cette affaire en 1981, j’ignorais tout. Je ne découvrirai toutes les facettes de l’histoire que peu à peu, et ce n’est qu’assez récemment, en recoupant un certain nombre de témoignages et de documents, que j’ai véritablement saisi le fond de cette histoire. L’Affaire Artaud se présente comme un puzzle dont les différentes pièces ne se sont assemblées que progressivement, au fil des ans. Certaines pièces découvertes furent décisives, d’autres ont confirmé mes hypothèses. Beaucoup n’en finissent pas de m’étonner. Le lecteur, sans doute, aura les mêmes surprises que moi.

Certaines choses ont cependant changé depuis le moment déjà lointain où je suis entrée dans l’Affaire Artaud. Celle-ci s’est amplifiée, boursouflée. La rumeur, toutes les rumeurs ont enflé, se sont multipliées. Jusqu’à devenir, ces derniers temps, proprement caricaturales. Carnavalesques. Et névrotiques. Du contenu de ces rumeurs, je fais depuis longtemps partie sans savoir au juste d’où elles viennent, ni qui les colporte. Il m’a fallu apprendre à vivre et à mener ma vie d’intellectuelle dans ce contexte épineux. L’ampleur et la persistance de ce qui est devenu une névrose médiatique me conduisent aujourd’hui à relater cette histoire.

Ce « Journal ethnographique » ne repose pas sur des témoignages que j’aurais recueillis dans la perspective unique de ce livre, mais, bien plutôt, sur des témoignages déjà existants, souvent des entretiens effectués par des critiques ou des journalistes auprès de personnes ayant connu Artaud ou participé à l’histoire. L’Affaire Artaud a effectivement généré un nombre impressionnant d’écrits, de lettres, d’articles, d’interviews, de commentaires et de « commentaires de commentaires ». Je traiterai donc l’ensemble de ces écrits ou témoignages à l’instar de documents ethnographiques.

À cela s’ajoute, bien sûr, le nombre conséquent de documents découverts par moi à un moment ou à un autre de mon long parcours dans l’étude de l’œuvre d’Antonin Artaud. Ce « Journal » reflète, pour le reste, ce que j’ai vécu, l’expérience et les rencontres qui furent les miennes au fil des vingt-huit années passées (de 1981 à aujourd’hui) dans l’ombre de l’Affaire.

Artaud est pour moi un champ de recherches important. Comme universitaire, je lui ai consacré de très nombreux cours à la Sorbonne, et six ouvrages qui couvrent l’ensemble du champ défriché par ce personnage hors du commun. Ce septième livre est aussi pour moi la révélation d’un combat, demeuré pour l’essentiel souterrain et qui n’a que très rarement été porté à la connaissance du public. On verra pourquoi.

Durant ces longues années, j’ai fort heureusement participé à bien d’autres aventures intellectuelles et critiques. Mon intérêt ambitieux pour l’œuvre et le personnage d’Artaud n’a absolument rien d’une monomanie. Il me faut cependant reconnaître que cette affaire (aux multiples ramifications) n’a cessé de peser sur ce qu’il faut bien appeler ma carrière (ou, plus précisément, mon « anti-carrière ») d’universitaire et d’intellectuelle.

J’aurais pu reconstituer l’Affaire Artaud de manière chronologique. Au point de vue de l’historien, j’ai préféré celui de l’ethnologue, décrivant par le menu ce que furent mes découvertes et mes impressions. Document ethnographique donc. — Le travail de l’ethnologue s’apparente à celui du détective. Celui-ci collationne des traces, des écrits, des faits, des manifestations, des célébrations et des discours ; c’est l’accumulation patiente de ces éléments qui, un jour, se révèle signifiante. On comprendra donc que le récit respecte ici, pour l’essentiel, l’ordre d’apparition de mes découvertes et de ma compréhension de l’Affaire, et non pas forcément le strict déroulement chronologique des faits. Bien des éléments ne furent découverts par moi qu’après coup, au fil des ans. Et ce sont ces rebondissements, ces surprises et ces découvertes qui donnèrent pour moi à l’Affaire cette dimension de roman policier ou de roman d’espionnage que je n’ai surtout pas voulu dissimuler au lecteur.