Extraits

Fais bien attention, gérard, dit-elle sourdement. Je suis venue ici dans le désir de conciliation. Je voulais t'expliquer que ton antipathie pour Tellier était absurde, que même indisposé contre lui tu n'avais pas le droit de détruire égoïstement mon bonheur. Je te demande, pour la dernière fois, de quitter cette attitude de réprobation supérieure.

Oh! la douceur de n'être plus enfin qu'une branche docile pliée à la pente du vent, qu'une eau courbée suivant l'épaule de la rive, qu'un caillou de la route poussé au gré des pas!

Tout le monde fermait les yeux autour de lui. Il avait l'impression, parfois, qu'on ne l'avait pas endormi pour subir l'interminable opération de la vie. Une anesthésie soigneuse émoussait les douleurs des autres. Lui seul était éveillé, lucide, les chairs et l'esprit à vif.

Ces discussions étaient intolérables ! On parlait de Luce mais c'était d'elle qu'il s'agissait. Si Mme Fonsèque se complaisait dans l'apologie du jeune couple, c'était pour lui reprocher, à elle, de n'avoir pas épousé Tellier. Si son frère tonnait contre le mariage, c'était pour la féliciter, elle, d'avoir renoncé à cette union. Les allusions obliques se croisaient autour d'elle. Elle était engluée dans leur réseau comme une mouche dans une toile d'araignée.

L'ascenseur était bloqué au troisième. L'escalier sentait la mangeaille refroidie et l'eau de Javel. Des voix piaillardes et des bruits de vaisselle traversaient les portes de contreplaqué chocolat. Chaque famille était parquée dans son alvéole, avec ses joies, ses tristesses, ses manies, et une mince couche de ciment la séparait seule des familles de gauche, de droite, d'en dessus, d'en dessous, qui, elles aussi, avaient leurs joies, leurs tristesses, leurs manies et se moquaient de celles des voisins. Un monceau de vies humaines, découpé en cubes et mis en boite avec un soin de pion.

Quelle complicité entre tous les arts pour masquer la figure animale de l'Amour ! La poésie faisait fleurir aux lèvres des amants des paroles qu'ils n'eussent jamais prononcées, la musique exaltait la trouble montée de sève qui les soudait l'un à l'autre, la peinture corrigeait l'expression bovine de leur face, la sculpture polissait le grain de leur chair, et des générations d'hommes et de femmes feignaient de croire à cette image menteuse et de s'y reconnaître, malgré leurs maladies, le souvenir de leur rut et de leur odeur dans les draps !

Je me demande, au reste, si les femmes mariées savent mesurer leur déchéance. Du jour au lendemain, la plupart d'entre elles se dépouillent, se neutralisent, s'aplatissent, se coulent suivant l'image exacte de leur mari.