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Une mer de flammes, jaunes, rouges, blanches, bleues. Une chaleur de braise qui grille le visage, une respiration douloureuse. Des bois de charpente qui craquent, des briques qui éclatent avec plus de bruit qu'un tir de mitrailleuse, des morceaux de maçonnerie. La puanteur de cheveux qui s'enflamment, de peau qui grille. Stave au milieu des ruines, partout le feu, une tempête de feu, il court et court, sa putain de jambe claudique, chaque pas est une torture, et pourtant il sait que Margarethe n'est plus qu'à quelques mètres. Ses cris. Elle l'appelle. Et il reste coincé quelque part, des murs le cernent, des poutres brûlent. Il veut hurler son nom, mais sa bouche est envahie par la fumée, il s'étrangle et tousse par quintes. Margarethe est silencieuse à présent, si terriblement silencieuse.
Afficher en entierRuge claque des talons. Une jeune femme qui tire une charrette à bras chargée d’une souche d’arbre déchiquetée s’arrête et les observe, l’air méfiant. Stave remarque les engelures aux mains gonflées par le froid. Dès qu’elle prend conscience de son regard, elle empoigne les poignées de sa charrette et file en hâte.
Stave et Ruge escaladent les voies : le ballast forme une masse compacte de grands blocs soudés entre eux par le froid. Des rails démantelés et tordus dessinent d’inquiétantes sculptures. Puis c’est la Baustrasse. Du moins la devine-t-on, ligne sinueuse à la limite du grand ensemble des cités-casernes calcinées aux toits crevés, bâtiments défoncés dont les murs noircis s’étendent sur des centaines de mètres. Tant de mois ont passé, et toujours cette odeur âcre et amère, écœurante, de bois et d’étoffes brûlés, d’incendies éteints.
Deux gardiens de la paix, qui piétinent sur place et claquent des mains pour se réchauffer, montent la garde devant un mur de guingois d’une hauteur de trois étages, qui a l’air de vouloir s’écrouler et les écraser au moindre souffle de vent.
Stave se contente d’un signe de la main pour les saluer. Il gravit prudemment les décombres. À quelque chose, malheur est bon, il n’est pas obligé de dissimuler sa claudication, impossible de marcher normalement, nulle part.
Afficher en entierVivent à Hambourg presque un million cinq cent mille personnes. Cent mille sont mortes à la guerre ou écrasées sous les tapis de bombes, beaucoup ont été évacuées à la campagne, remplacées par des réfugiés et des DP, des personnes déplacées, ainsi que des détenus libérés des camps de concentration, des prisonniers de guerre, en majorité russes, polonais, juifs, dont aucun ne peut ou ne veut rentrer chez lui. Officiellement, ils vivent dans des campements installés et aménagés par les Britanniques, mais beaucoup d’entre eux préfèrent se débrouiller seuls dans la métropole dévastée des bords de l’Elbe.
Afficher en entierLundi, 20 janvier 1947
Encore à moitié endormi, l’inspecteur principal Frank Stave cherche sa femme en tâtonnant, quand il se rappelle qu’elle a péri dans un incendie trois ans et demi plus tôt. Il serre le poing, repousse la couverture du lit. Un air glacial chasse les derniers voiles du cauchemar.
Une lumière grisâtre, crépusculaire, se traîne à travers les pans de rideaux damassés que Stave a dégotés dans les ruines de la maison voisine. Depuis cinq semaines, chaque soir, il les fixe aux cadres des fenêtres avec quelques punaises achetées au marché noir. Les vitres ne sont pas plus épaisses qu’une feuille de papier journal et une croûte de glace en tapisse l’intérieur. Stave craint qu’un jour le verre se brise sous le poids. Peur absurde : les fenêtres ont vibré et cliqueté sous les ondes de choc d’un nombre incalculable de bombes, et jamais aucun carreau n’a été soufflé.
Dans la trouble clarté du petit matin, les murs de la chambre semblent couverts d’une pellicule de peau calleuse, tellement le dépôt de givre est épais. Par endroits, la couverture du lit est collée au mur par la glace. On distingue par transparence des bandes de papier peint déchirées, un motif moderne pour 1930, des plaques de crépi taché, et pour finir, de place en place, le mur nu, de la brique rougeâtre et un mortier gris clair.
Stave se dirige avec lenteur vers la cuisine exiguë, le sol dallé glacé lui coupe la plante des pieds malgré les deux paires de vieilles chaussettes qu’il a enfilées l’une par-dessus l’autre. Les doigts gourds, il s’active à sa Brennhexe, ce minuscule et primitif fourneau de survie cylindrique, jusqu’à ce que le feu ait pris. Ça pue le vernis brûlé, car le bois avec lequel Stave nourrit l’appareil faisait partie d’une commode de chambre à coucher, récupérée dans la maison mitoyenne soufflée par une bombe en ce mois de juillet 1943.
Par la bombe, se dit Stave. Celle qui lui a pris sa femme.
Afficher en entierCes dernières années de guerre, il a vu bien trop de cadavres mutilés – dont celui de sa propre femme – pour que la nouvelle d’un assassinat l’indigne.
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