L'assassin est à la plage

Depuis que la pluie s’est arrêtée, les curieux se bousculent autour du rond-point. L’adjudant-chef Bartali grogne :

— Circulez ! Y a rien à voir !

Bartali en a gros sur la patate. Dans moins de deux semaines, le 15 juillet exactement, il doit prendre sa retraite. Il a déjà acheté le champagne, les chips et les cacahuètes du pot d’adieu, ainsi qu’une bouteille de pastis pour les allergiques aux bulles (comme lui). Il sait que ses hommes, de braves gars qui connaissent sa passion pour le jardinage, se sont cotisés pour lui offrir un motoculteur. Il a peaufiné son discours : service, virilité, amitié, émotion. Tout était parfait. Restait plus qu’à se laisser glisser quinze jours au soleil en faisant gentiment la leçon à son successeur, un certain major Desroses, qui doit arriver lundi de Nantes. Et puis la cata : ce pendu et ce carambolage. Mais faut bien assurer le service, alors il demande :

— Toche, comment vont les petits en scooter ?

— Y en a un qui se remet, chef. Juste un peu sonné. Il a été propulsé dans le Zodiac, un vrai miracle ! Il veut rentrer chez lui.

— Gardez-le ! Il faut le faire examiner par un médecin. Et l’autre ?

— Ma foi… il a disparu… Je pense qu’il avait volé le scooter.

— Le petit con ! Et le couple de la Modus ?

— Des coupures sans gravité : leur pare-brise a explosé sur le crochet de remorque de la Mercedes.

— Comment se portent les Allemands ?

— Presque rien. La Mercedes, c’est du costaud ! Ma belle-mère dit toujours…

— On s’en fout de ta belle-mère, Toche !

— Oui, chef. En revanche, leur caravane s’est ouverte comme un melon. À mon avis, ils ont terminé leurs vacances.

— Et le gars du camion-pizza ? Il est vivant ?

— Oui, chef. Sur son capot, c’était pas du sang, c’était de la sauce tomate…

— Tant mieux. Et le type du 4x4 ?

— Une épaule démise et quelques bosses. Mais son pare-buffle a écrabouillé le C15. Et là, c’est moche, chef. La passagère a une fracture ouverte, et pour le conducteur on est en train de le désincarcérer. C’est Marcel Nazole, des Espaces verts. Vous le connaissez…

S’il le connaît ! Tout le monde connaît Marcel Nazole ! On peut lui demander n’importe quoi à Marcel. Il a même un site internet, où il explique la lune propice pour semer et planter. Et puis il distribue, gratis, aux amateurs des plantes anciennes et exotiques, qu’il fait pousser dans les serres municipales. Au printemps, il lui a même donné une poignée de bulbes de safran, lui conseillant : « Vous les mettez en terre début août, mon adjudant. Ça fleurit autour de la Toussaint. »

Bartali empoche son talkie-walkie, patauge jusqu’au C15, qu’un pompier est en train de découper à la disqueuse. Il se penche à la portière, pose sur l’épaule du blessé une main réconfortante :

— Ne vous inquiétez pas, Marcel. On va vous tirer de là.

Le gendarme Toche le rejoint au pas de course, en faisant gicler la boue rouge sous ses brodequins.

— Chef ! Chef ! Le docteur dit que le pendu… c’est une femme !

— M’étonne pas, y a qu’une gonzesse pour foutre un bordel pareil !

La gendarmette Aveline lui jette un regard noir, et une troisième « gonzesse » arrive en sabrant l’air de son parapluie :

— Et moi ? Qui s’occupe de moi ?

— Dans quel véhicule étiez-vous ? demande Bartali.

— Je n’étais pas dedans ! Je suis dessous ! JE SUIS LA VIGNE !

Bartali a beau être un jardinier passionné, il reste un amateur. Cette identification de la paysanne avec sa terre lui passe un peu au-dessus de la tête. Aussi, il répond :

— Dans ce cas, madame, il n’y a pas d’urgence.

— Pas d’urgence ? Vous savez combien ça vaut, une vigne classée Bandol ?

— Moins qu’une vie humaine, réplique Bartali avec noblesse.

— Vous ne voulez pas m’écouter ? Pourtant, j’en ai à dire qui vous surprendrait ! ricane la bonne femme.

Et elle lui tourne de dos en grommelant :

— Puisque c’est comme ça, débrouillez-vous ! Mais vous le regretterez !