L'échiquier d'Einär

C’est alors qu’un bruit terrible, assourdissant, comme une colossale respiration, les palpitations sanguines de quelque gigantesque animal retentirent sur toute la montagne Ecnaestor. Les soldats de la forteresse de Torm levèrent la tête vers la lune gibbeuse. L’ombre du grand dragon s’y profilait, et ses écailles jetaient sur les murailles les reflets du bûcher qui avait vu périr le mage et sa fille.

Il descendit vers la cour du château en planant sur de vastes cercles aériens, puis il se posa devant Tzvetan dans le regard duquel il plongea ses pupilles dénuées d’iris, taillées à même le diamant qui avait été le cœur du dieu Barorlalb, père de tous les dragons.

Sous les derniers feux du soir, la peau squameuse de la terrible créature se teintait de sang, mais lorsque l’ombre du château passa sur elle, la nacre délicate de ses écailles illumina le ciel d’une aura lunaire. Ses vastes ailes semblaient ocellées comme la traîne d’un paon, mais ces yeux bleus et mauves n’étaient que le reflet anticipé des mystères nocturnes à travers la transparence membraneuse de leur chair couleur d’opale. Son long cou de cygne s’harmonisait parfaitement avec la queue serpentine. Une crête aux miroitements d’arc en ciel courait de cette extrémité caudale – s’achevant par une fourche cristalline, acérée et articulée –, jusqu’à la tête fine et allongée rappelant celle d’un hippocampe qui serait couronnée à la façon des aspics, et tirée vers l’arrière du crâne par deux excroissances évoquant de longues cornes d’ambre blanc. Cette crête dorsale était hérissée de pointes. La gueule ophidienne s’agitait dans la brise au bout de cet interminable cou faussement gracile, impression de mouvement renforcée par les vibrisses frontales qui ondulaient lentement comme la traîne d’une méduse. Le grand corps écailleux lui-même était étonnamment musculeux, quasi félin, avec ses quatre pattes léonines ornées de serres d’aigle. Sa voix – ou plutôt les sons que la créature émettait – n’était ni harmonieuse ni dissonante. Elle ne s’apparentait à rien qu’une oreille d’homme pût identifier. Cela ressemblait à un chant, mais aussi à des pierres frottées les unes contre autres, au choc des épées contre les boucliers au cœur de la bataille, et au crépitement des flammes lorsqu’on y jette du gros sel.

Le Comte frémit. Il avait l’impression qu’une main invisible fourrageait dans son âme à la recherche d’un secret, d’un joyau caché. Il dut faire un terrible effort pour ne pas opposer de résistance à ce viol. Cela cessa d’un coup. Il battit des cils, et réalisa qu’il assistait à un spectacle prodigieux. Sur la multitude de facettes formant les yeux du dragon, autant de scènes se déroulaient devant lui. L’histoire du dragon, celle d’Hyriance elle-même lui était dévoilée. Les secrets les plus intimes de la fabuleuse bête entraient dans sa mémoire, devenaient siens. Un instant, il oublia qu’il était Tzvetan pour se croire Bromatofiel. Les scènes défilaient rapidement, mais son âme les intégrait avec une aisance étonnante.

Et soudain, il sut.

Sa vision et celle de Bromatofiel, qui était le nom que les hommes donnaient à ce dragon et non son nom véritable, ne faisaient qu’une. Ensemble, ils virent la créature invoquée par Guiderod, perchée sur l’un des merlons pour mieux les espionner. Le dragon émit un long sifflement cristallin alors que ses babines se retroussaient. Deux rubans de fumée jaillirent de ses naseaux, et une odeur âcre, soufrée, envahit la place. Craignant pour sa vie et celle de ses compagnons, Tzvetan l’apaisa en posant la main sur son museau. Il sentit ses poils griller sous l’intense chaleur du souffle de son nouvel allié, alors qu’il ne quittait pas des yeux la créature ténébreuse qui les observait toujours. Soudain, elle couina désagréablement, comme si elle ricanait, et disparut dans la nuit. Tzvetan réalisa alors la témérité de son geste, et son bras retomba le long de son corps. Il tremblait d’excitation, de jubilation et de terreur à la fois.

Le dragon inclina son long cou hérissé d’une nageoire dorsale qui lui tenait lieu de crinière, et vint placer son énorme tête chevaline à moins d’un mètre de Tzvetan. Sa corne, qui était longue comme une épée, avait un aspect nacré, et partait en spirale jusqu’à son extrémité où un éclat de cristal palpitait faiblement. Tzvetan, dans un état second, leva la main et en posa la paume sur l’œil de cristal. À peine l’eut-il touché que sa peau se trouva auréolée d’une poussière lumineuse qui tintait comme un chant immémorial. Il la porta à son front, et, aussitôt, tout son corps fut pigmenté de cette étrange substance. Un bien-être incomparable s’empara de lui. Il se sentait fort, et ses doutes disparurent avec son éternelle mélancolie. Désormais, il savait que son corps était en accord avec ses désirs, avec ses rêves. Avec son amour pour Péridixione et sa fidélité à Hyriance.

Il flatta la tête du dragon qui se frotta affectueusement contre son flanc, avec une délicatesse que l’on aurait crue impossible à semblable créature, puis il tourna les yeux vers Giovann et Razavel.

Giovann s’était adossé à un créneau, et ses jambes tremblaient violemment. Son visage était partagé entre terreur et fascination. Près de lui, à genoux, transfiguré par une expression extatique, Razavel contemplait le dragon et son maître sans paraître les voir.