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Entre Saffie et Andréa le tournant n’est marqué par aucun incident particulier. Il se produit de façon insensible : au cours de l’hiver 1958-1959, chacun sent se réveiller et remuer dans la grotte de son âme, tel un ours au printemps, son vieux démon. Son vieux dragon, qu’il avait cru terrassé par la lame pure et brillante de l’amour de l’autre.
Eh ! non. Elle vit encore, l’affreuse bête.
Afficher en entierDans chaque histoire d'amour fou il y a un tournant ; cela peut venir plus ou moins vite mais en général cela vient assez vite ; la plupart des couples ratent le tournant, dérapent, font un tonneau et vont s'écrabouiller contre le mur, les quatre roues en l'air.
La raison en est simple : contrairement à ce qu'on avait cru pendant les premières heures, les premiers jours, tout au plus les premiers mois de l'enchantement, l'autre ne vous a pas métamorphosé. Le mur contre lequel on s'écrase après le tournant, c'est le mur de soi. Soi-même : aussi méchant, mesquin et médiocre qu'auparavant. La guérison magique n'a pas eu lieu. Les plaies sont toujours là, les cauchemars recommencent. Et l'on en veut à l'autre de ce qu'on n'ait pas été refait à neuf ; de ce que l'amour n'ait pas résolu tous les problèmes de l'existence ; de ce que l'on ne se trouve pas en fin de compte au Paradis, mais bel et bien, comme d'habitude, sur Terre.
Afficher en entierEnfin, plusieurs centaines d'autres Algériens, cette nuit-là, ont disparu. Peut-être ne sont-ils pas morts, il faut toujours rester optimistes. Peut-être en avaient-ils assez de vivre dans leurs bidonvilles puants et ont-ils décidé d'aller se couler la vie douce à Tahiti. Ca aussi, c'est la France.
Afficher en entierAh oui, si l'adultère peut vous donner des ailes, le vol est presque toujours bref et la chute, rude. Mais c'est plus fort qu'elle : à regarder la jeune femme s'éloigner avec son landau en direction de la Seine, Mlle Blanche a chaud au coeur. Comment mettre en garde un être qui affiche un bonheur aussi flagrant ?
Afficher en entierL'odeur de l'homme manque dans toutes les maisons, il n'y a ni cuir ni tabac ni sueur d'homme, ça sent la soupe aux orties et l'angoisse des mères, lors des fêtes du village ce sont les vieux qui jouent, cahin-caha, les valses de Strauss... et les femmes dansent avec les femmes.
Afficher en entierMon Dieu sa voix. Il ne l'avait pas encore remarquée. Une voix sidérante de fragilité. Il est paralysé. Doit se secouer pour ne pas rester là à la fixer bêtement. Se secouer encore, pour saisir en écho intérieur le sens des mots qu'elle vient de prononcer.
Afficher en entierMichelle marche tête basse, toute à son angoisse, et comme Saffie a les yeux plongés dans les flots gris de son passé, les deux femmes ne se voient pas. Ça arrive tout le temps, ce genre de chose. On s'étonne des rencontres miraculeuses, des coïncidences inouïes : "Comme le monde est petit!" s'exlame-t-on à chaque fois... mais en vérité la vie comporte bien davantage de ces rencontres ratées, ces presque rencontres, ces pas-tout-à-fait coïncidences.
Afficher en entierComment tant de mondes peuvent-ils coexister sur une même planète? Lequel parmi eux est le plus précieux, le plus vrai, le plus urgent à connaître? Ils s'agencent entre eux de façon complexe mais non pas chaotique, avançant de front, tourbillonnant, entrant en collision et en collusion les uns avec les autres, des effets surgissant des causes et se transformant à leur tour en causes qui déclencheront des effets et ainsi de suite et ainsi de suite, à l'infini ...
Afficher en entierElle ferme les yeux. Du bout de son index, Andras se met à dessiner son profil, commençant sur le front, à la naissance des cheveux, puis descendant délicatement entre les sourcils, suivant le fine crête du nez et se glissant dans la fossette entre la racine du nez et des lèvres.
- C'est ici, dit-il, que l'ange pose un doigt sur les lèvres au bébé, juste avant la naissance - chut !- et l'enfant oublie tout. Tout ce qu'il a appris là-bas, avant, au paradis. Comme ça, il vien au monde innocent...
Les paupières de Saffie s'ouvrent progressivement, elle veut vérifier l'empreinte de l'ange sur le visage de son amant mais son regard est aspiré par la bleue lumière dansante des yeux qui l'étudient.
- Sinon, poursuit Andras en riant, qui veut naître ? Qui accepte d'entrer dans cette merde ? Ha ! Personne ! On a besoin de l'ange !
- Et ça s'arrête quand, l'innocence ? demande Saffie d'une voix rêveuse, remuant à peine les lèvres sur lesquelles le doigt d'Andras est encore posé. Toi tu es innocent ?
Afficher en entierEt c'est la fin?
Oh non! Je vous assure que non.
Il suffit d'ouvrir les yeux : partout, autour de vous, cela continue.
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