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Quelques minutes après, tous deux passaient de la véranda de l’étage à son rebord étroit, pour grimper à l’échelle qui les mènerait au toit. Là, dans les derniers rougeoiements du soleil couchant à l’horizon et les fumées qui montaient des feux du prochain repas, Amina put enfin voir au-delà du Mur. La voie publique était encombrée de son habituelle vie stagnante, bus et cars apathiques, voitures klaxonnant en files ininterrompues autour desquelles grouillaient, tels des insectes, rickshaws et vélos. Les petits mendiants du matin s’étaient éparpillés dans la rue et s’approchaient de tout véhicule ralentissant assez longtemps pour qu’ils puissent passer une main par la fenêtre. Amina inspira profondément, absorbant l’odeur d’essence et d’oignons en train de frire, de bouse de vache, d’égouts et de sueur ; Itty chantonnait sous cape. Amina le regarda regarder Salem jusqu’à ce qu’il fasse trop sombre pour voir quoi que ce soit, et prit la main qu’il lui offrait pour la ramener en bas, à la sécurité de sa chambre.
Afficher en entierC’étaient : deux Levi’s, une bouteille de Johnnie Walker rouge, trois sachets de noix (amandes, cajou, pistaches), une paire de Reebok à scratch, une paire plus grande de chaussures de randonnée, deux flacons de parfum (Anaïs, Chloé), quatre cassettes (les Beatles, les Rolling Stones, Kenny Rogers, Exile), deux pots de lotion parfumée Avon pour la peau (une Topaze et une Unspoken), plusieurs paires de chaussettes tube blanches, du talc, un tube en forme de canne de Noël rempli de marshmallows, de la root beer et du baume à la menthe pour les lèvres.
Afficher en entierLa maison, elle, n’avait pas du tout changé, avec ses deux étages peints en rose et jaune affaissés dans la chaleur comme un gâteau d’anniversaire en train de fondre. Une petite foule était assemblée sur le seuil, et Amina l’observa par la fenêtre : oncle Sunil, noir et ventripotent ; sa femme, tantie Divya, blafarde et chétive ; leur fils Itty, tête ballottante de droite à gauche, tel un Stevie Wonder décharné ; Mary-la-Cuisinière, la cuisinière, et deux nouvelles servantes. Des lumières et des guirlandes de Noël scintillaient dans les grenadiers.
“Mikhil ! Mittack !” gargouilla Itty à l’arrivée de la voiture, en gesticulant furieusement. Il était devenu aussi grand que Sunil depuis leur dernière visite et Amina lui rendit son salut avec appréhension. Mittack, c’était elle, selon Itty, et excitabilité était, selon la famille, le nom de la disposition à cause de laquelle il lui était arrivé de la mordre. Amina palpa la légère demi-lune sur son avant-bras et se renfonça un peu dans son siège.
Afficher en entierEnveloppé dans un dhobi volumineux et aussi maigre que jamais, Babou sourit d’un sourire édenté ; sa ressemblance avec un bébé sous-alimenté contredisait sa capacité de se balancer de gros objets sur la tête et de leur faire traverser des foules, comme il le fit avec les quatre valises de la famille. Devant la gare, Preetham, le chauffeur, chargea l’Ambassador polie de frais, tandis que des mendiants s’assemblaient autour d’eux, montrant du doigt les tennis des enfants et puis leurs propres bouches affamées, comme si leurs appétits pouvaient être satisfaits par des Nike.
Afficher en entier“Traîtres ! Lâches ! Bons à rien !” avait hurlé Ammachy en 1979, mettant fin à la conversation qui mettrait fin à sa relation avec son fils, puisque Thomas ne reviendrait en Inde que pour l’enterrer.
Mais quelle calamité ! Divorcé en un seul coup de la mère et de la terre natale ? Qui aurait vu venir une chose pareille ? Certes pas Amina qui, à onze ans, était suffisamment versée en tragédie (elle avait vu Le Champion et Kramer contre Kramer) pour comprendre qu’elle s’accompagnait de musique retentissante et de mauvais temps.
Afficher en entierVivre chez les Eapen, c’était admettre la rigueur de frontières invisibles, les séparations qui, depuis 1983, divisaient la maison comme en deux pays. Il y avait des années qu’Amina n’avait plus vu sa mère s’aventurer dans la lumière jaune de la véranda paternelle et, à ce qu’elle en savait, Thomas n’avait pas une seule fois franchi la barrière donnant accès au potager de Kamala.
Afficher en entierUn secret entre les Ramakrishna, les Kurian et les Eapen, ça n’arrivait qu’une fois tous les cinq ans, environ, pour être généralement dévoilé au bout de quelques mois ; ceux qui le partageaient affirmaient aux autres qu’il n’y avait là rien de personnel, rien que des affaires de famille, et les autres tenaient des propos réconfortants sur la grande famille qu’on était de toute façon dans ce pays, même en l’absence de liens du sang.
Afficher en entierLa cuisine était chez sa mère une faculté qu’Amina considérait souvent comme évolutionnaire : un moyen pour Kamala de se survivre en conservant ses amis. Tel le plumage se déployant en arc-en-ciel d’un oiseau a priori banal, la capacité que possédait Kamala de transformer des ingrédients bruts en repas somptueux lui valait la sorte d’affection que sa personnalité, à elle seule, aurait peut-être repoussée.
Afficher en entierAmina soupira. Si elle avait su que le numéro de Rolling Stone qu’elle avait laissé dans la salle de bains lors de son dernier séjour allait transformer Kamala en experte autoproclamée sur tout ce qui touchait à Seattle (“Le grunge ! Les Starbucks ! Les start-up !”), elle aurait fait plus attention, mais enfin, ce mépris de sa mère pour le lieu de résidence qu’elle s’était choisi n’était pas sans avantage. Ne fût-ce que parce qu’il limitait ses visites. (“Impossible de me réchauffer ici !” ne manquait jamais de protester Kamala, en se frottant les mains et en lançant autour d’elle des regards soupçonneux. Un jour, dans un café du quartier d’Amina, elle avait dit au très aimable barista qu’il avait une odeur bizarre, due à “trop d’humidité”.)
Afficher en entierC’était une fièvre, une rage brûlante de mots. Trois nuits de suite, Thomas Eapen demeura dans la véranda, acteur unilatéral d’une conversation furieuse qui déboulait de sa langue pour se répandre à travers les fenêtres à moustiquaire. Les voisins l’entendaient ; son épouse, Kamala, ne pouvait pas dormir. Prince Philip, leur labrador vieillissant et arthritique, n’arrêtait plus de marcher de long en large dans le vestibule en gémissant. Kamala raconta tout ça à sa fille au téléphone un des premiers soirs de juin, de la voix douce d’une présentatrice des informations.
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