L'Honneur de Dario Costanzo

1.

A 10 heures du matin, le 4 septembre, un mois jour pour jour après l’accident, Dario Costanzo fut contacté par la clinique.

Alors qu’il commençait à désespérer, il reçut enfin un coup de téléphone émanant du Dr Peruzzi, le neurologue qui s’occupait de Maeve.

– Il y a du nouveau, signor, lui annonça-t-il. Votre femme est sortie du coma tout à l’heure.

Le ton neutre alarma Dario et le fit réagir avec prudence. Il ne fallait pas crier victoire. Il savait bien qu’on pouvait sortir du coma avec des lésions cérébrales irréversibles.

– Mais ? Car il y a un « mais », n’est-ce pas docteur ?

– En effet.

Dario s’était cru prêt à affronter la réalité. Il ne l’était pas le moins du monde. Il revit Maeve telle qu’elle était la dernière fois où il lui avait rendu visite, le crâne enserré dans un énorme bandage, le corps relié à des tubes en plastique et à des appareils bruyants. Cette image n’avait rien à voir avec la Maeve d’avant l’accident. Une femme ravissante. Gracieuse. Pleine d’élégance. Une femme qui rayonnait.

Sa femme.

Mais aujourd’hui ?

Brusquement, il fut obligé de s’asseoir.

– Eh bien, docteur ?

– Sur le plan physique, elle se remet de manière remarquable. Bien sûr, elle est encore très faible, mais avec une bonne rééducation, nous ne doutons pas qu’elle puisse bientôt poursuivre sa convalescence chez vous. Non, le problème, signor Costanzo, c’est son esprit…

Dario sentit son sang se glacer dans ses veines. Ses oreilles se mirent à bourdonner. Si par malheur Maeve…

– Il ne faut pas vous alarmer inutilement, cela arrive fréquemment après de tels traumatismes, poursuivait le Dr Peruzzi. Et cela peut parfaitement guérir.

– Je vous demande pardon… qu’insinuez-vous, docteur ?

– Je n’insinue rien du tout, signor, je vous dis sans détours que votre femme souffre d’amnésie rétrograde. Autrement dit, elle n’a aucun souvenir de son passé récent.

– Récent… dans quelle mesure ?

– Eh bien, son cas est atypique sur ce point. En règle générale, ce genre d’amnésie s’applique seulement aux événements qui ont immédiatement précédé le traumatisme. Malheureusement, l’amnésie de votre femme couvre une période plus étendue. Et je suis désolé de vous annoncer qu’elle ne se souvient ni de vous ni de votre mariage.

Comme Dario demeurait sans voix, le médecin reprit :

– La bonne nouvelle, c’est que dans la majorité des cas, ce phénomène est passager. Ainsi, avec le temps, il y a des chances pour que votre femme recouvre la mémoire.

– Du temps ? Combien de temps ?

– C'est impossible à déterminer pour le moment. Ni mes confrères ni moi ne nous risquerons à un quelconque pronostic. Il est possible que des souvenirs lui reviennent dès qu’elle réintégrera un environnement familier. Mais plus probablement, il lui faudra plusieurs jours, voire plusieurs semaines, pour que des souvenirs sporadiques affluent dans le désordre. Vous devez bien comprendre que vous n’obtiendrez aucun résultat positif en essayant de la « forcer » à se souvenir. Vous ne feriez que la bouleverser inutilement. Ce qui m’amène au point crucial de cette conversation, signor Costanzo. Le rôle de l’équipe médicale va s’arrêter là, et c’est à vous de prendre le relais, maintenant.

– Comment ?

Comment ? Pourquoi ? Des mots qui le hantaient depuis un mois et généraient mille questions sans réponse. Comment ne s’était-il pas rendu compte que Maeve était malheureuse ? Pourquoi, après tout ce qu’ils s’étaient promis, s’était-elle tournée vers un autre homme ? Pourquoi lui avait-elle refusé sa confiance, à lui, son mari ?

– Ici, le maître mot est « patience », philosopha le Dr Peruzzi. Sitôt qu’elle sera prête à quitter notre établissement, vous la ramènerez au domicile conjugal. Gardez-vous, dans un premier temps, de l’exposer à une foule d’étrangers. Il faut qu’elle se sente en sécurité auprès de vous.

– Mais vous venez de me dire qu’elle ne se souvient même pas de moi !

– Dès qu’elle se sentira plus forte, nous lui expliquerons qui vous êtes. Nous n’avons pas le choix. Ses parents sont décédés et il faut bien qu’elle sache qu’elle n’est pas seule au monde. Mais elle a oublié un an de sa vie, ce qui est une expérience plutôt terrifiante. Plus tard, quand elle aura toute confiance en vous, vous pourrez lui présenter le reste de votre famille.

Dario eut un rire amer :

– Cela inclut notre bébé de sept mois, docteur ? Comment dois-je le lui présenter dans l’intervalle ? Comme le fils de la cuisinière ?

Le Dr Peruzzi ignora sagement le sarcasme.

– Cachez-le, tout simplement, répondit-il. Votre sœur et vos parents vivent près de chez vous, je crois ? Ils pourront certainement accueillir l’enfant un moment.

– Somme toute, vous voudriez que je mente à ma femme? Je ne vois pas bien comment cela pourrait l’aider.

– Si elle apprend qu’elle a un enfant dont sa mémoire a totalement effacé le souvenir, le poids de la culpabilité risque de lui laisser de graves séquelles émotionnelles. Oublier son propre enfant va à l’encontre de la nature même d’une mère. C'est bien le point critique dans toute cette histoire.

– Je vois…

– Autre chose. Pour le moment, ne vous attendez pas à ce qu’elle redevienne votre femme autrement que par le nom. Pour être plus précis, oubliez toute notion d’intimité poussée. Vous êtes pour elle un parfait étranger, et sa vie va être assez compliquée comme ça dans un premier temps.

Dario retint un ricanement amer. Quelle fabuleuse nouvelle! La seule chose qui ait jamais bien fonctionné au sein de leur couple était devenue inenvisageable. Et par-dessus le marché, il devait éloigner le petit Sebastiano de leur foyer !

– Y a-t-il autre chose que je puisse faire, docteur ?

– Bien entendu. Votre femme a perdu la mémoire, elle n’est pas devenue idiote pour autant. Elle posera des questions. Répondez-y le plus honnêtement possible, sans en révéler plus qu’elle ne demande. N’extrapolez surtout pas. Chaque détail, chaque fait banal est une brique qui viendra s’ajouter à la structure de ses souvenirs. Quand chaque brique sera bien en place, votre femme comblera d’elle-même les vides restants.

– Et si le tableau d’ensemble ne lui plaît pas ?

– Il sera alors impératif que vous gardiez votre sang-froid et que vous soyez là pour la soutenir, signor. Elle doit savoir qu’elle pourra compter sur vous, quoi qu’il soit advenu par le passé. Vous en sentez-vous capable ?

– Oui, marmonna Dario.

Avait-il vraiment le choix, se demanda-t-il.