Extraits

Gerald se laissa aller contre le dossier de son banc. Dieu du ciel, songea-t-il. Témoin de l’accusation… Et l’amicale pression de la main de son frère sur son épaule ne réussit qu’à augmenter son angoisse.

— Mes compliments, murmura Kevin. Quand tu obliges une femme à te détester, tu ne le fais pas à moitié…

Apollo lui tendit sans un mot un carton sur lequel était inscrit :

— Miss Snow serait honorée que vous acceptiez de dîner en sa compagnie.

Gerald cacha son émotion derrière son habituelle ironie.

— A-t-elle trouvé un moyen pour en finir avec moi ? Le poison, peut-être ?

— Je ne crois pas qu’il y en ait au menu.

Gerald hésita, prêt à refuser, puis il referma bruyamment ses registres.

— Après tout, pourquoi pas… Je n’ai pas d’autre invitation pour ce soir !

Au lieu de sauter sur elle en brandissant un coutelas comme elle s’y attendait, le bandit recula en trébuchant et s’affaissa sur son postérieur. Sous le choc, il cessa de crier, et se mit à parler avec un accent irlandais si prononcé qu’elle avait du mal à comprendre.

— Que les saints nous protègent, Pudge ! C’est… c’est la déesse de la Mort, bégaya-t-il avant de se signer.

Derrière lui, un homme qui portait des lunettes et dont les bajoues pendaient comme des oreilles de cocker, s’approcha du bastingage.

— C’est plutôt une Walkyrie venue nous emmener au Walhalla. Seigneur, nous sommes perdus !

Stupéfaite par leurs propos absurdes, elle hésita. Était-elle tombée dans un asile ? Puis, avisant la crosse d’un pistolet qui sortait de la ceinture de l’Irlandais, elle s’avança.

Il se mit à reculer en zigzaguant comme un crabe.

— Ne me lâche pas, Pudge ! Tu ne peux pas me faire ça ! Tu te rappelles tout le bon temps qu’on a eu ensemble, hein ?

Profitant de son avantage, Lucy arracha le pistolet de son pantalon. Il roula des yeux terrifiés.

— Dieu du ciel ! Je suis mort !

Pudge s’approcha du bastingage et passa une jambe par-dessus la rambarde, comme pour sauter à la mer.

— Au secours ! À l’aide ! C’est un démon !

— Seigneur ! Gémit l’Irlandais. C’est la déesse de la mort et de la beauté !

Une voix amusée coupa court à l’hystérie :

— C’est tout à fait ça, Tam !

Surprise, Lucy se retourna, pointant le pistolet droit sur le capitaine.

— Les pirates comme vous ont sans doute beaucoup de choses à faire, eux aussi. Piller les bateaux, terroriser les honnêtes gens et je ne sais quoi encore ! Gerald jouait distraitement avec le coupe-papier de l’Amiral.

— N’oubliez pas le principal ! Boire le sang des nouveau-nés et faire des colliers d’oreilles humaines. (Il lui coula un regard en testant la lame contre son pouce.) Vous ai-je jamais dit que vous aviez de jolies oreilles ?

Elle rejeta la tête en arrière, une lueur de défi dans les yeux.

— Soyez à la hauteur de votre réputation, capitaine. On vous prétend capable de transformer vos victimes en pierre d’un seul regard et de violer dix vierges en une seule nuit.

— Avant minuit, rectifia-t-il. Et que diriez-vous de violer dix fois une seule vierge ?… Apollo ! Peux-tu me dire quelle heure il est ?

Lucy s’enfonça dans sa chaise, prise à son propre piège. En voulant lui clouer le bec, elle s’était laissé entraîner trop loin.

Quand ses yeux se furent habitués à la pénombre, il aperçut le buste de l’Amiral Snow qui le narguait sur son piédestal de chêne.

Il ne put se retenir de lui envoyer un bon coup de poing. Le buste s’écrasa par terre en mille morceaux avec un bruit sourd. Il entendit quelqu’un tousser derrière lui. Smythe, bien sûr. Il se retourna et lança d’un ton dégagé :

— Désolé. Je ne l’ai pas vu dans le noir.

Il n’y avait pas l’once d’un reproche dans la voix de Smythe quand il répondit :

— Je comprends, sir. Cela aurait pu arriver à n’importe qui… Je vais chercher un balai.

Gerald regarda le bonnet de nuit du majordome se fondre dans la nuit, incapable de décider s’il avait chez cet homme un allié ou un ennemi.

Depuis une semaine, elle l'avait obligé à accomplir toute sorte de tâches ridicules : lors d'un thé, elle lui avait demandé de tenir son tambour à broder en équilibre sur ses genoux, et elle ne s'était pas gênée pour le piquer avec son aiguille chaque fois qu'il somnolait. Il avait dû aussi ramasser ses gants qu'elle laissait tomber à plaisir lors de sa dernière sortie en ville, et tourner les pages des mémoires de lord Howell, comme si elle était incapable de le faire elle-même !

Il aurait plus facilement supporté sa tyrannie si elle n'avait mis un point d'honneur à ne jamais hausser le ton, et à accompagner ses ordres d'un adorable sourire. Elle ne parlait plus de le faire renvoyer, mais entretenait manifestement l'espoir qu'il donnerait lui-même sa démission.

Appuyé contre un réverbère, les pouces glissés dans les poches de son gilet, Gerald compta lentement jusqu'à dix. Au premier cri de Lucy, il se précipiterait. Mais aucun bruit ne vint de l'impasse où il l'avait vue disparaître. Il fronça les sourcils, soudain inquiet. Et si elle s'était blessée ?

Il courut vers la ruelle, mais à peine eut-il passé le coin qu'il s'arrêta, pétrifié. Un homme masqué gisait sur les pavés. Aussi fraîche et rose que si elle sortait d'une réception, Lucy tenait la pointe de son ombrelle appuyée sur sa gorge. En apercevant Gerald, elle se contenta de hausser délicatement un sourcil.

— S'il vous plaît, miss, ne me faites pas de mal ! Gémit le voleur avec un accent irlandais. Je ne vous embêterai plus jamais. Promis !

Une note de soulagement perça dans sa voix quand il vit Gerald :

— À l'aide ! Empêchez-la de continuer ! Elle m'a bourré de coups, elle m'a fait tomber et a failli me transpercer avec cette ombrelle. Moi qui pensais que vous…

Gerald l'attrapa par le col, stoppant net ses confidences, et le redressa brutalement.

— Si vous voulez bien m'excuser, miss Snow, je vais m'occuper de cette racaille.

Elle épousseta ses mains gantées.

— Il a essayé de me voler mon sac. Allez-vous le remettre à la police ?

Gerald resserra son étreinte. Les pieds du malheureux s'agitèrent désespérément dans le vide.

— Quand j'en aurai fini avec lui, il regrettera d'être né !

Lorsqu'il revint, quelques minutes plus tard, Lucy contemplait la vitrine d'un pâtissier. Il s'arrêta derrière elle et étudia son reflet dans la vitre.

— Pourquoi diable n'avez-vous pas crié ? Si je ne vous avais pas suivie, il aurait pu vous arriver n'importe quoi.

Elle lui fit face, nullement gênée d'être si proche de lui qu'il touchait presque son corsage.

— Il faut davantage qu'un voleur pour me faire crier. D'ailleurs, j'avais la situation bien en main. Je crois que j'ai prouvé mes capacités, monsieur Claremont.

— Je suis sans doute la seule personne enlevée par le capitaine Doom à avoir survécu, et donc à même de raconter cette expérience.

Claremont répondit par un grognement.

— Le gredin est sans pitié, continua-t-elle.Heureusement que j'avais un bandeau sur les yeux, car il est capable de vous transformer en statue d'un seul regard ! Son bateau apparaît brutalement au milieu du brouillard, comme le char de Satan devant les portes de l'enfer. On raconte que c'est le fantôme du capitaine Kidd, revenu se venger.

Claremont baissa lentement son livre. Lucy savait bien que tout cela n'était que mensonges, mais maintenant qu'elle avait réussi à retenir son attention, elle n'était pas prête à le lâcher.

Elle poursuivit, enjolivant sans vergogne les récits des marins du Tiberius :

— Il porte un horrible collier d'oreilles humaines autour du cou. Et figurez-vous qu'il arrache le coeur de ses victimes à mains nues, et le donne en pâture aux requins alors qu'il bat encore. Il boit du sang humain pour son petit déjeuner, et grave la loi des pirates sur la poitrine des malheureux qui sont à sa merci.

Les yeux de Claremont se posèrent sur son décolleté.

— On dirait que vous vous en êtes bien sortie. Pas même une égratignure !

Perturbée par son regard insistant, Lucy resserra son châle autour de ses épaules.

— J'ai eu beaucoup de chance.

Elle baissa les yeux, inconsciente de l'air rêveur qu'avait pris son visage.

— Doom est absolument sans merci quand il s'agit de la recherche de son plaisir. Il paraît qu'il est capable de violer dix vierges en une nuit. Avant minuit ! ajouta-t-elle, prise d'une soudaine inspiration.

Gerald était fasciné par la délicate teinte rosée de ses joues, et le pli voluptueux de sa bouche qui ne demandait qu'à être embrassée.

— Eh bien, j'admire la patience de cet homme, remarqua-t-il froidement. Les vierges sont tellement ennuyeuses !

Lucy demeura silencieuse pendant plusieurs tours de roue, essayant de digérer cette grossière observation.

— J'ai peur d'avoir été moi-même en danger d'être violée…

Il ferma brutalement son livre et l'évalua d'un regard insolent.

— Cela m'étonnerait, miss Snow. J'ai entendu dire que Doom préférait les femmes bien en chair.

Lucy pâlit.

Comme la voiture s'ébranlait, elle jeta :

— Ne seriez-vous pas mieux à côté du cocher ? Que se passerait-il si nous étions attaqués par des bandits ? Ou par des pirates ? Ou… ou… même des Indiens ?

Il fronça les sourcils.

— Je n'ai jamais entendu parler d'attaques d'Indiens dans Chelsea !

Puis, contemplant la masse soyeuse de ses cheveux qui jaillissait de son chapeau, il ajouta:

— Je dois reconnaître que le plus civilisé des sauvages résisterait mal à l'envie de prendre votre scalp.

— Raison de plus pour rejoindre Fenster.

Il soupira, comme s'il s'était armé d'une patience inaltérable.

— Vous êtes venu pour le poste, j'imagine ?

— En effet.

— Parlez plus fort, mon garçon. Je déteste les gens qui marmonnent.

Claremont le regarda droit dans les yeux.

— En effet, répéta-t-il d'une voix nette. Et j'ai apporté des références.

Lucien Snow poussa un grognement sceptique et tendit la main. Visiblement agacé, Claremont sortit une enveloppe de sa veste et la jeta sur le bureau. Lucy retint sa respiration. Son père allait sûrement lui passer un fameux savon.

L'Amiral étudia l'homme un long moment, avant de secouer la tête. Et Lucy fut étonnée de surprendre dans son regard une lueur d'admiration.

Claremont attendit patiemment pendant que l'Amiral fouillait dans les tiroirs de son bureau en grommelant :

— Maudite fille sans soin ! Elle a perdu mon coupe-papier favori avec le manche d'ivoire. Et dire que j'ai tué moi-même l'éléphant en Afrique !

La jeune fille se tassa dans son coin. Elle avait négligé d'avertir son père qu'elle l'avait utilisé pour poignarder le capitaine Doom !