L’Œil du paradis

I L FAISAIT NUIT NOIRE . Les éclairs qui déchiraient le ciel bas et lourd illuminaient sporadiquement les visages crispés des hommes qui, rivés aux bancs de nage, souquaient de toutes leurs forces dans le but de maintenir le navire à flot. Le drakkar viking se balançait comme un jouet sur l’océan déchaîné. Pour garder l’équilibre, son capitaine devait accompagner les mouvements de la houle en passant constamment d’une jambe sur l’autre. Ce qui ne l’empêchait pas de surveiller les paquets de mer qui s’écrasaient contre la poupe.

Comme autant de falaises liquides, les lames de fond gonflées par le blizzard menaçaient à tout instant de submerger le robuste vaisseau. Fouettés par la pluie torrentielle, les hommes d’équipage poussaient résolument sur leurs longues rames. De leur courage dépendait la survie de tous, et ils le savaient. Le capitaine observait leurs efforts d’un air inquiet sans se laisser distraire par l’eau qui ruisselait sur son visage marqué d’une cicatrice blanchâtre. Un souvenir de guerre qui s’étirait depuis le coin de son œil gauche jusqu’à sa barbe blonde. Ayant grandi sur l’océan, ce dernier rejeton d’une longue lignée de marins vivant d’aventures et de pillages avait essuyé maintes bourrasques au cours de son existence. Il ne comptait plus les nuits passées à invoquer la clémence des dieux alors qu’il sillonnait les eaux traîtresses de la mer du Nord. Mais une tempête de cet ordre-là, même le navigateur le plus expérimenté n’en connaissait qu’une dans son existence.

Le vaisseau filait plein nord ; il avait fortement dévié de sa route mais le capitaine ne pouvait redresser le cap. L’eût-il fait, des tonnes d’eau salée se seraient déversées sur l’étrave et les auraient entraînés par le fond. Pour éviter cela, il n’avait d’autre choix que naviguer vent arrière en se soumettant à la fureur des éléments.