L'Ombre de la magicienne

Dans le Royaume de l’Hiver, terre de sommets vertigineux et glacés, le Seigneur Sombre attendait. Debout sur une corniche de pierre, il dominait une immense plaine enneigée. Là, une armée innombrable se taisait, prête à entendre ses ordres.

– Il est temps aujourd’hui de commencer l’invasion, déclara-t-il enfin. La première terre qui tombera sera le Pays d’Automne, puis la Terre d’Eté. Ce n’est qu’ensuite que nous prendrons les Forêts du Printemps.

Il n’y eut pas un murmure, pas un geste.

– Allez, maintenant.

L’immense armée se mit alors en mouvement et s’éloigna.

Sandji, maître des ténèbres, s’autorisa un sourire : bientôt, les

Quatre Terres lui appartiendraient. Très bientôt.

Loin, bien loin de là, sur la Terre d’Eté, Karen rêvait, les yeux dans le vague. Comme tous ceux de son peuple, la jeune fille était grande, la peau noire. Elle se distinguait pourtant des autres par son regard : elle avait de grandes prunelles d’un bleu vif, profond, pailleté d’or. Karen était assise sur une longue plage de sable blond bordée de falaises. Bercée par le roulis chantant des vagues, elle restait là, immobile, les yeux perdus dans les flots de l’Océan Infini, à la conquête duquel bien des navires étaient partis et d’où aucun n’était revenu.

Pourtant, ce n’était pas aux récits de voyage fantastiques quiavaient enchanté son enfance qu’elle songeait. Elle attendait le soir. Pourvu que la nuit tombe vite, pensa-t-elle en levant la tête vers le ciel. La voûte céleste était aigue-marine, agitée par de longues vagues dont la couleur variait de l’or au bleu nuit. Ces vagues devaient rouler le soleil d’un bout à l’autre du ciel, jusqu’à ce qu’il disparaisse sous l’horizon. Ainsi, les jours et les nuits étaient de durée indéterminée. Si Karen attendait avec tant d’impatience la fin du jour, c’était parce que, au soir, elle suivrait un rituel dont elle ignorait presque tout mais qui ferait d’elle une jeune femme. Elle pourrait ensuite accueillir des demandes en mariage.

Un bruit de pas la fit sursauter et elle tourna vivement la tête : c’était l’un des jeunes hommes de son clan. Il l’aperçut, hésita un instant, puis courut vers elle. Lorsque enfin il fut à

ses côtés, il murmura :

– Je… je te cherchais, Karen.

Son embarras était perceptible. Après une nouvelle hésitation, il reprit, rougissant :

– J’ai appris que tu pourrais bientôt accueillir les demandes en mariage et… je me demandais si tu entendrais favorablement la mienne.

Il avait prononcé cette dernière phrase d’une traite, puis attendit, gêné. Karen avait compris ce qu’il voulait dès le premier instant et dissimula un sourire satisfait derrière sa main.

– Oh… souffla-t-elle, jouant la confusion. Je dois t’avouer que je ne sais pas que dire. Tu comprends, je n’ai pas encore réfléchi à tout ça et…

Déjà, le jeune homme se levait, prêt à partir.

– Tu… tu me plais beaucoup, mentit encore Karen, mais tout va tellement vite… Je me sens perdue.

Il se pencha vers elle, posa une main rassurante sur son

épaule. Soudain bien plus à l’aise, il sourit : – Je te donnerai ma demande en mariage demain à l’aube, mais tu as tout le temps de réfléchir; j’attendrai. Tu ne dois pas être effrayée, tu as le droit de refuser.

– C’est vrai ? demanda-t-elle, une expression de soulagement sur le visage.

– Tu as ma promesse.

Le jeune homme n’avait pas vu la lueur moqueuse, calculatrice de son regard. Lorsqu’il eut disparu, Karen éclata de rire : sans aucune promesse, elle l’avait persuadé qu’elle l’épouserait. A nouveau, un bruit de pas la fit se retourner : un autre prétendant approchait.

– Karen, je voulais te demander… commença-t-il.

Elle écouta une nouvelle demande en mariage, joua le même rôle que la première fois, puis, quand le jeune homme s’éloigna, elle s’allongea sur le sable, satisfaite. Et de deux, songea-t-elle.

Dans une grande case blanche, là où gouvernait l’Ancêtre, doyenne des peuples de la Terre d’Eté, un Chevaucheur prit la parole :

– Je suis le porteur d’une terrible nouvelle, déclara-t-il. Une armée a pris possession du Pays d’Automne.

L’Ancêtre plissa les yeux, faisant ainsi ressortir les rides de son front. Les Chevaucheurs, surnommés Magiciens à voix basse, étaient dignes de confiance et elle connaissait celui-là

depuis bien longtemps.

– Ian… murmura la vieille femme.

Le Magicien leva la tête vers l’Ancêtre.

– Oui ?

– Dis-m’en plus.

– Te rappelles-tu de ce jeune homme au potentiel incroyable qui fut mon disciple, il y a une dizaine d’années ?

Comme la vieille acquiesçait, il poursuivit : – Tu te souviens sans doute aussi de la manière dont il est parti, lorsqu’il sut tout ce que je pouvais lui apprendre… Il quitta l’Ordre des Chevaucheurs, devenant alors un renégat. A partir de ce moment, nous n’avons plus eu de nouvelles de lui, comme s’il avait disparu. Et aujourd’hui, dix ans plus tard, nous entendons enfin parler de lui : il est sans doute le meneur de cette guerre.

– Et quels seraient ses projets ?

– Conquérir les Quatre Terres.

L’Ancêtre rit, découvrant des dents impeccablement blanches :

– C’est un fou !

– Non. Avec les forces qu’il a réunies, il pourrait y parvenir.

– Contre l’Ordre des Chevaucheurs, il ne pourra rien, rétorqua la vieille, qui avait cessé de rire.

– Il a été des nôtres ! Il a été le plus puissant d’entre nous…

Même s’il a quitté l’Ordre, il connaît toujours nos secrets, il a toujours les mêmes pouvoirs.

Le Magicien secoua la tête, désespéré :

– Tout ça est de ma faute, murmura-t-il, je n’aurais jamais dû lui apprendre ce que je savais.

L’Ancêtre l’observa : le visage parcheminé du Chevaucheur, ses yeux noirs bridés, ses épaules ployant sous le poids de la culpabilité, sa petite taille encore diminuée par les soucis, tout en lui reflétait une profonde souffrance.

– Tu n’as pas à te sentir coupable, Ian. Tu n’y es pour rien.

Il ne répondit pas et un silence passa entre le Chevaucheur et l’Ancêtre. Enfin, celle-ci demanda :

– Ce jeune homme dont tu m’as parlé… Quel est son nom ?

– Sandji. Il s’appelait Sandji.