La loterie de la vie

Question

Comment se douter que la vie va changer du tout au tout, alors que le soleil s’est levé à l’heure prévue par la science, par Dieu ou par qui-on-veut et que les oiseaux tombés du nid partent à la chasse aux asticots comme si de rien n’était ?

Comment pourrait-on le deviner ?

Et qu’est-ce qui porterait à croire qu’une autre vie nous attend, une autre possibilité peut-être déjà en germe en nous, alors que le trajet qu’on parcourt chaque jour au petit matin est si plaisant, si paisible ? Alors que la chaussée est carrossée, les trottoirs, balayés de frais et que les passants s’y aventurant, à notre image, semblent si satisfaits de remettre leurs pas dans ceux de la veille ?

Qu’est-ce qui pourrait nous le laisser penser ?

Après tout, il ne s’agit que de Deerfield, autrement dit Le Pré-aux-Cerfs ; une ville si banale qu’elle tire son nom de ce qui la caractérise.

C’est un lieu où se balancent des paniers fleuris aux devantures des boutiques, où des fauteuils à bascule attendent nonchalamment sur des porches amènes que leurs amènes propriétaires viennent doucement s’y bercer, comme l’ont fait avant eux leurs amènes aïeux. Où règne un tel silence, en cette matinée, comme toujours sous le ciel étale de Deerfield, qu’on entend juste les écureuils téméraires qui fourragent là-haut dans les branches. Peut-être, à côté, le souffle d’un chien familier posté derrière une barrière familière nous chatouillant la main au passage. Et si cela ne suffisait pas à nous rassurer, à nous persuader que cette journée ne dépare pas dans l’indolore succession des jours entamée il y a si longtemps déjà, les premiers mots qu’on entend ce matin sont également les premiers qu’on entend presque tous les matins, le gérant de l’épicerie où on entre chercher un café nous souhaitant « Une bonne journée », à quoi on répond : « À qui le dites-vous ? »

Comment savoir, alors ?