La carte au trésor

Au début je pensais l’emmener vers le nord de la ville manger de l’agneau grillé, mais passant devant un petit restaurant de raviolis je lui dis : écoute mon vieux, tu sais ce qu’on dit, « midi manger raviolis, minuit coucher ravi au lit », qu’est-ce que tu en dis, envoyons-nous donc une plâtrée de raviolis. Bon, dit-il, le mendigot n’a pas à se plaindre que les plats soient froids, mais je ne te cache pas que j’ai bien plus envie de me faire inviter à manger un canard laqué. Et le voilà qui sans plus tarir me fait part de son désir de canard laqué, citant au passage le mot de l’ancien président des États-Unis Nixon : « Ne pas être allé à Pékin c’est n’être jamais allé en Chine, n’avoir pas mangé de canard laqué c’est n’être jamais allé à Pékin, ainsi n’avoir pas mangé de canard laqué c’est comme de n’avoir jamais mis les pieds en Chine. » Je fais le sourd, ne cède en rien à cette palilalie sur le canard laqué tout en me disant dans mon for intérieur, c’est ça, va donc, tu m’inviterais toi à manger un canard laqué ? Et le voilà justement qui me dit : attends un peu la prochaine fois que je viens à Pékin, non seulement je t’invite à manger un canard laqué mais encore j’invite ta femme et tes enfants à manger un canard laqué ; non seulement j’invite toute ta famille au restaurant manger un canard laqué, mais qui plus est je commande quelques canards supplémentaires, que vous ayez de quoi continuer à vous bâfrer une fois rentrés chez vous. À cela il ajoute qu’en vérité le canard laqué c’est pas si terrible que ça, aujourd’hui les gens vraiment importants, les gens qui ont une situation, ne mangent plus de ces viandes grasses, aujourd’hui à Pékin, comme dans les autres endroits chics du pays, les membres de la classe supérieure préconisent la cuisine végétarienne, on mange des fibres, du sisal, du roseau, du cactus, rien que de la nourriture de haut vol, et dire que chez nous tous ces culs-terreux en sont encore à s’envoyer frénétiquement pattes d’ours, pieds de chameau, ormeaux et holothuries (3) à s’en coller des hypertensions. Que leurs mains se glacent, qu’il leur pète un nerf au cerveau et le bon peuple ne s’en portera que mieux. Mais tu sais vraiment tout, dis-je, où as-tu donc appris tout ce fatras de notions scientifiques ? Parce que tu penses, répond-il, que tous les paysans sont des idiots, n’est-ce pas ? Non, dis-je, le seul idiot ici c’est moi. Il me regarde avec mépris : parce que t’es pas un paysan peut-être ? Parce que tu crois que d’avoir deux appartements à Pékin, deux épis de millet accrochés au mur et le sol recouvert de plancher vernis ou de carreaux émaillés fait que tu n’es plus paysan ? Des paysans comme toi on les plonge trois ans à mariner dans un bain d’eau salée, trois ans à bouillir dans du jus de sang et trois ans enfin à rincer dans de l’eau minérale, une fois sec eh bien c’est toujours paysan. Oui oui oui, dis-je, ce que tu dis est on ne peut plus exact, je serai éternellement un paysan, alors la seule chose qu’un paysan peut se permettre de t’offrir c’est des raviolis, et disant cela de te le traîner à l’intérieur du restaurant de raviolis.