Extraits

Les premiers kilomètres, ils voulaient simplement la tuer. La consigne était claire et l’ordonnateur assez inquiétant pour qu’ils n’envisagent pas une seule seconde de lui désobéir. Du reste, ils y mettaient une forme d’amusement. Ils riaient et ricanaient de ses efforts désespérés de bête traquée. Il ne faisait aucun doute dans leurs têtes qu’ils allaient réussir à la rattraper. Mais depuis qu’ils s’étaient enfoncés trop profondément dans la forêt, la confiance des chasseurs s’était émoussée. Ils avaient commencé à perdre leurs repères. Et avec eux, leur sinistre arrogance. Les rires avaient cessé, pour faire place aux cris secs et hargneux. Déboussolés, la peur s’était installée dans leurs voix. Ils avaient fini par admettre que la forêt leur était hostile. Terriblement hostile. Même s’ils n’avaient pas encore saisi à quel point… Anna, elle, savait qui habitait ces bois.

Eux l’ignoraient encore. S’ils l’avaient su dès le départ, quelle que soit l’identité

de leur employeur, ils ne se seraient jamais aventurés dans cette forêt. Car personne au monde n’était plus effrayant qu’elle.

Une balle siffla à ses oreilles et fit éclater l’écorce d’un tronc. Elle se protégea le visage et continua à courir. La balle aurait eu néanmoins peu de chance de l’atteindre. Anna avait déjà remarqué qu’ils visaient de plus en plus mal. Ils ne cherchaient plus à la tuer, mais à la blesser. Ce changement de cap lui avait mis la puce à l’oreille. Ils prévoyaient d’abord de l’utiliser comme guide. Car les rôles s’étaient inversés. De chasseurs, ils étaient devenus des proies. Ils se sentaient talonnés à leur tour par quelque chose derrière eux qui les forçait à

maintenir la cadence. Du coup, ils avançaient dans les pas de la jeune femme sur cette piste incertaine qu’elle leur ouvrait. Ils n’avaient pas d’autre alternative que de la rattraper s’ils voulaient espérer ressortir vivants de la forêt. Une fois capturée, ils la forceraient à les mener hors de ce labyrinthe végétal dont elle semblait connaître tous les raccourcis. Après, ils la tueraient bien entendu. Mais d’abord, ils avaient besoin de ce billet de sortie. Or, leur billet de sortie détalait actuellement comme un lapin, ce qui avait le don de les rendre furieux.

Pour la centième fois depuis qu’elle s’était mise à courir, Anna se demanda qui pouvait bien lui en vouloir à ce point, et pourquoi ? Cette situation était aberrante. Elle ne savait même pas pourquoi on voulait la tuer ! Elle n’avait rien fait de mal, rien volé, rien emprunté. Elle ne disposait d’aucune richesse matérielle. Comment avaient-ils seulement appris son existence ? Elle n’avait plus le moindre lien avec le monde extérieur depuis des années. C’était une histoire de fou. Mais survivrait-elle assez longtemps pour la comprendre un jour ?

Une branche lui fouetta soudain le visage. Elle réagit à peine. Ce ne serait ni la première, ni la dernière fois. Pourtant, cette pleine lune spectrale éclairait comme en plein jour. Malgré tout, elle ne parvenait pas à éviter tous les obstacles placés sur sa route. Il faut dire qu’elle allait aussi vite que possible et comptait moins sur ses yeux que sur son équipement en peaux et fourrures pour la protéger. Du coup, là où son visage n’était pas recouvert, le peu d’espace qui demeurait exposé au froid pour voir et respirer, les épines acérées s’enfonçaient sans pitié

dans sa peau. Qu’importe. Anna continuait à courir. C’était la seule chose à faire pour vivre. Mais pour combien de temps encore ? Ses forces s’amenuisaient.

Elle reconnaissait les signaux. Son corps souffrait vraiment. Cette neige de plein hiver, poudreuse et profonde, aurait extenué un sportif de haut niveau. Alors, une jeune femme malnutrie ! La vérité, c’est que son exceptionnelle survie tenait en partie à sa connaissance aigüe de cette forêt particulière. Une armée entière s’y serait égarée sans jamais en ressortir vivante. Anna, elle, la connaissait par cœur.

Rompue à l’exercice d’en tirer sa subsistance, ainsi que celle de sa famille, elle avait su d’instinct trouver cette nuit le bon parcours pour gagner de précieuses minutes sur ses poursuivants.

Pour tout le reste, le mérite en revenait à la forêt elle-même…

Il était une fois à l’hiver 2018…

Devant elle, de la neige à perte de vue éclairée par une pleine lune d’ivoire.

Derrière elle, des hommes armés de mitraillettes avec des chiens.

Tous, lancés de nuit dans une vaste battue dont elle est la proie.

Anna Rodovski trébucha et bascula en avant. Ses mains emmitouflées de fourrure se portèrent en avant, comme une enfant qui s’apprête à tomber. Mais à

vingt-six ans, elle n’était plus une enfant depuis longtemps. Elle avait même eu bien des occasions de grandir. Elle regarda autour d’elle. La neige, si exceptionnellement blanche et pure, exhalait une lumière bleue iridescente qui n’appartenait à aucune autre nuit. Elle n’avait jamais rien vu de pareil. Et pourtant, elle arpentait la forêt depuis seize longues années. Anna se rétablit en titubant. Elle ne réfléchit même pas et se remit aussitôt à courir. Ne surtout pas se retourner. Il en allait de sa vie. Son salut se trouvait droit devant elle. Et uniquement devant elle. Dans son dos, il n’y avait que la mort. Ses yeux mordorés fixèrent le Nord avec la détermination du fauve traqué. Si elle parvenait à rejoindre le lac gelé — sa seule chance de survie —, les chiens reculeraient.

Et les hommes avec.