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C’est alors qu’il se souvint de l’endroit le plus paisible qu’il ait jamais vu au milieu de toutes les guerres et des discours de guerre dans lesquels il avait grandi depuis sa naissance. C’était la petite maison de terre où avait autrefois vécu son grand-père Wang Lung, appelé le Fermier jusqu’au moment où il devint riche, fonda sa maison et quitta la terre, de sorte qu’on l’appela Wang le Riche. Mais la maison de terre, entourée de trois côtés par de paisibles champs, était toujours là aux confins d’un hameau. Et non loin, se rappelait Yuan, les tombes de ses ancêtres se dressaient sur un petit monticule : la tombe de Wang Lung et celles d’autres membres de sa famille. Yuan savait ces choses, car, une ou deux fois, il avait passé par là, étant enfant, quand son père était allé rendre visite à ses deux frères aînés, Wang le Propriétaire et Wang le Marchand, qui habitaient dans la ville proche de la petite maison de terre.
Afficher en entierPendant son adolescence, son précepteur occidental l’avait nourri et rassasié de discours sur la révolution et la reconstruction de la patrie jusqu’à ce que son cœur d’enfant fût tout enflammé du sens de ces grandes, braves et merveilleuses paroles. Cependant il sentait toujours ce feu s’éteindre dès que son précepteur baissait la voix et disait avec conviction :
— Et vous devez vous servir de l’armée qui vous appartiendra un jour ; vous devez vous en servir pour l’amour de votre patrie, car nous ne devons plus avoir de ces seigneurs de guerre !
Afficher en entierYuan était seul dans sa chambre, abandonné et plein de tristesse, et personne ne vint auprès de lui. Pendant toutes les heures de cette longue nuit, personne, pas même un serviteur, ne vint voir ce qu’il faisait. Tout le monde savait que le maître, Wang le Tigre, était irrité contre son fils, car, tandis qu’ils se querellaient, il y avait eu des oreilles et des yeux aux persiennes, et maintenant personne n’osait retourner la colère du maître contre soi en allant consoler le fils. C’était la première fois qu’on ne faisait pas attention à lui et Yuan se sentait d’autant plus abandonné.
Afficher en entier— Il ne m’a jamais aimé un seul instant. Il le croit pourtant et croit aussi que je suis pour lui l’être le plus cher, et cependant il ne m’a jamais demandé ce dont j’avais réellement envie, ou, l’ayant fait, c’était pour me le refuser si mon souhait n’était point à sa convenance, de sorte que j’ai dû toujours prendre soin de dire ce qu’il voulait et que je ne me suis jamais senti libre.
Afficher en entierIl se dit alors qu’il n’aurait point dû se laisser aller à cette peur si violente de son père – non, ni à cet amour si violent pour lui non plus car, pour ce vieillard, il avait abandonné ses camarades et sa cause. Et Wang Yuan pensa et repensa à son père tel qu’il venait de le voir, tel qu’il devait être encore maintenant dans sa chambre en train de boire son vin. Il voyait son père avec des yeux nouveaux et il pouvait à peine croire que c’était bien là son père, le Tigre. Car Yuan avait toujours craint son père tout en l’aimant, bien qu’à contrecœur et toujours avec une secrète révolte intérieure. Il craignait les colères assassines du Tigre, ses rugissements et la rapidité avec laquelle il brandissait son sabre étroit et acéré qu’il gardait toujours auprès de lui. Quand il n’était encore qu’un petit garçon solitaire, Yuan s’éveillait souvent dans la nuit, couvert de sueur parce qu’il avait rêvé que, pour une cause ou une autre, il avait irrité son père. Et pourtant il n’y avait point lieu d’avoir si peur, car le Tigre ne pouvait vraiment pas s’irriter longtemps contre son fils. Seulement le jeune garçon le voyait souvent en colère ou semblant en colère contre les autres, car le Tigre se servait de sa colère comme d’une arme pour maîtriser ses hommes ; et, dans les ténèbres de la nuit, le petit garçon tremblait sous ses couvertures en se souvenant des yeux terribles de son père et de la façon dont pointaient ses rudes moustaches noires quand il était en fureur et que ses hommes disaient entre eux, mi-plaisantant, mi-tremblant :
Afficher en entierLe jeune homme, debout, les regardait ; il regardait ces deux vieillards, émouvants, l’un dans son avidité puérile de trouver un réconfort dans la boisson, l’autre penché pour verser le vin, son hideux visage tendu par une anxieuse tendresse. Ce n’était en somme que deux vieillards dont l’esprit, même à ce moment, n’était plein que de la pensée du vin et de son réconfort.
Afficher en entierMais pourtant le jeune homme savait, même en cet instant, que son père était incapable de le tuer. Les yeux fixés sur son père, il vit le bras levé s’abaisser doucement, le sabre retomber sans force et le Tigre porter la main à ses lèvres pour refréner le tremblement comme s’il allait pleurer.
Afficher en entierIl se tenait devant son père, et le Tigre vit ce sien fils vêtu d’un uniforme qu’il ne connaissait pas. C’était l’uniforme des révolutionnaires, les ennemis de tous les seigneurs de guerre comme lui, le Tigre. Quand le vieillard comprit tout ce que cela signifiait, il sortit de son rêve, se leva brusquement et, les yeux sur son fils, chercha à tâtons son sabre étroit et acéré qu’il gardait toujours à sa portée ; il était prêt à tuer son fils comme il aurait tué n’importe quel ennemi. Mais, pour la première fois de sa vie, le fils du Tigre montra la colère qu’il avait en lui et que, jusqu’à ce jour, il n’avait jamais osé montrer à son père. Il ouvrit brusquement sa tunique bleue et dénudant sa jeune poitrine brune, glabre et lisse, il cria d’une voix jeune et forte :
Afficher en entierVoici comment Wang Yuan, fils de Wang le Tigre, entra pour la première fois de sa vie dans la maison de terre de son grand-père, Wang Lung…
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