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C’est ça le problème avec la souffrance. Elle est aussi contagieuse qu’une maladie. Elle se transmet de la personne qui l’a d’abord endurée à ceux qui l’aiment le plus. La vérité n’est pas toujours l’idéal le plus élevé ; parfois, on doit la sacrifier pour empêcher la souffrance de se propager à ceux qu’on aime. Même les enfants le savent de façon intuitive.
Afficher en entierMaintenant je suis ici, dans un endroit où je n’ai jamais mis les pieds avant, un endroit où je n’aurais certainement jamais cru me retrouver aujourd’hui – une petite pièce blanche en forme de cube aux murs de béton, avec seulement deux chaises, une table, et une caméra dans le coin en haut à gauche, dont la lumière rouge clignote vers moi. Les néons fluorescents sont trop forts et aveuglants. Même si j’apprécie énormément le blanc lumineux en matière de décoration et d’habillement, ce choix stylistique ne fonctionne définitivement pas. Le blanc ne fonctionne que si une pièce est propre. Et ne vous méprenez pas : cette pièce est loin d’être propre.
Afficher en entierIl était l’heure de me rendre au Social, le restaurant grill de l’hôtel, où Rodney devait être en train de prendre son service. Rodney Stiles, le barman en chef. Rodney, et ses épais cheveux ondulés, sa chemise blanche habillée au col élégamment déboutonné, laissant voir juste un peu de sa poitrine parfaitement lisse – enfin, presque parfaitement lisse, si on fait abstraction d’une petite cicatrice ronde sur son sternum. Quoi qu’il en soit, ce que je veux dire, c’est qu’il n’est pas poilu. Comment une femme peut apprécier un homme poilu, ça me dépasse. Non que j’aie des préjugés. Je dis juste que si un homme à mon goût était poilu, je sortirais la cire et j’arracherais les bandes jusqu’à ce qu’il soit propre et imberbe.
Afficher en entierM. Preston applique son propre code de conduite pour faire la loi. Une fois, j’ai entendu raconter qu’il était si fâché contre cette même rock star qu’il avait refilé le tuyau à des paparazzis, et que ces derniers avaient tellement harcelé la vedette qu’elle n’avait jamais remis les pieds au Regency Grand.
— M. Preston, est-ce que c’est vrai ? avais-je demandé un jour. C’est vous qui avez appelé les paparazzis cette fois-là ?
— Ne jamais demander ce qu’un gentleman a fait ou pas ! Si c’est un véritable gentleman, il l’a fait pour une noble cause. Et si c’est un véritable gentleman, il ne le dira jamais.
— Voilà M. Preston.
Afficher en entierÀ présent, assise dans le luxueux bureau de M. Snow, j’ai les mains qui tremblent et les nerfs à fleur de peau. Ce qui est juste est juste. Ce qui est fait est fait. Mais pourtant, je tremble encore.
J’utilise l’astuce de Mamie pour me calmer. Quand la tension devenait insupportable dans un film, elle s’emparait de la télécommande et appuyait sur avance rapide.
— Là, disait-elle. Pas la peine de se mettre les nerfs en pelote quand la fin est inéluctable ! Ce qui doit arriver arrivera.
Afficher en entierEt c’est seulement là que je l’ai vu. M. Black. Il portait le même costume à veston croisé que plus tôt dans la journée, lorsqu’il m’avait renversée dans le vestibule, mais sans le papier dans sa poche de poitrine. Il reposait, allongé sur le dos dans son lit froissé et en désordre, comme s’il s’était beaucoup agité et retourné avant de prendre cette position. Sa tête reposait sur un seul oreiller, et les deux restants gisaient de travers à côté de lui. J’allais devoir retrouver le quatrième, que je n’avais pas manqué de poser sur le lit ce matin selon les règles en vigueur dans l’hôtel, parce que comme on dit, le diable se cache dans les détails.
Afficher en entierN’est-il pas intéressant de constater comment un seul événement sismique peut modifier vos souvenirs de ce qui est arrivé ? En temps normal, les journées de travail s’enchaînent, les tâches journalières se mélangent les unes aux autres. Les poubelles que je vide au troisième se confondent avec celles du deuxième. Je jurerais être en train de nettoyer la suite 310, la chambre d’angle qui surplombe le côté ouest de la rue, alors qu’en fait, je me trouve à l’autre bout de l’hôtel, dans la chambre 330, située à l’angle est, qui est l’opposée en miroir de la suite 310. Mais ensuite, quelque chose d’inhabituel arrive – comme découvrir M. Black mort dans son lit – et soudain, la journée est comme figée, passe du gazeux au solide en un instant. Chaque moment devient inoubliable, unique, comparé à toutes les autres journées de travail précédentes.
Afficher en entierLe lendemain de sa mort était une belle journée clémente, et je suis allée travailler, comme d’habitude. M. Alexander Snow, le directeur de l’hôtel, a été surpris de me voir. Il me fait penser à un hibou avec ses lunettes aux montures en écaille de tortue qui paraissent si grandes pour son visage carré. Ses cheveux clairsemés lissés en arrière laissent voir une implantation en V. Personne d’autre à l’hôtel ne l’aime beaucoup. Comme dirait Mamie : « Peu importe ce que pensent les autres ; c’est ce que tu penses qui compte. » Je suis plutôt d’accord. On doit vivre selon son propre code moral et non suivre comme un mouton, aveuglément.
Afficher en entierLa vérité, c’est que j’ai souvent des difficultés dans les interactions sociales, comme si tout le monde jouait un jeu élaboré aux règles complexes connues de tous, mais auquel moi, je joue toujours pour la première fois. Je commets des erreurs d’étiquette avec une régularité alarmante, offense quand je veux complimenter, interprète mal le langage corporel, dis ce qu’il ne faut pas au mauvais moment. C’est uniquement grâce à ma grand-mère que je sais qu’un sourire ne veut pas nécessairement dire que la personne est contente. Parfois, les gens sourient quand ils se moquent de vous. Ou ils vous remercient alors qu’en réalité, ils n’ont qu’une envie, vous coller une baffe. Mamie disait toujours que ma compréhension des comportements humains s’améliorait – « tous les jours à tout point de vue, ma chérie » – mais à présent, sans elle, je lutte.
Afficher en entierJamais de toute ma vie je n’aurais cru pouvoir occuper un rang aussi élevé dans un établissement pareil. Je sais que les autres pensent différemment, qu’une femme de chambre n’est qu’une humble moins-que-rien. Je sais aussi que nous sommes tous censés aspirer à devenir médecins, avocats et riches magnats de l’immobilier. Mais pas moi. Je suis tellement reconnaissante d’avoir ce travail que je me pince chaque jour. Vraiment. En particulier maintenant, sans Mamie. Sans elle, notre foyer n’est plus pareil. C’est comme si toute la couleur s’était retirée de l’appartement que nous partagions. Mais dès l’instant où je pénètre au Regency Grand, le monde s’illumine en Technicolor.
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