Extraits

Jim n’avait pas besoin d’en voir davantage. Il se faufila derrière le surplomb rocheux et le contourna jusqu’à se retrouver derrière l’archer perché au-dessus de sa cachette. Trois mètres de terrain à découvert le séparaient de son prochain abri ; Jim n’hésita pas un instant. Tous les regards étaient fixés sur les fidèles qui tombaient comme des mouches aux pieds de Belasco.

Lorsqu’ils se retrouvèrent en haute mer, Sandreena ordonna à Farson de se reposer. Keandar, quant à lui, n’eut besoin d’aucun encouragement pour croiser les bras, poser le menton sur sa poitrine et plonger dans le sommeil. Sandreena, pour sa part, savait qu’elle allait devoir rester éveillée jusqu’à la tombée de la nuit. Alors, elle réveillerait Farson et lui donnerait deux guides bien visibles dans les cieux pour diriger sa course. Ensuite, seulement, elle se donnerait la permission de se reposer. Sa principale inquiétude, pour l’heure, concernait les pirates qui écumaient ces voies maritimes. En mettant tout droit le cap sur l’île du Sorcier, elle espérait laisser rapidement derrière elle les routes côtières. Trois guerriers armés dans une ville pleine de positions défensives était une chose. Trois guerriers armés dans un petit bateau abordé par une compagnie entière de pirates en était une autre. Si des brigands apparaissaient à l’horizon, Sandreena savait qu’elle et ses compagnons seraient bons pour les enclos aux esclaves de Durbin.

Après le repas, des domestiques les raccompagnèrent jusqu’à leur zone de recherche respective. Amirantha fut légèrement déçu que Livia ne soit pas venue en personne. Il maudit son appétit charnel ; il trouvait toujours une excuse pour faire ce qu’il voulait plutôt que ce qu’il devrait. Mais sa rencontre avec Pug et les siens avait profondément changé sa vision du monde dans lequel il vivait. Le magicien et ses compagnons faisaient face à des dangers d’une ampleur inouïe avec un dévouement, une bravoure et une générosité exemplaires. Lui, de son côté, était constamment mal à l’aise et perturbé à cause d’un trait de caractère qu’il avait cru autrefois sans importance.

Partout où ils posaient les yeux, ils ne voyaient que des démons s’affrontant les uns les autres. Le plus étrange, dans toute cette folie, c’était que les démons appartenant au campement portaient tous plus ou moins la même armure : une cuirasse et un heaume couleur d’argent terni, avec pour quelques-uns des épaulières. D’autres n’avaient pas de protection pour les épaules, mais ils portaient des grèves ou des bottes. D’autres encore, ceux qui avaient des pieds énormes et griffus, allaient sans chaussures. Mais il était facile de voir qu’ils combattaient tous sous la même bannière. Celle-ci flottait tout en haut d’un long mât au centre du camp. Il s’agissait d’un énorme carré de tissu noir orné d’un dessin rouge dont il était impossible de distinguer les détails à cette distance.

Il s’agissait là d’un mystère évident dont Creegan avait omis de parler. De même, ce n’était pas mentionné dans le rapport qu’il lui avait confié. Pourquoi, autrefois, Kesh avait-elle fait bâtir une forteresse en ces lieux ? Les montagnes des Trolls étaient, comme l’indiquait leur nom, le lieu de résidence de créatures qu’il valait mieux éviter. Certes, les trolls de montagne étaient plus intelligents que leurs cousins des basses terres, qui n’étaient guère plus que des animaux. Mais le désert représentait une barrière efficace contre eux. Si la route caravanière passait à l’origine par cet endroit, cela aurait déjà été plus compréhensible mais, pour autant que Sandreena ait pu en juger d’après les vieilles cartes, la route se terminait dans la vallée en contrebas.

Amirantha et Pug continuèrent à bavarder de tout et de rien en observant la cité qu’ils traversaient. Les docks, les auberges miteuses et les commerces ignobles avaient cédé la place à une série de larges rues qui abritaient des industries plus prospères. Nombre des bâtiments s’élevaient sur plusieurs étages, les familles des propriétaires occupant le dernier. Au-delà s’étirait une vaste ceinture d’arbres verts qui marquait la limite entre la ville haute et les bas quartiers. À flanc de colline, les vastes demeures avec de grands jardins et des fontaines cédèrent la place à des propriétés plus grandes encore, entourées de hauts murs avec de robustes portails. La plupart étaient gardés par des guerriers appartenant à des milices privées dont l’uniforme rivalisait avec celui des voisins en matière d’ostentation. Par contraste avec les soldats impériaux venus accueillir les visiteurs sur le port, certains des gardes privés portaient une cuirasse et un heaume d’acier astiqués à l’excès et peints dans des couleurs vives. Certains allaient plus loin encore dans le côté voyant, à grand renfort de galons dorés et de panaches ridicules en plumes ou en crin de cheval. Ces gardes semblaient assez costauds pour empêcher les vagabonds et la plèbe de venir ennuyer leurs maîtres, mais le regard qu’Amirantha lança à Pug dévoilait parfaitement ce qu’il pensait vraiment de ces « guerriers ».

La sentinelle indiqua qu’elle avait besoin d’aide pour atteindre le tableau de contrôle du portail. Laromendis passa un bras autour de la taille de l’elfe blessé et lança à son frère un regard inquiet en expliquant, d’un discret signe de tête, qu’Arosha était bien plus mal en point qu’il ne l’avait d’abord cru. Il l’aida à rester debout devant le tableau de contrôle et sentit du sang tremper son bras à l’endroit où il le tenait.

Jim n’avait pas d’autre mot que celui-là pour décrire la pièce dans laquelle ils se trouvaient. Le plafond se perdait dans la pénombre, si bien qu’il était impossible de juger à l’œil nu de sa hauteur exacte. Tout autour, d’immenses colonnes s’élevaient pour soutenir l’invisible voûte. D’innombrables rayonnages les reliaient entre elles, formant ainsi des allées qui s’entrecroisaient comme les cases d’un échiquier. À chaque croisement se dressait un mince poteau en fer forgé qui se courbait gracieusement, tel le cou d’un cygne, et se terminait par un crochet auquel était suspendu un petit cristal au bout d’une chaîne en métal. Le cristal fournissait juste assez de lumière pour permettre aux visiteurs d’y voir clair jusqu’à la prochaine lampe.

Sandreena rendit donc visite à la haute-prêtresse qui, comme Creegan l’avait prédit, était distraite par ses préparatifs, puisqu’elle partait le lendemain elle aussi. Après une chevauchée difficile jusqu’au port de Salador, Creegan et elle embarqueraient pour Rillanon afin de prendre part à l’assemblée chargée d’élire le nouveau grand maître de l’ordre du Bouclier des faibles. La haute-prêtresse n’avait aucun devoir officiel au sein de l’ordre, mais comme tous les prélats seraient présents pendant que les membres du Bouclier faisaient leurs cérémonies et élisaient Creegan, tout le monde participerait aux intrigues politiques. Sandreena se réjouissait de rester à Krondor, même si on lui avait confié la responsabilité de l’ordre pour tout l’ouest du royaume des Isles.

Jim chassa le souvenir du tour que ses deux parents lui avaient joué pour le convaincre de prendre le contrôle de toutes les activités criminelles le long de la Triste Mer, ainsi que de diriger le service de renseignements du royaume. Il avait découvert qu’il avait un don pour toutes ces choses-là, si différentes fussent-elles, et il avait fait en sorte que le crime serve les intérêts du royaume. Mais cela ne lui avait pas facilité pour autant le port de toutes ces casquettes en même temps.