La Légion Noire

Les dieux nous détestent. J’en suis intimement persuadé.

Ils ont besoin de nous. Nous sommes leur source d’énergie. Nos pensées et nos actes leur donnent vie. Ils sont nous, au sens le plus littéral du terme. Chaque cauchemar, chaque blessure, chaque mort, tout cela les nourrit, les forme. Et non, ce ne sont pas des entités individuelles, capables de raisonner telle qu’un être doué de conscience pourrait le concevoir. Ce sont des forces irraisonnées, des émotions et des actes façonnés en une forme éthérée, et qui brûlent pour l’éternité derrière le voile de la corporalité.

Mais ils nous détestent. J’en suis convaincu.

Mes frères ne sont pas d’accord avec moi sur ce point. Lheor estimait qu’ils sont dépourvus d’esprits et de desseins, qu’ils ne pouvaient pas nous détester puisqu’ils ne pouvaient ni haïr, ni aimer, ni rien d’autre. Ilyaster prétend qu’ils sont généreux, voire bienveillants, mais qu’il faut bien connaître ses propres désirs lorsque l’on s’adresse à eux, et savoir déceler la force dans les dons qu’ils octroient, même dans ceux qui nous semblent empoisonnés. Telemachon les considère comme des créatures distantes, fascinantes, et préfère leur vouer une foi plus intime et plus secrète. Sargon croyait, avec tout le fanatisme d’un adorateur fervent, que les dieux nous accordent ce que nous méritons, et non ce que nous désirons. Il soutenait que notre existence tout entière doit tendre vers l’accomplissement du destin que les dieux nous réservent. Que nous devons consacrer notre sang et notre sueur à atteindre le potentiel que le Panthéon voit en nous.

Même Ahzek, mon frère chéri et dévoyé, pense que ce sont des présences – rationnelles, irrationnelles, ou autre –, que l’on peut combattre par la force et la ruse. Un credo que l’on pourrait charitablement considérer comme de l’optimisme ou juger durement comme de l’ignorance. Pour ma part, j’y vois cet affreux mélange des deux : de la naïveté.

Mais je suis convaincu qu’ils nous détestent. Ils méprisent nos rêves et se moquent de nos ambitions. Ils nous combattent pour nous réduire en esclavage, conscients d’avoir besoin de nous. Avides de champions pour leurs causes, ils nous fortifient, nous couvrent de bienfaits pour accomplir nos objectifs, pour finalement nous abandonner et nous détruire quand nous nous opposons à leurs caprices. Il ne s’agit pas que de simple malveillance. La malveillance est brute, quasiment instinctive, une disposition que même les animaux peuvent concevoir. Non, c’est de la rancune, et la rancune requiert une conscience, des émotions, la faculté d’éprouver de l’amertume et de la colère.

Mais c’est Abaddon qui cristallise leur haine la plus farouche. Oh, comme ils le méprisent ! Ils le convoitent, se disputent l’honneur d’attirer son âme inflexible dans leurs griffes. Le Panthéon l’exècre comme des parasites ou des drogués détestent ce qui les fait subsister. Sans Abaddon, ils n’ont aucun espoir de victoire. S’il choisissait finalement l’un d’entre eux, s’il vouait son destin à un seul des dieux, le Jeu Divin du Chaos approcherait de son terme.