Extraits

— Tu ne me demandes même pas comment je vais ? lança-t-il sèchement.

Puis il pinça les lèvres.

— Je suis venu réclamer l’aide des Restaurateurs, révéla-t-il. Et les prévenir d’une nouvelle menace envers les mondes.

— Il faudra une journée pour faire parvenir un message au roi et recevoir sa réponse. Donc, nous avons tout le temps de t’écouter.

La porte s’ouvrit, et deux jeunes hommes entrèrent avec des plateaux chargés de nourriture et de boissons.

— Et voici vos rafraîchissements. Alors, demanda Veroo en levant un sourcil, accepteras-tu notre hospitalité en échange du récit de tes aventures ?

— Avec grand plaisir.

Sois prudent, Tyen. Ton monde a besoin de toi. Tout l’univers a besoin de toi. Et ton amitié me manquerait.

Une forêt étrange entourait Rielle. Les arbres formaient un labyrinthe de troncs penchés selon tous les angles possibles. Des feuilles en forme de goutte semblaient se tendre vers le ciel, et un réseau de fines racines descendait depuis les branches jusqu’au sol – lequel était parfaitement plat, lisse et brillant comme la surface d’un liquide opaque.

Ajustant sa position dans l’entre-mondes, Rielle s’éleva au-dessus des cimes avant de se matérialiser. Dès qu’elle sentit l’air l’envelopper, elle en solidifia rapidement un disque sous ses pieds. Baissant les yeux, elle s’émerveilla du spectacle de la forêt. Celle-ci n’était qu’un seul gigantesque organisme. À l’endroit où chacune de ses branches incurvées touchait le sol, un nouveau tronc jaillissait. L’ensemble formait un motif évoquant le delta d’un fleuve ou un corail en éventail dont l’origine se trouverait au-delà de l’horizon.

Incroyable, songea Rielle. Malgré tout le temps passé à voyager entre les mondes, elle rencontrait sans cesse de nouveaux phénomènes remarquables. Qu’ils soient le fruit de l’activité humaine, de l’adaptation à un environnement ou du modelage par des forces naturelles, les mondes semblaient capables d’en produire une variété infinie.

Mais Rielle n’était pas là pour admirer la vue : elle était là pour restaurer le monde de Telemna-vo. Instinctivement, elle chercha des esprits humains avant de se souvenir qu’elle ne pouvait pas lire dans les pensées en l’absence de magie dans l’atmosphère. Au lieu de ça, elle déploya ses autres perceptions en quête de traces de pouvoir… et hoqueta de surprise. Ce monde regorgeait de magie. Il n’était ni mort ni même affaibli. Ça ne pouvait pas être Telemna-vo.

La cité de Turo empestait comme seule le pouvait une métropole dépourvue de tout-à-l’égout. Les ordures produites par chaque maison se déversaient dans un caniveau au centre de la rue la plus proche – si l’on pouvait qualifier de « rues » les trouées de largeur variable entre les bâtiments. Par endroits, elles étaient si étroites que seule une corniche permettait aux passants de poser un pied de part et d’autre du caniveau.

Pourtant, de nuit, la cité était d’une beauté à couper le souffle. Couverts d’un pigment qui retenait la lumière, les murs brillaient d’une lueur bleu argenté dans l’obscurité. L’éclairage public était donc inutile, et il n’y avait pas de coins sombres où un agresseur aurait pu se dissimuler. Bien entendu, il existait d’autres formes de crimes : arnaquer son prochain était une source de fierté pour les habitants. Beaucoup des lois locales semblaient avoir été écrites par quelqu’un qui considérait la fraude comme un sport et un défi. Souvent, seule sa capacité à lire dans les esprits empêchait Tyen, ses amis et ses élèves de se faire dépouiller de leurs maigres économies.

Ce soir, le jeune homme avait découvert un côté encore plus sombre de la ville. Au crépuscule, il s’était mis en route pour se rendre chez un des Anciens, qui l’avait engagé pour effectuer le genre de menues corvées magiques grâce auxquelles il payait son loyer. Mais en arrivant, il avait appris que son client venait juste d’être assassiné.

Personne dans la maison ne savait ni n’avait rien vu, mais dans les pensées des serviteurs, Tyen avait lu que le corps avait été découvert dans une pièce fermée à clé, sans cause de mort apparente. Les sorciers étant connus pour pouvoir traverser les murs, le frère de la victime s’était d’abord méfié de Tyen, jusqu’à ce qu’il ait interrogé tout le monde et établi l’heure approximative du décès. L’Ancien était encore vivant et en discussion avec quelqu’un à l’arrivée de Tyen ; au moment de sa mort, ce dernier discutait avec le garde de l’entrée.

Ce début d’enquête avait pris du temps, et il était plus tard que prévu lorsque Tyen rentra enfin chez lui. La grande maison était plongée dans le silence. Il se dirigea vers sa chambre. Mais lorsqu’il passa devant la porte ouverte de la salle à manger, deux de ses élèves assis près du feu se levèrent d’un bond.

— Maître Tyen ! s’écria l’un d’eux. Nous vous attendions !

— Nous nous inquiétons pour Regur, déclara l’autre.

— Il s’est enfermé dans sa chambre. Nous avons tenté de lui parler, mais il ne répond pas.

Le site d’arrivée était entouré par trois murets de hauteur croissante, semblables aux gradins d’un amphithéâtre. Une large dalle trônait en son centre ; Rielle se déplaça sur le côté dans l’entre-mondes pour éviter que ses jambes ne fusionnent avec lorsqu’elle se matérialiserait. Elle fixa la tache sombre sur la pierre, tentant de se convaincre que ce n’était pas du sang. Quand l’air l’enveloppa de nouveau, elle prit une grande inspiration, et une odeur familière lui serra le cœur.

C’était bien du sang.

Frissonnant, la jeune femme regarda autour d’elle. Le paysage était plat, un damier de champs. Il n’y avait pas le moindre voyageur sur la route à moitié envahie par les mauvaises herbes qui menait au site d’arrivée – ou était-ce un autel sacrificiel désormais ? En revanche, des ouvriers agricoles s’affairaient au loin. Mais ils ne l’avaient pas encore vue. Rielle ne connaissait pas la plante qu’ils cultivaient, et ne humait le parfum d’aucune de celles qu’elle avait récoltées lors de son dernier séjour dans ce monde. Ses perceptions l’informaient qu’il n’y avait que très peu de magie alentour. Cela ne l’inquiéta pas : elle en avait apporté suffisamment pour éviter de se retrouver coincée.

Rielle n’avait pas remis les pieds ici depuis cinq cycles – l’unité de temps équivalente à une année dans la plupart des mondes. En repartant, elle avait ouvert un nouveau chemin, mais il semblait peu probable qu’il en subsiste la moindre trace après tout ce temps. Pour revenir, elle avait suivi les vestiges de la route la plus empruntée autrefois. Mais à en juger par les végétaux alentour, elle était arrivée dans une autre partie du monde que celle où elle avait vécu.

Rielle avait appris que la brusque disparition de la magie pouvait avoir des effets imprévisibles sur les civilisations – notamment, la violence et le chaos. Privés de pouvoir, les sorciers locaux ne constitueraient pas une menace pour elle. Et la jeune femme n’avait rien à craindre des gens ordinaires. Pourtant, elle avait hésité à revenir, de peur que sa brève visite d’autrefois n’ait changé ce monde en mal et que ses habitants ne l’en tiennent responsable… à juste titre.