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Vertige
Le temps est au gris. À diverses reprises, une bruine collante a brouillé mon pare-brise. Je suis un peu déçu. Ce paysage, que je n'avais imaginé autrement qu'enchanteur sous le soleil, se pare de tristesse tout au long de la route. La végétation est rare et la rocaille, partout présente, s'habille de teintes mouillées. Nous sommes pourtant en avril. Le printemps n'est pas au rendez-vous sur la côte anatolienne. De temps à autre, une percée entre les collines me livre une vue sur une Méditerranée qui a oublié d'être bleue et préfère prendre des couleurs d'océan.
J'ai quitté Çanakkale assez tôt ce matin, après une nuit d'étape à l'hôtel. J'avais rempli ma fiche au nom d'Allen Carvenier, ressortissant français, né le 25 août 1970 à Paris, y demeurant, 16 rue Brochant. Allen ! Pourquoi donc mes parents m'avaient-ils affublé d'un prénom pareil ? Il avait une connotation étrangère et jamais, en vingt-six ans d'existence, je n'avais rencontré mon homonyme. La seule explication qu'ils m'avaient donnée était qu'ils avaient souhaité avoir une petite fille du nom d'Hélène et que, pour le garçon qui était né, ce qui s'en rapprochait le plus était Allen, choix de leur imagination.
Fatigué par les quatre cents kilomètres parcourus depuis Istanbul, j'ai sombré rapidement dans le sommeil. Au matin, ragaillardi après toilette et petit déjeuner, je suis allé une dernière fois sur le balcon de ma chambre. Il fallait que je m'emplisse encore le regard de ce panorama inoubliable. Face à moi, les Dardanelles, étroit bras de mer, gigantesque coup d'épée dans la croûte terrestre qui sépare, de quelques kilomètres à peine, l'Asie de l'Europe. L'Europe, justement, c'était cette mince ligne mauve, servant d'horizon, à l'autre bout du détroit ; et moi, sur cette rive, j'étais sur un autre continent : l'Asie ! Je me suis attardé de longues minutes, dans l'air frais et triste du matin, pour tenter de graver dans ma mémoire ce paysage unique au monde.
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