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Chapitre 1

En ce matin de juillet 1998, tous les Romanov vivants sont réunis à Saint-Pétersbourg, dans le hall du vieil Hôtel Astoria récemment rénové. Ils attendent l’heure de partir pour la forteresse Pierre-et-Paul afin d’assister à l’enterrement solennel du tsar Nicolas II, de son épouse Alexandra et de leurs enfants, qui vont être inhumés avec les hommes et les femmes massacrés en même temps qu’eux. Seul le petit chien du tsarévitch, fusillé avec eux, n’aura pas droit à ce privilège.

Ils sont arrivés la veille ou l’avant-veille à Saint-Pétersbourg, ces survivants de la dynastie fabuleuse qui depuis le XVIe siècle a gouverné le plus vaste empire du monde. Ils sont venus de partout, d’Amérique principalement, et de quasiment tous les pays d’Europe occidentale. Au moins trois générations : les vieux, nobles d’allure, en grand deuil bien sûr mais d’une élégance soignée, et les plus jeunes, avec même des enfants qui connaissent mal l’histoire de leur famille. Ils suivent sur l’écran de télévision installé dans le hall de l’hôtel les apprêts de la cérémonie retransmis en direct.

Un gros avion militaire vient d’atterrir en provenance de Iekaterinbourg, là où la famille impériale a péri et où les corps ont été retrouvés il y a peu, miraculeusement. Sur la piste, la garde d’honneur se met au garde-à-vous, sabre au clair, l’orchestre militaire joue une marche funèbre, les soldats en grand uniforme descendent les cercueils l’un après l’autre et les portent sur leurs épaules vers les fourgons.

Tous ici, l’œil rivé sur le petit écran, assument le même nom que les victimes, le prestigieux patronyme des Romanov, mais leurs liens sont distendus ou inexistants. Aucun n’est assez vieux pour avoir connu Nicolas II, à peine les plus âgés se souviennent-ils que leurs parents ou leurs grands-parents leur en parlaient. Lors de la révolution de 1917, plus de vingt membres de la famille impériale ont été assassinés. Ceux qui ont survécu et leurs descendants étaient jusqu’alors interdits de séjour en Union soviétique. La plupart, sans argent, ont dû s’adapter aux circonstances, se construire une vie là où le hasard les a portés, ils ont dû s’intégrer dans des milieux, dans des sociétés qui n’étaient pas les leurs. Leur patrie d’origine ayant coupé tout lien avec eux, les plus jeunes l’ont laissée se couvrir de poussière dans un coin de leur mémoire.

Et voilà que l’inhumation du dernier tsar non seulement ressoude ce lien d’une façon éclatante mais les place en pleine lumière dans cette Russie inconnue d’eux et dont, le temps d’une cérémonie, ils redeviennent la première famille. Ils observent sur l’écran les cercueils frappés de l’aigle bicéphale, et le peu d’entre eux qui parle le russe s’essaie à déchiffrer les noms inscrits en lettres de bronze sur les couvercles : Olga Nicolaïevna, Tatiana Nicolaïevna, Maria Nicolaïevna, Nicolas Alexandrovitch, Alexandra Feodorovna… Et, presque malgré eux, ils sentent leur gorge se nouer et des larmes leur viennent aux yeux. Car, ressurgie du passé, la plus atroce, la plus sanglante tragédie de l’Histoire, celle des leurs, soudain les atteint, les bouleverse.

Tout à coup, la porte du hall s’ouvre avec fracas et entre en s’appuyant sur deux béquilles une femme visiblement âgée, grande et impérieuse. Malgré les ans, malgré les béquilles, elle garde un port majestueux. Ses vêtements sont usés mais de bon goût et elle les porte avec une élégance naturelle. Ses cheveux gris sont soigneusement relevés, son visage à peine ridé conserve un teint de jeune fille. Ses yeux bleus scintillent d’un éclat puissant. Elle darde son regard sur la cinquantaine d’hommes et de femmes réunis dans la vaste salle à colonnes. Qui est-elle ? Elle s’appelle Natalya Androssov Iskander Romanov. Je n’ai jamais entendu parler d’elle...

Le prince Nicolas s’avance. Il est le chef de la famille impériale, l’aîné des Romanov. C’est un homme grand, imposant, dont la parole fait autorité. Il s’approche de l’intruse et la salue. A ce geste, les autres comprennent qu’elle doit être traitée comme un membre de la famille. Cependant, ils ne s’empressent pas.

D’instinct, ils la sentent différente, donc importune. Ils ont vu défiler tant et tant d’imposteurs, de fausses Anastasia, de faux tsarévitchs, puis de faux fils ou filles du tsarévitch… Ils ne protestent même plus contre ces prétendus parents qui apparaissent ici ou là pour réclamer une part de l’héritage illusoire, ou simplement pour effleurer la gloire du nom. Néanmoins, ils tiennent à distance celui ou celle qui voudrait pénétrer dans leur cercle invisible mais hermétiquement clos. Aussi, sans s’écarter de l’intruse, évitent-ils de s’en approcher. Et imperceptiblement, ils l’isolent.

Jamais depuis la chute de l’Empire, plus de soixante-dix ans plus tôt, l’église de la forteresse Pierre-et-Paul, panthéon de la famille impériale, n’abrite une cérémonie aussi prestigieuse. Des centaines de cierges font scintiller l’or de l’iconostase, des grappes de prélats en vêtements de cérémonie agitent des encensoirs. A droite, la famille impériale. Ailleurs, les ambassadeurs, les autorités civiles et militaires. Devant les cercueils de Nicolas II et des siens, Boris Eltsine en personne, celui-là même qui naguère a fait raser la maison Ipatiev de Iekaterinbourg parce qu’elle devenait un lieu de pèlerinage, celui-là même qui a autorisé ces funérailles solennelles. On peut voir l’ancien communiste incliner la tête devant les restes du dernier tsar, puis adresser ses condoléances au prince Nicolas en lui serrant les mains avec effusion. Ce n’est pas la réconciliation du passé et du présent, ce sont les passés, l’impérial et le communiste, qui se fondent dans un étrange présent.

L’intruse, Natalya Androssov Iskander Romanov, se retrouve au dernier rang de la famille. Personne ne lui a pris le bras pour l’aider à marcher. Personne ne fait attention à elle. Elle n’en a cure. Ce n’est pas pour les vivants qu’elle est venue mais pour les morts.

J’avais été invité aux funérailles de Nicolas II car ma grand-mère, la grande-duchesse Olga, était une Romanov. Elle n’avait pas seize ans lorsqu’elle a quitté son pays natal pour aller en Grèce épouser Georges Ier. Accueillie chaleureusement par les Grecs, elle s’est dévouée pour eux sans compter. Elle ne s’est pas contentée de créer des institutions charitables, des hôpitaux, des orphelinats, elle s’en est occupée personnellement. Elle ne s’est jamais mêlée de politique. De tous ses privilèges, elle ne s’était réservée que celui d’être accessible à tous, de tendre l’oreille à ceux qui avaient besoin d’elle et de se montrer d’une inépuisable compassion.

Bien qu’elle le cachât avec soin, son cœur était resté russe. Aussi, lorsque après vingt-cinq ans de mariage, alors qu’elle ne comptait plus avoir d’enfants elle avait donné naissance à son dernier fils, elle avait au fond d’elle-même décidé qu’il serait le Russe de la famille. Elle l’emmenait chaque année dans ses longs séjours en Russie et lui avait appris le russe, qu’il parlait comme un indigène. Elle l’envoyait souvent visiter sa nombreuse parenté, le faisait jouer avec les enfants de Nicolas II, particulièrement avec Anastasia qui avait le même âge que lui. Elle s’était réjouie de lui découvrir l’âme slave et ce don pour la musique qui lui venait de là-bas. Ce cadet de la reine Olga, c’était mon père, Christophe de Grèce. Il m’a transmis son intérêt pour tout ce qui touche à la Russie. Finalement, l’histoire romanesque parsemée de coups de théâtre et de tragédies de ces tsars si divers et si remuants n’est qu’une affaire de famille !

Natalya -Talya pour les intimes - m’intriguait. Lors d’un séjour à Moscou quelques années plus tôt, un ami russe m’avait proposé de me présenter l’une de mes cousines installée depuis toujours dans la capitale. J’avoue avoir douté alors de son authenticité, et je ne donnai donc pas suite. Or le destin, à l’occasion de ces funérailles nationales, venait de nous rapprocher, et je souhaitais maintenant la rencontrer. Ce même ami qui m’avait appris son existence arrangea un rendez-vous. Je n’étais cependant pas encore convaincu…

Je me rendis donc à Moscou pour découvrir cette énigme vivante. Sur des kilomètres, la voiture roula sur la très large perspective Koutouzov. Nous passâmes devant l’isba de bois où, le soir de la bataille de la Moskova, Koutouzov prit la décision héroïque d’abandonner Moscou à Napoléon. La campagne s’annonça par des vergers opulents, puis nous atteignîmes une sorte de banlieue où des immeubles en construction alternaient avec des HLM. décrépis. Nous nous arrêtâmes devant le plus lépreux d’entre eux, sous le regard d’un aréopage de babouchkas. Par miracle l’ascenseur fonctionnait encore, qui nous mena au septième étage.

Talya y habitait un deux pièces minuscule et très encombré. Des livres, de vieux journaux, des cartons alternaient avec des étagères croulant sous des bibelots bon marché, un arbre d’appartement prenait beaucoup trop de place, partout étaient disposés des vases remplis de fleurs. Au-dessus du lit étroit s’alignaient des photos jaunies et des icônes populaires.

Les yeux de Talya me frappèrent plus que tout. Ils flamboyaient d’un éclat quasi insoutenable. La voix aussi, forte, autoritaire, lançant ses ordres à la ravissante journaliste qui l’assistait, au cousin barbichu qui m’avait amené, et même au chien Malech, le seul à ne pas l’écouter et à n’en faire qu’à sa tête. Quatre-vingt-deux ans et toujours fraîche et coquette, son chemisier pâle, son pantalon bleu marine affirmaient qu’elle avait toujours su s’habiller. Elle avait préparé selon la tradition russe de l’hospitalité un véritable festin, des pâtés par elle concoctés pendant trois jours, plusieurs bouteilles de vin, et un alcool de cerise de sa fabrication capable de réveiller les morts et de tuer les vivants. Tant pis s’il n’était que cinq heures de l’après-midi, nous dûmes manger et surtout boire à satiété.

Sa porte n’étant jamais fermée, des enfants entraient sans cesse, curieux de contempler le visiteur. Il s’agissait de la progéniture d’une voisine éthylique, Talya était devenue en quelque sorte leur grand-mère. Elle leur donnait de la menue monnaie pour qu’ils aillent promener Malech, le chien en veine de désobéissance. Ils en profitaient pour s’acheter des friandises.

L’allure de Talya ne laissait aucun doute : même dans ce misérable studio, elle régnait en souveraine. Tout, jusqu’au moindre détail et au moindre geste, le proclamait.

Alors j’osai poser la question qui me lancinait :

Comment une Romanov comme vous a-t-elle fait pour ne pas être arrêtée, emprisonnée, torturée, fusillée par les Soviétiques ?

Ma mère s’est remariée, et mon beau-père, pour me mettre à l’abri, m’a adoptée et m’a donné son nom. Je m’appelle toujours Androssov.

Ce n’était pourtant pas aussi simple que ça…

Tout le monde savait que j’appartenais à l’ancien régime. Il paraît que ça se voyait de loin ! Quant au KGB, il n’ignorait pas ma véritable identité.

Ont-ils exercé des pressions, des menaces contre vous ?

Pas directement, mais je sentais sans cesse leur présence… Pas un instant leur surveillance ne se relâchait, invisible, la pire de toutes.

Vous avez donc dû mener une existence complètement cachée ?

Pas du tout. J’étais au contraire une vedette !

Vedette ! Mais de quoi ?

De cirque. J’étais acrobate en motocyclette…

Je dissimulais si peu ma stupéfaction que Talya s’en amusa. Après un court silence, elle voulut bien satisfaire ma curiosité.

Lorsque j’ai terminé mes études secondaires, j’ai trouvé les portes de l’université fermées. Il existait à l’époque une loi qui interdisait aux membres de l’ancienne aristocratie de faire des études supérieures. Il m’a bien fallu travailler pour gagner ma vie ! J’ai appris à fabriquer des chaussures, des chapeaux, des ceintures, des robes. Mais je ne me voyais pas restant ouvrière toute ma vie… J’ai toujours aimé l’exercice, le sport. Depuis l’enfance je montais à cheval. Plus tard, j’ai appris à conduire, j’ai participé à des compétitions automobiles, j’ai même gagné des courses ! Et puis j’aimais le danger… Il y avait à l’époque, dans le parc Gorki, un couple d’Allemands qui faisaient un numéro d’équilibristes sur motocyclette. A l’approche de la guerre, ils disparurent. Furent-ils chassés ou partirent-ils d’eux-mêmes, je ne sais. Ils abandonnèrent derrière eux leur matériel. Un concours fut annoncé pour reprendre leur numéro. Je m’y présentai. Une candidate déjà inscrite ne vint pas, une autre qui avait toutes les chances de gagner se cassa la jambe peu avant. Je concourus seule, je gagnai, et bientôt un cirque célèbre m’engagea.

Talya attrapa ses béquilles, se leva, tourbillonna dans l’appartement, bouscula ses proches, tira un carton à moitié éventré, en sortit des photos qu’elle jeta sur la table. Toutes la représentaient à l’époque de sa gloire : ici échevelée, à califourchon sur sa moto ; là en goguette, casquette de marin, mégot aux lèvres et costume d’homme ; là encore, de profil dans une pose digne de Cecil Beaton. Une beauté incomparable !

Avez-vous été amoureuse, cousine Talya ?

Oui, du mur de cirque que je devais escalader à moto !

Avez-vous été aimée, cousine Talya ?

Elle eut un sourire énigmatique et se garda de répondre. Elle n’en avait pas besoin, je devinais qu’elle avait brisé des cœurs et laissé derrière elle un semis d’amoureux.

Son apparence, sa tenue, son style me déroutaient. Elle évoquait les tsarines du XVIIe siècle, capables de tout, surtout d’excès, et que rien jamais n’avait fait reculer. Sous sa formidable personnalité, elle était vraie. Impériale et primitive. Mais enfin, qui diable était-elle ? Car c’était bien la question cruciale à laquelle j’étais venu chercher une réponse.

Je suis la petite-fille du grand-duc Nicolas Konstantinovitch, le frère de votre grand-mère Olga.

Pardonnez-moi, cousine Talya, mais ma grand-mère n’a eu que trois frères, Constantin, l’illustre poète, Dimitri qui a été assassiné pendant la révolution, et Viaceslav, décédé dans sa jeunesse.

Elle en a eu un quatrième, l’aîné de tous, mon grand-père.

Avec ménagements, je tâchai de lui faire admettre qu’aucun grand-duc Nicolas Konstantinovitch n’apparaissait sur les tableaux de famille que j’avais maintes fois consultés, au point de les connaître par cœur.

C’est vrai, cousin Mihael, il n’y est plus, mais il y a figuré. On l’a supprimé de la famille impériale, comme s’il n’avait jamais existé.

Chez les Romanov, des frères ont empoisonné leur sœur, des épouses ont assassiné leur mari, des pères ont torturé leur fils, mais personne au grand jamais n’a été rayé des listes !

Et pourtant, c’est ce qui est arrivé à mon grand-père...

*

Depuis l’aube, il neige sans discontinuer à Saint-Pétersbourg. Les épais flocons voilent les soldats en manteau gris qui, baïonnette au canon, s’alignent depuis le palais d’Hiver jusqu’à la forteresse, ainsi que les badauds serrés sur plusieurs rangs. Un autre enterrement solennel se déroule dans l’église de la forteresse Pierre-et-Paul, celui de l’impératrice Alexandra Feodorovna. Mais il y a longtemps, c’était en novembre 1860.

Les voitures de la Cour ont suivi l’immense catafalque couronné de plumes noires et ont déposé leurs illustres passagers devant le sanctuaire en face duquel s’alignent les cellules des prisonniers politiques, car la forteresse est à la fois panthéon impérial et prison d’État. L’intérieur de l’église a été maquillé pour l’occasion. Des voiles de crêpe pendent du prodigieux iconostase semblable à une dentelle de bronze doré, d’autres voiles noirs s’enroulent autour des colonnes massives et drapent les lourdes armoiries et les couronnes impériales en carton doré. Des milliers de cierges parviennent à peine à réchauffer l’atmosphère. L’église est comble.

En face de la " Porte royale " de l’iconostase, sur un catafalque surchargé de cierges, d’emblèmes, de trophées, d’armoiries et de fleurs, le cercueil de la défunte a été déposé. Selon l’usage de l’Église orthodoxe, il est ouvert. Le nez busqué, le visage osseux de la mère de l’empereur se distinguent parfaitement. Elle était la fille du falot Frédéric-Guillaume III de Prusse et de l’incomparable reine Louise, la beauté qui seule osa tenir tête à Napoléon. A sa naissance, on l’avait appelée Charlotte, mais lors de son mariage elle s’était, selon l’usage, russifiée en Alexandra Feodorovna.

Son mari, l’empereur Nicolas Ier, l’avait trompée sans se départir de la plus profonde déférence pour elle. Elle avait été son soutien, sa conseillère. Ce tyran intraitable avait terrorisé l’empire entier, à commencer par sa famille, mais non point sa femme. Sans jamais lui tenir tête, elle avait su se défendre. Elle avait parfaitement élevé ses enfants qui l’adoraient. Avec autant de fermeté que de douceur, elle avait tenu la Cour sur un pied superbe sans tolérer le moindre désordre. Sa charité était proverbiale, et elle est profondément regrettée.

C’est l’empereur régnant Alexandre II qui mène le deuil, on le reconnaît parfaitement à ses abondants favoris qui se poursuivent en moustache opulente. A ses côtés son épouse, la belle impératrice Maria Alexandrovna, au regard mélancolique. Un peu plus loin, un petit homme avec un lorgnon pendu à un cordon de soie noire, que l’on remarque à peine parce qu’il est accompagné par la grande-duchesse Alexandra Iosifovna, de loin la plus belle de toutes les femmes de la Cour…

Viennent enfin les enfants impériaux, dont ce jeune garçon d’à peu près dix ans, maigrelet, aux traits fins, qui observe son entourage avec une sorte d’ironie pour le moins surprenante dans cette atmosphère de profond recueillement.

Le moment le plus solennel des funérailles est arrivé. L’empereur Alexandre II s’avance vers le catafalque, cierge allumé en main. Il s’agenouille, s’incline profondément, avant de monter les degrés recouverts de velours, se penche sur le cercueil et dépose un baiser sur le front de sa mère, puis il recule, se signe trois fois et rejoint sa place sous le dais. Chaque membre de la famille impériale, par ordre de préséance, l’imite. Ensuite, des employés de la Cour rabattent le couvercle du cercueil et le clouent. Les coups de marteau retentissent brutalement dans le silence. Pour finir, un lourd drap d’or brodé aux armoiries de la défunte est jeté sur le cercueil. Alors, pour signifier qu’Alexandra Feodorovna a véritablement quitté ce monde, l’empereur et les siens, suivis de tous les courtisans, retournent le cierge allumé qu’ils tenaient en main et l’éteignent en écrasant la mèche sur le sol de pierre. Les chants de la chorale reprennent pendant que les prélats se retirent par la Porte royale derrière l’iconostase.

Brusquement, une flamme court sur le voile de crêpe drapé derrière la famille impériale. En une seconde, le lapin façon hermine prend feu, et bientôt ce sont les armoiries qui flambent ! Déjà le feu menace les couronnes en carton doré et les supports du dais. Personne ne sait quoi faire… Le respect protocolaire qu’inspire l’empereur, la crainte de montrer la moindre panique immobilisent la plupart.

Des officiers, des chambellans s’approchent de l’empereur pour le protéger du feu qui se répand au-dessus de sa tête. Alexandre II, lui, ne perd pas son sang-froid. Sans bouger, sans ciller, d’une voix brève, il donne des ordres. Les pages se précipitent vers le cercueil de l’impératrice douairière et le soulèvent pour le mettre à l’abri.

La famille impériale s’est quelque peu éloignée des flammes, des militaires arrachent les draperies à demi consumées et les piétinent, d’autres avec leurs sabres font tomber les armoiries et les couronnes rougeoyantes. Le clergé n’a pas bougé, restant prudemment derrière l’iconostase ; il suit la scène entre ses ouvertures. Bientôt le début d’incendie est maîtrisé. L’empereur en tête, chacun reprend sa place comme si rien ne s’était passé. Les prélats scintillant d’or et de brocarts émergent de l’iconostase, et l’office reprend. Seule demeure une abominable odeur de brûlé, dominant le parfum de l’encens.

Dans la voiture qui le ramène, Son Altesse Impériale le grand-duc Nicolas Konstantinovitch de Russie, Grand Cordon de l’ordre de Saint-André, de l’ordre de Sainte-Anne, de l’ordre de Saint-Vladimir, de l’ordre de l’Aigle blanc de Pologne, colonel en chef du régiment de Volynski, des gardes d’Izmailovsky, chef du 4e bataillon des gardes de la famille impériale, chef du 84e régiment d’infanterie Shirvan, réfléchit. Il a dix ans, et ces titres, ces décorations, ces honneurs, il les a reçus à sa naissance. Il se demande ce qui l’a poussé à enflammer le voile de crêpe avec son cierge, sachant fort bien qu’il risquait d’interrompre dramatiquement les funérailles de sa grand-mère.

Pourtant, il aimait profondément la défunte. Aussi loin qu’il s’en souvienne, elle l’avait entouré d’une profonde tendresse et l’avait couvert de cadeaux, mais surtout elle lui avait toujours manifesté qu’elle appréciait sa compagnie. C’est lui qu’elle avait choisi, avec trois autres seulement de ses petits-fils, pour l’accompagner cinq ans plus tôt au couronnement d’Alexandre II. Le voyage dans le train impérial, l’entrée solennelle à Moscou en carrosse, les salles du Kremlin, les cortèges, les foules enthousiastes, les cérémonies où il fallait rester des heures debout, le banquet du couronnement…, de ce kaléidoscope d’émotions, il garde encore l’image sa grand-mère vêtue de brocarts d’argent, scintillante d’énormes diamants. L’hiver dernier, alors qu’elle séjournait sur la Côte d’Azur pour tenter de rétablir ses bronches, c’est lui dont elle avait réclamé la présence. Elle était déjà malade et le silence s’était abattu sur la grande villa qu’elle louait. Malgré sa faiblesse, elle avait fait l’effort de l’emmener en promenade jusqu’à Cimiez. Elle s’était efforcée de le distraire en convoquant des prestidigitateurs, des chanteurs, des musiciens, et même la fameuse dompteuse de canaris, Mlle Van der Meersch ! Le petit Nicolas lui en avait été profondément reconnaissant.

Alors pourquoi, lors de ses funérailles, une impulsion qu’il n’avait pu dominer l’avait-elle poussé à approcher la flamme du voile de crêpe ? Il tâchait de se persuader qu’il s’agissait d’un accident, mais au fond de lui-même il savait qu’il l’avait fait exprès. Peut-être par goût de la farce avait-il voulu perturber cette cérémonie trop longue, agiter ce monde trop gourmé, secouer le carcan qu’il sentait peser sur ses épaules ? Il aimait provoquer, et rien ne pouvait l’empêcher de faire ce qui lui passait par la tête. Mais surtout, comme toujours, il avait voulu attirer l’attention de sa mère.

Celle-ci est assise à côté de lui dans la voiture. Pour Nicolas, c’est la plus belle femme de la terre… Il ne conçoit pas qu’il puisse exister un être plus parfait, plus séduisant. Il ne peut s’arrêter de regarder ses larges yeux bleus, ce nez droit et fin, cette bouche minuscule, ce teint éblouissant, cette masse de cheveux auburn, cette attitude hautaine qui la rend encore plus attirante.

Nicolas la préfère les soirs de bal à la Cour. La mode exige qu’elle garde les épaules nues et la poitrine en grande partie découverte, il se grise de cette peau satinée, de ces profondeurs troublantes que mettent en valeur la taille mince et la crinoline évasée. Alexandra Iosifovna se couvre de bijoux, des perles, des diamants, des saphirs, des émeraudes, mais cet amoncellement chatoyant ne se compare même pas à son propre éclat.

Nul n’ignore que Nicolas est son préféré. Chaque fois qu’elle le voit, elle le presse contre elle, comme s’il était encore un tout petit enfant, et sur les photos, elle a toujours vis-à-vis de lui un geste possessif. Elle est fière de la beauté de son fils, fière de ses progrès en classe car ses professeurs ne cessent de vanter son intelligence, sa précocité. Tout le monde pense qu’elle le gâte trop et juge qu’elle ne devrait pas lui passer ses caprices, ses lubies, ni le favoriser si ostensiblement au détriment de ses frères et sœurs. Cependant, Nicolas aimerait la voir plus souvent...

A l’époque, une distance infinie sépare les enfants des parents, et la grande-duchesse est bien trop conventionnelle pour brusquer les usages. Elle ne voit donc Nicolas qu’à certaines heures de la journée, lorsque tuteurs et gouvernantes lui amènent ses enfants. D’autre part, elle est trop préoccupée d’elle-même. Cette beauté que toute la Cour et son fils admirent tellement requiert ses soins incessants. Elle dort avec un corset pour garder la taille fine, et elle fait découper dans l’ivoire ou l’argent la forme exquise de son pied menu pour l’offrir en cadeau à ses amis !

Et puis il y a Anikova, cette petite femme replète et rougeaude.

Elle tâche d’être discrète, mais elle est partout. Nicolas voit sa mère s’enfermer avec elle chaque jour pendant des heures, et il n’est pas question alors de la déranger. Est-elle séparée d’Anikova qu’elle la cherche des yeux ou envoie un valet de pied l’appeler. Elle ne peut se passer de cette femme, au point que Nicolas en est jaloux. Il y a des choses qu’il ne comprend pas mais qu’il sent, qu’il devine. Les membres du service d’honneur de ses parents, aides de camp, dames de compagnie, ne se gênent pas devant lui pour faire leurs commentaires : " Cette Anikova, quelle plaie ! " " Elle se prétend la fille du duc d’Angoulême ! " " Elle est folle ! " " Pas du tout, c’est une aventurière qui sait parfaitement ce qu’elle fait ! "

Lui-même entend sa mère prononcer des paroles surprenantes :

La reine Marie-Antoinette m’a fait dire par l’entremise d’Anikova que je ne devrais pas partir pour l’Allemagne en ce moment… Marie-Antoinette, n’est-ce pas cette malheureuse souveraine dont on lui a répété qu’elle était l’amie intime de son arrière-grand-mère et que les révolutionnaires français ont guillotinée ? Grâce à Anikova, Marie-Antoinette est de tous les déjeuners familiaux, jusqu’au jour où le père de Nicolas explose :

Foutaises que tout cela !

Comment osez-vous ? rétorque la grande-duchesse Alexandra empourprée de fureur.

Nicolas sent la mésentente entre ses parents. Il déteste Anikova, qu’il en rend responsable. Le spiritisme est monnaie courante à la Cour impériale russe, on fait tourner les tables chez l’empereur, chez l’impératrice, cependant Alexandra dépasse la mesure ! Cette Anikova la domine complètement. Fille du duc d’Angoulême, pensez donc, tout l’entourage impérial sait pertinemment que le fils de Charles X était impuissant ! Marie-Antoinette lui conseille… Marie-Antoinette lui ordonne… L’impératrice douairière, la belle-mère d’Alexandra, n’avait pas osé intervenir mais, sentant que sa belle-fille délaissait ses enfants pour l’aventurière, elle les avait attirés vers elle et, subtilement, avait tâché de remplacer la mère absente. C’était une des raisons de sa préférence pour son petit-fils Nicolas.

Durant les nombreux voyages de la grande-duchesse, les enfants sont laissés à la merci de ceux qui sont censés les éduquer. Des gouvernantes, des professeurs, des tuteurs, tous allemands. La dynastie, malgré son nom bien russe, est d’origine allemande. Les épouses des empereurs et des grands-ducs sont toutes allemandes. La grande-duchesse Alexandra, allemande aussi, croit en la supériorité de son pays. Constantin, Vera, Dimitri, Viaceslav, trop petits, sont encore confiés aux femmes, mais Nicolas et Olga, sa sœur cadette, sont soumis à un programme effrayant. Pas un instant de repos, de détente. Bien sûr, on ne passe pas toute la journée en salle de classe, mais les récréations, les promenades sous surveillance sont encore des moments d’entraînement intensif à différents sports. Olga s’en tire en étant carrément mauvaise élève. Les réprimandes glissent sur sa douceur inaltérable. Nicolas, lui, se montre brillant dans toutes les matières, mais on ne paraît jamais content…

" On ", c’est Mirbach, le précepteur allemand qui dirige toute l’équipe. Plus Nicolas réussit, plus l’autre grogne, exige, critique. Nicolas redouble d’efforts, sans succès. Il est épuisé, tourmenté, mais Mirbach refuse de s’en rendre compte, réprimandes et punitions pleuvent sur le surdoué. Un jour, Nicolas, privé une fois de plus de sa mère, est allé dans le bureau de son père, retenu comme toujours à Saint-Pétersbourg, pour prendre une miniature représentant la grande-duchesse. Il a pourtant des dizaines de photos d’elle, qu’il a accrochées dans sa chambre, mais cette reproduction du fameux portrait de Winterhalter le fascine.

Mirbach tombe en arrêt devant la miniature installée sur le bureau de son élève.

Comment avez-vous osé voler cet objet qui appartient à votre père ?

Je ne l’ai pas volé, je l’ai simplement emprunté durant son absence…

Mirbach ne veut rien entendre. Il s’empare du fouet qui ne le quitte jamais, force Nicolas à se déculotter devant les domestiques et le frappe violemment. Pas seulement sur les fesses mais également sur les hanches, où la douleur est terrible. Nicolas serre les lèvres au sang pour ne pas hurler, mais il ne peut contenir ses gémissements.

Passant dans le corridor, la dame d’honneur de la grande-duchesse, la comtesse von Keller, entend les cris, ouvre la porte et enregistre la scène. Cette femme de cœur s’indigne. Elle reproche à Mirbach sa sévérité excessive :

Dès le retour de la grande-duchesse, je la mettrai au courant de cette incroyable brutalité !

Sachez, comtesse, que j’exécute les instructions précises de Son Altesse Impériale.

C’est elle qui a décidé dans le détail du programme d’éducation de ses enfants, à quel châtiment ils seraient soumis, et pour quelle faute.

Je ne peux pas croire qu’elle vous ait autorisé à fouetter ce malheureux enfant !

Vous n’aurez qu’à le lui demander dès son retour.

Ne me dites pas que vous avez déjà fait subir ce traitement à un garçon de onze ans ?

Je l’applique chaque fois que le jeune grand-duc le mérite.

Le pauvre Nicolas en a profité pour s’échapper. Il a couru se blottir dans son refuge, un réduit ténébreux sous un escalier de service. Comme d’habitude Savioloff, un ancien valet de chambre de son père désormais affecté à son service, lui porte sa nourriture préférée, du pain et du thé. L’enfant s’en gave, au point de ne plus avoir faim pour le déjeuner durant lequel il refusera de manger. Personne n’y fait attention.

Personne ne l’oblige jamais à prendre une nourriture plus saine et plus variée. Personne ne s’occupe vraiment de lui.

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Nul n’ignore que Nicolas est son préféré. Chaque fois qu’elle le voit, elle le presse contre elle, comme s’il était encore un tout petit enfant, et sur les photos, elle a toujours vis-à-vis de lui un geste possessif. Elle est fière de la beauté de son fils, fière de ses progrès en classe car ses professeurs ne cessent de vanter son intelligence, sa précocité. Tout le monde pense qu’elle le gâte trop et juge qu’elle ne devrait pas lui passer ses caprices, ses lubies, ni le favoriser si ostensiblement au détriment de ses frères et sœurs. Cependant, Nicolas aimerait la voir plus souvent...

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