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1er juin 1310
N’était le silence, on pourrait croire que c’est jour de fête. Il y a foule, place de Grève, ce lundi précédant l’Ascension. Tous les habitants de la cité. Les marchands et les commis, les bourgeois et les artisans, les écoliers et les clercs, les ribaudes, les sans-feu, les gagne-deniers et les manœuvres venus louer leurs bras sur le port. La chaleur des corps pressés, leur odeur. Peaux crasseuses, souffles corrompus, mêlant leurs exhalaisons aux remugles venus de la rue des tanneurs et au parfum fangeux du fleuve. Dans les embrasures des belles demeures qui entourent la place se tiennent, debout, des dames et des gentilshommes vêtus de couleurs vives.
Les appels et les cris, les chants de force des bateliers et des portefaix se sont tus en une longue vague refluante. Derrière la rumeur de la piétaille, on ne perçoit que le claquement du bois sur la pierre – les bateaux heurtant leur panse contre la grève – et le clapot de l’eau, menu, pressé.
Tous ont les yeux rivés sur le centre de la place, où se dresse un bûcher presque semblable à ceux qu’on élève en ce même endroit pour les fêtes de carnaval et la Saint-Jean. Mais au lieu des masques dansants et des jeunes apprentis bondissant par-dessus les flammes, c’est une femme que l’on voit grimper sur ce bûcher, pieds nus à même les fagots, cheveux noirs et longue chemise plaqués au corps.
Elle est si grande, si frêle, le cou noueux au-dessus de l’échancrure de toile par laquelle on a passé sa tête. Droite pourtant. Et dure. En rien changée par les longs mois de captivité, les multiples interrogatoires, et le silence qu’elle a maintenu. Ils l’ont pris pour de l’arrogance. Elle n’avait tout simplement rien à dire. Rien qu’ils puissent comprendre.
Un peu plus loin est monté un second bûcher. Attaché au pieu, affaissé sur ses jambes, un homme, le visage meurtri. Un Juif accusé d’avoir craché sur des images de la Vierge.
Mais c’est elle que tous regardent.
Humbert se trouve à quelques mètres de là, sa haute carrure surplombant la populace. Il veut s’approcher encore. Jusqu’à voir les paupières fermées de la condamnée, et ses genoux qui saillent sous le linceul dont elle est vêtue. Il bouscule des épaules la matrone serrée contre lui, se glisse entre les groupes qu’un mouvement inconscient presse vers le cœur de la place.
Soudain, sur sa droite, il perçoit une poussée semblable à la sienne. Une silhouette menue, enveloppée d’une cape grise, se faufile entre les spectateurs.
Les voici tous deux à quelques pas du bûcher.
Le bourreau attend, torche à la main. Près de lui, un dominicain, robe blanche, manteau noir. Guillaume de Paris, l’inquisiteur. Un autre homme portant épée et chapeau à plumes. Le prévôt. Celui-ci s’avance, dépose un livre sur la paille aux pieds de la femme. Elle incline légèrement la tête, écarquille les yeux, comme étonnée.
À ce moment précis, un souffle monte du fleuve. La silhouette qui progresse parallèlement à Humbert repousse la foule, avance d’un pas résolu vers le bûcher et laisse tomber son capuchon.
Une masse de cheveux roux se déploie sur le vêtement sombre, ébouriffée par la brise.
La suppliciée tourne la tête. Semble regarder la toute jeune fille qui vient de se dévoiler, et la reconnaître.
Humbert la regarde lui aussi, stupéfait. Jamais il n’aurait imaginé la retrouver là, ni sous cet habit.
Le bourreau fait un pas vers le bûcher. Humbert baisse la tête, se détourne. Suit des yeux la rouquine, à nouveau couverte, et une autre fille, pareillement vêtue, qui l’attrape par la main et la tire brusquement. Puis, jouant des épaules, il repart vers la grève.
Bientôt, l’odeur du bois et de la chair qui se consument surpasse toutes les autres. Et le cri de la foule, excitée et compatissante, couvre le cri de l’homme sur le bûcher. Peut-être aussi celui de la femme qu’on brûle vive. Car personne ne peut exiger qu’elle soit restée silencieuse jusqu’à la fin.
Afficher en entierParis lui avait semblé un monstre. Un ogre à la robe chatoyante, d'une vitalité allègre, vigoureuse, mais l'allure écrasante et le souffle fétide.
Afficher en entierElle riait mais son projet était sérieusement pensé.
Les métiers de la soie étaient dominés par les femmes, ils faisaient partie de ces rares activités qu'elles pouvaient exercer sans être l'épouse, la sœur ou la veuve d'un maître.
Ne dépendre de personne.
Afficher en entierIl ne fait pas encore nuit, mais elle appelle sa servante pour lui demander plus de lumière, tant l'écriture irrégulière de Marguerite lui demande d'effort. Il y a une étrange contradiction entre la maîtrise de la pensée et l'envolée de la plume dont le tracé semble bousculé par un flot intérieur.
Afficher en entierAprès tout, (...) son confesseur n'y voyait pas d'inconvénient et semblait même apprécier qu'elle lui raconte ce péché qu'il considérait comme véniel. Il faut que la femme insatisfaite expulse sa semence afin de se soulager, sermonnait-il. Sinon son excès d'humidité risque de la mener à l'adultère !
Afficher en entierTrois jours durant, après l'exécution des Templiers, il ne cesse de pleuvoir. L'eau tombe du ciel en rideaux serrés, brusquement gonflés et rabattus par des rafales de vent. Le béguinage vit reclus dans ses maisons, les femmes courent à la chapelle une cape étendue au-dessus de leur tête.
Afficher en entierLa vieille béguine repose contre le jambage de la cheminée le fer avec lequel elle a ranimé les flammes, masse ses bras et ses épaules. La journée a été rude, agitée. Mais elle sait qu’il y a quelque chose à bâtir sur ces remous.
Le déséquilibre n’est pas le désordre, lui disait souvent son aïeule. Il est nécessaire à la vie. Il impulse le mouvement.
Afficher en entierLes faveurs royales ont longtemps protégé les uns et les autres. Mais à chaque instant, ces femmes inclassables ni épouses, ni nonnes, ni totalement contemplatives, ni totalement actives, ces femmes mi-chair mi-poisson, peuvent compromettre l'Ordre.
Afficher en entierIl est, bien sûr, d’autoproclamées béguines qui mènent une vie peu conforme à l’esprit apostolique. Certaines même font scandale. Des rumeurs venues des villes du Haut-Rhin parlent de sœurs s’exposant en public, prêchant d’une voix perçante dans la rue avec force mimiques, génuflexions et contorsions. Parfois aussi, certaines que l’on baptise béguines sont en réalité adeptes de mouvements hérétiques comme les Vaudois ou le Libre-Esprit. Mais quoi qu’il en soit, toute femme n’étant ni épouse ni nonne est suspecte. Surtout lorsqu’elle s’acharne à prêcher, usurpant les privilèges du clergé. Et des hommes.
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